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V

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Quel étrange spectacle aux yeux d'un être sensé que le spectacle du monde, c'est-à-dire de cette partie de la société qui, opulente, glorieuse, réservée aux nobles loisirs, est reconnue, saluée par tous, comme l'arbitre des bienséances, comme la gardienne des moeurs élégantes et de l'esprit d'honneur, et qui, dans son dédain superbe, ne tenant compte que d'elle-même, affecte de se nommer le monde par excellence: tant elle a jugé tout ce qui était en dehors d'elle indigne de son attention et de son intérêt! Quel assemblage d'inconséquences et d'anomalies! Quelle conciliation singulière de maximes et d'usages en apparence inconciliables! Avec quel art merveilleux on parvient à maintenir debout cet édifice bâti de préjugés et de mensonges, dont chaque partie est près de tomber de vétusté, et dont l'ensemble pourtant présente encore une masse assez imposante! Cette société affirme qu'elle est chrétienne; l'éducation qu'elle donne à la jeunesse destinée de génération en génération à la renouveler est de tous points, assure-t-elle, conforme aux enseignements de l'Évangile. Elle en fait gloire et feint de ne pas s'apercevoir que la parole du Christ est la réprobation sévère de l'esprit qui l'anime; car le fils du charpentier enseignait le mépris des richesses, la vanité des plaisirs, le néant des grandeurs, et le monde pratique ouvertement l'avide poursuite de tous ces faux biens, le culte aveugle de l'opinion, l'estime immodérée des honneurs et de la fortune. Cette contradiction est à tel point enracinée dans les moeurs, qu'elle ne soulève pas une difficulté, pas un doute; elle est disciplinée et ordonnée à la satisfaction de tous. La loi de l'Évangile, observée sans accommodements, serait un joug trop rude; les vices du siècle, montrés sans voiles, feraient horreur; un compromis habile a tout ménagé. On a gardé le langage de Jésus, les pompes de Satan, les oeuvres de tous deux. L'Église a ses jours, le tentateur a les siens; on n'exerce pas la charité, mais on fait l'aumône; on ne pratique pas le renoncement, mais on observe l'abstinence; on honore le duel, mais on flétrit le suicide; on court en foule à la comédie, mais on refuse la sépulture au comédien; on lapide la femme adultère, mais on porte le séducteur en triomphe. Qui ne s'étonnerait en venant à considérer avec quel pharisaïsme prodigieux le monde a su interpréter et fausser le sens de la divine Écriture? Quelle tolérance pour le vice hypocrite, quelle rigidité pour la passion sincère! Combien la coquetterie rusée et la galanterie circonspecte y trouvent peu de censeurs; mais l'amour, s'il osait s'y montrer, comme on le couvrirait d'anathèmes! L'amour? ne craignez pas de l'y voir; il en est banni comme une faiblesse ridicule; il est banni de son plus pur sanctuaire, du coeur même de la jeune fille; il y est étouffé avant de naître par la cupidité et la vaine gloire qui pervertissent tous les instincts, jusqu'au plus naturel, au plus légitime, au plus religieux de tous: le désir du bonheur dans le mariage.

Il était impossible que l'esprit sérieux, l'âme délicate, le caractère invinciblement porté à la droiture de Nélida ne fussent point froissés par ce qu'il y avait de faux dans cette société devenue la sienne. Mais la jeunesse est lente à se rendre compte de ses impressions et à les transformer en jugement. Il faut une force rare pour s'arracher au joug de la coutume. L'opinion établie semble tout naturellement l'opinion respectable, et les intelligences les plus fermes se défient d'elles-mêmes lorsqu'elles se sentent portées à franchir le cercle tracé par des mots aussi solennels que ceux de religion, de famille, d'honneur: mots trois fois saints, à l'abri desquels le monde a su placer les choses les moins dignes de vénération et de sacrifice. Aussi Nélida, surprise, incertaine, cherchait vainement à mettre d'accord ce qu'elle voyait et ce qu'elle entendait avec la voix intime de sa Conscience. Tantôt, elle se sentait attirée par des grâces si nobles qu'elles semblaient presque des vertus; tantôt elle était repoussée par des hypocrisies grossières ou des maximes d'un égoïsme cynique. Les entretiens des jeunes filles avec lesquelles elle s'était liée n'étaient qu'un commentaire plus libre des conversations du couvent, et les fades galanteries des jeunes gens au bal blessaient sa simple fierté qui n'y trouvait rien à répondre. Un ennui insurmontable la gagnait son coeur attristé se rouvrait au désir de la vie religieuse.

—Je voudrais voir madame la supérieure, dit Nélida, en entrant une après-midi, très-agitée et très-pâle, au tour du couvent de l'Annonciade.

