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III

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Le père Aimery avait trop de pénétration pour ne pas comprendre, au langage de Nélida, que son trouble, ses langueurs et sa vocation imaginaire venaient du confus éveil de la jeunesse dans une nature chaste, d'un vague besoin d'amour qui prenait le change, et d'une sorte de faim de l'intelligence qui ne recevait pas, peut-être, tous les aliments dont elle avait besoin. Il hâta le jour de la première communion, pensant avec justesse que ce divin apaisement de l'âme amènerait, au moins pour quelque temps, le calme des sens; or, gagner du temps, pour lui, c'était tout gagner. Mademoiselle de la Thieullaye une fois rendue à sa famille, lui et son ordre cesseraient d'être responsables; on ne pourrait plus lui imputer les partis extrêmes vers lesquels la jeune enthousiaste serait, il le croyait du moins, infailliblement entraînée par son imagination romanesque. Il exigea que Nélida se mêlât beaucoup plus qu'elle ne l'avait fait jusqu'alors à la vie des pensionnaires. Toujours docile, et privée d'ailleurs depuis quelque temps des entretiens de la supérieure, qui ne venait plus la trouver dans sa cellule, mademoiselle de la Thieullaye cessa d'user des privilèges qui lui avaient été accordés, et rentra sous la règle commune.

Un matin, après l'étude, comme elle s'était un peu attardée en classe, elle s'apprêtait à rejoindre les élèves dans le jardin, et cherchait des yeux de quel côté s'étaient réunies ses compagnes habituelles, lorsque de bruyants éclats de rire, au milieu desquels il lui sembla distinguer une voix plaintive, vinrent frapper son oreille. Curieuse d'apprendre la cause d'une gaieté si expansive, elle gagna la longue allée qui coupait en deux le massif de tilleuls, et aperçut à l'extrémité une scène qui attira toute son attention. Au milieu des robes noires d'uniforme, une jeune fille, grotesquement affublée de chiffons de toutes couleurs, avait été attachée à un arbre. La parure bizarre et les étranges contorsions de la pauvre maltraitée produisaient chez ses compagnes ces explosions de joie qui se renouvelaient à chaque minute. Nélida, sans rien comprendre encore à ce jeu cruel, voyait de loin la pantomime animée des pensionnaires et leur danse autour de l'arbre.

—Que signifie cela? demanda-t-elle à une jeune fille qui passait en courant.

—Chut! répondit celle-ci en s'arrêtant un instant: n'allez pas nous trahir; la surveillante a été appelée au parloir; on a oublié de la remplacer, et nous en profitons pour nous amuser divinement. Je cours au vestiaire pour ramasser encore quelques châles; nous avons habillé Claudine en reine de Saba; elle pleure, elle hurle, que c'est une bénédiction; jamais elle n'a été si drôle; elle a commencé par vouloir se débattre, mais elle n'était pas la plus forte, et nous l'avons solidement attachée au grand tilleul; à présent nous lui présentons des bouquets de chardons, et nous lui chantons des litanies improvisées.

Et la pensionnaire se mit à chanter en s'éloignant: «Bécasse mystique, tour de pain d'épice, reine des imbéciles…»

Révoltée de cette profanation et saisie de pitié pour la victime de ces méchants coeurs, Nélida pressa le pas et fut bientôt en vue de la bande joyeuse qui s'arrêta soudain à son approche. On avait au pensionnat un respect involontaire pour mademoiselle de la Thieullaye.

—En vérité, mesdemoiselles, dit-elle en s'adressant aux danseuses interdites, vous avez choisi là un passe-temps qui ne vous fait guère honneur.

Personne ne souffla mot. C'étaient de grandes filles de quinze à seize ans qui s'amusaient ainsi. Nélida alla droit à la désolée Claudine, défit, non sans peine, les cordes dont on l'avait liée, arracha les oripeaux qui la couvraient, et, la prenant par le bras, elle l'emmena en déclarant que si rien de pareil se renouvelait, bien qu'elle détestât la délation, elle avertirait la supérieure et le père Aimery. Un silence général fut la seule réponse des pensionnaires.

Lorsque Nélida fut un peu éloignée, la jeune fille qu'elle venait de soustraire à ces cruelles bouffonneries s'arrêta tout à coup, se jeta à ses pieds, embrassa ses genoux et fondit en larmes. Claudine de Montclair était, depuis son entrée au couvent, le jouet favori des élèves. C'était une douce enfant, aux trois quarts idiote. Elle avait eu, à l'âge de dix ans, une fièvre cérébrale dont elle n'avait guéri que par des moyens violents, et depuis ce temps elle était restée dans un état d'hébétement dont rien n'avait encore pu la tirer. Ses parents l'avaient mise au couvent, espérant que le changement de lieu et l'émulation de la vie commune agiraient favorablement sur son esprit; mais son mal n'avait fait qu'empirer. En butte à la malignité de ses compagnes, qui prenaient plaisir à augmenter la confusion de son faible cerveau, intimidée, ahurie, elle devenait de jour en jour moins capable de discernement, et la dernière lueur de raison eût bientôt achevé de s'éteindre en elle si, comme nous venons de le voir, Nélida ne l'eût délivrée et ne se fût hautement déclarée sa protectrice.

Dire les transports de Claudine et les étranges manifestations de sa reconnaissance ne serait pas chose facile. Plus son intelligence était obstruée, plus son coeur semblait susceptible de dévouement. Elle s'attacha à Nélida comme un chien fidèle; elle la suivait partout, ne la quittait pas du regard, épiait ses moindres gestes et lui rendait avec orgueil des services d'esclave. Un jour, à la procession du saint-sacrement, voyant que l'on effeuillait des roses au-devant du prêtre, elle se persuada que c'était là la plus grande marque de vénération que l'on pût donner à ceux que l'on aimait; et dès lors Nélida ne fit plus un pas dans le jardin sans que Claudine, munie d'un énorme bouquet qu'elle se faisait envoyer chaque jour par ses parents empressés à lui complaire, ne jetât sous les pas de sa bienfaitrice des jasmins, des tubéreuses, des oeillets, les plus belles fleurs de la saison, ivre de contentement quand Nélida ne pouvait s'empêcher de sourire.

Peu à peu, en ne se rebutant pas de causer avec elle comme si elle eût été en état de tout comprendre, mademoiselle de la Thieullaye crut apercevoir que la pauvre intelligence égarée faisait halte et semblait chercher à se reconnaître. Claudine avait souvent montré un goût très-vif pour la musique. Sa voix était juste et fraîche; elle qui n'avait de mémoire pour rien, elle retenait et chantait avec une fidélité surprenante des airs qu'elle saisissait à la première audition. Nélida se dit qu'il fallait frayer à cet esprit encore si débile des pentes insensibles, des routes fleuries où la pensée ne rencontrât point de choc; elle multiplia les leçons de musique, fit admettre Claudine dans les choeurs de la chapelle, et flatta son amour-propre par des louanges à dessein fort exagérées. Au bout de six mois, elle avait obtenu des progrès surprenants et ne désespérait pas de rendre sa chère idiote complétement à la raison, lorsque le jour vint où elle dut renoncer à cette oeuvre pieuse, quitter le couvent et entrer dans une vie inconnue, redoutée, où elle-même allait avoir un si grand besoin de guide et d'appui.

Nélida; Hervé; Julien

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