La vieille tourière, qui ne la reconnut pas d'abord, mit ses lunettes et la regardant attentivement:

Ah! c'est vous mademoiselle Nélida, dit-elle d'un air contraint. Vous demandez mère Sainte-Élisabeth?… Elle n'y est pas; c'est-à-dire elle est malade, ajouta-t-elle avec un embarras visible; mais si vous voulez voir notre mère Saint-François Xavier, ou notre mère du Sacré-Coeur, ou notre mère de la Grâce…

Comme elle parlait ainsi, la porte intérieure s'ouvrit et Claudine parut…

—Nélida! s'écria-t-elle d'un accent qui partait des entrailles et en laissant échapper un grand portefeuille qu'elle tenait à la main.

Et, courant à Nélida, elle se jeta à son cou avec une violence qui faillit les renverser toutes deux, et la couvrit de baisers, en poussant des cris de joie.

—Mademoiselle Claudine, criait la tourière d'une voix enrouée, mademoiselle Claudine, y pensez-vous? Ramassez donc vos dessins, mademoiselle; soyez donc convenable. Mademoiselle Claudine, vous allez avoir un mauvais point. Rentrez donc en classe, mademoiselle.

Rien n'y faisait; la religieuse en était pour ses peines, quand tout à coup elle se tut et salua respectueusement en apercevant la figure du père Aimery à deux pas d'elle. La présence du prêtre fit à l'instant ce que n'avait pu faire le flux de paroles de la tourière; Claudine courut ramasser ses dessins, puis, sans lever les yeux, elle alla, confuse et muette, se cacher dans un angle obscur du vestibule. Nélida s'était approchée du révérend père.

—Vous ici! mon enfant, lui dit-il, d'un ton affectueux; il y a bien longtemps qu'on ne vous a vue. Mais ce n'est pas un reproche que je vous fais, c'est un regret que j'exprime. Je sais que nous n'avons que des éloges à vous donner depuis votre sortie du couvent.

—Mon père, dit mademoiselle de la Thieullaye, je suis venue souvent demander mère Sainte-Élisabeth; on m'a toujours répondu qu'elle ne pouvait me recevoir.

—Elle fait une tournée d'inspection dans nos maisons de province, dit le père Aimery, d'un ton bref.

—J'avais aujourd'hui surtout, mon père, un vif désir de la voir. Je voulais lui parler d'une chose dont je n'ose pas vous importuner.

—Venez, ma chère fille, dit le confesseur. Qu'y a-t-il de plus important pour moi que d'écouter mes enfants et de porter, s'il est possible, la lumière dans leur esprit? Suivez-moi à la sacristie; nous y causerons en toute liberté.

Disant cela, le père Aimery entra dans l'intérieur du couvent par une petite porte pratiquée dans la muraille, et mademoiselle de la Thieullaye le suivit après avoir fait un signe d'adieu à Claudine, qui était demeurée tout le temps immobile, clouée à sa place, les yeux fixés sur elle.

Le prêtre marchait en silence dans un couloir étroit et obscur, Nélida à quelques pas derrière lui. À mesure qu'ils approchaient de la sacristie, elle sentait son coeur battre avec inquiétude. Le courage lui manquait. Deux fois elle s'arrêta, incertaine si elle ne retournerait pas en arrière pour éviter à tout prix cet entretien où elle se trouvait engagée sans l'avoir voulu. La confession de ses fautes ne lui avait jamais causé d'effroi, mais elle éprouvait un trouble insurmontable en venant faire à un homme une confidence de jeune fille, en venant parler de mariage à un prêtre. Un instinct exquis de pudeur l'avertissait que, dans les scrupules qu'elle allait confier, et dans les conseils qu'elle allait entendre, il y aurait quelque chose qui ne serait pas dit, mais qui serait sous-entendu, et dont une femme seule aurait dû lui parler. À cette pensée, la honte lui montait au visage, et elle cherchait quelque subterfuge pour sortir de peine, quelque feinte confidence qui lui épargnât la véritable, quand le jour se fit dans le corridor; le prêtre venait d'ouvrir la porte de la sacristie et disait d'une voix que la nature avait faite rogue et sèche, mais que l'habitude rendait caressante et mielleuse: entrez, mon enfant; ici personne ne viendra nous déranger.

Rien n'était changé dans la sacristie depuis le jour où mère Sainte-Élisabeth était venue annoncer au père Aimery la vocation de mademoiselle de la Thieullaye; seulement il y faisait plus froid et plus humide encore, car on était au mois de septembre et de faibles rayons de soleil perçaient avec peine les épais vitraux. Nélida s'assit sur un tabouret que le père Aimery plaça en ligne droite à côté de son fauteuil, de façon à ce qu'ils pussent se parler sans se voir, comme au confessionnal.

—Auriez-vous froid? mon enfant, dit-il à la jeune fille, voyant qu'elle serrait sur sa poitrine sa mantille de velours; voulez-vous que je fasse demander la chaufferette de la mère tourière?

—Merci, mon père, dit Nélida, en tâchant de maîtriser le frisson qui courait dans ses membres.

—Vous ne semblez pas bien portante, mon enfant, dit le confesseur en prenant la main souple de Nélida dans sa main ridée; vous êtes soucieuse, auriez-vous quelque contrariété de famille? êtes-vous gênée dans l'exercice de votre religion?

—Nullement, dit Nélida un peu soulagée de voir que le confesseur lui épargnait par ses questions le premier embarras de la confidence; ma tante est très-bonne pour moi et me laisse une liberté entière.

—Vous ne vous ennuyez pas, je suppose, continua le révérend père; vous savez vous occuper, et d'ailleurs vous n'avez que trop de distractions probablement, dans le monde où l'on vous mène.

—Je ne m'ennuie pas, mon père. Et la main de Nélida, glacée quand le confesseur l'avait prise, devenait moite; son pouls, à peine senti d'abord, battait avec violence. Le prêtre crut comprendre.

—Vous avez peut-être, mon enfant, dit-il en ralentissant sa parole et en baissant la voix, quelque préférence, quelque inclination secrète? Auriez-vous fait un choix que vos parents désapprouvent?

—Oh non, mon père, s'écria Nélida avec vivacité; l'idée d'être soupçonnée d'un sentiment coupable lui rendait tout son courage: on veut me marier, mon père.

—Eh bien, ma chère fille, dit le confesseur avec un petit sourire à demi-malicieux et en serrant la main qu'il tenait toujours, je ne vois rien là de fort affligeant; surtout si, comme je le pense, il s'agit d'un mariage convenable, tel que vous pouvez prétendre à le faire.

—On veut me faire épouser le fils du duc de Valmer, que je n'ai jamais vu, dit Nélida.

—C'est un fort grand seigneur, reprit le père Aimery sans faire attention à la dernière partie de la phrase. Il a une fortune considérable, dit-on. Eh bien, ma chère fille, je vous fais mon compliment bien sincère. Vous le voyez, la Providence est toujours juste; elle vous récompense comme nos prières le lui demandaient chaque jour et comme vous méritez de l'être, car vous êtes une bonne et pieuse enfant, Nélida.

—Mon père, reprit la jeune fille avec hésitation et en retirant involontairement sa main de la main du prêtre, est-il donc bien, est-il permis d'épouser un homme que l'on ne connaît pas?

—Mais M. de Valmer n'est pas un inconnu, reprit le père; il a dû être facile de prendre des renseignements, et je suppose que madame votre tante n'a pas négligé de s'enquérir…

—Mais moi, interrompit Nélida, je ne l'ai jamais rencontré, mon père; je ne connais pas même son visage.

—On ne dit pas qu'il soit mal fait de sa personne, qu'il ait quelque vice qui repousse?

—Je n'ai rien entendu dire de semblable, dit Nélida; mais comment m'engager pour la vie, comment promettre de l'aimer? Sais-je si cela me sera possible?

—Vous l'aimerez, mon enfant, reprit le confesseur. Vous êtes trop sage et trop bien née pour qu'il en puisse être autrement; vous lui saurez gré du rang honorable que vous occuperez par lui dans la société et des agréments de votre vie nouvelle. S'il a des défauts, qui n'en a pas? vous les supporterez avec résignation, parce que vous êtes chrétienne, et vous vous efforcerez, par votre douceur et vos prières, de l'en corriger.

Nélida demeurait muette; qu'aurait-elle pu répondre? que savait-elle de la vie et de l'amour? Le père Aimery parla longtemps encore. Aux timides objections qu'elle hasarda il opposa d'abord la peinture des avantages qu'une position aussi élevée lui donnerait dans le monde; mais s'apercevant bientôt que des considérations de cette nature avaient peu de prise sur l'esprit grave de la jeune fille, il lui fit envisager le mariage au point de vue austère et ecclésiastique; il le lui fit voir, ainsi qu'il le voyait lui-même, des hauteurs de la théologie, et, suivant la définition du Catéchisme, comme un sacrement destiné à donner des enfants à l'Église. Habitué à considérer les joies de l'amour comme des nécessités grossières ou des égarements coupables, il attaqua de toute sa logique l'instinct secret de la jeune fille; il fut disert et érudit, sinon éloquent; il invoqua l'expérience, la raison, les pères de l'Église; il exhorta Nélida à se montrer forte, à s'élever au-dessus des misères de la chair. Il lui fit honte, comme d'une faiblesse, de cette tristesse sans cause, de cette voix de la nature qui l'avertissait, et lorsqu'il la quitta pour aller, comme d'habitude, faire la conférence des novices, il la laissa chagrine et sombre, mais résignée au sacrifice. Le projet de mariage avec le marquis de Valmer fut rompu par suite de difficultés survenues entre les notaires. Mademoiselle de la Thieullaye n'en ressentit ni joie ni peine. Elle avait pris la résolution inébranlable de se plier aux convenances dont le prêtre lui faisait une loi suprême. Elle ne se permettait plus de réfléchir. L'homme de Dieu avait parlé; elle se soumettait à cette parole comme à l'expression infaillible de la volonté divine.

Nélida; Hervé; Julien

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