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I

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Quatre ans avaient passé. Nélida était entrée au couvent de l'Annonciade pour y faire sa première communion, retardée d'année en année par un état de langueur presque constant, qui avait donné de sérieuses inquiétudes. Elle devait rester dans le pensionnat que dirigeaient les dames de l'Annonciade jusqu'à ce qu'elle eût accompli ses dix-huit ans; c'était l'âge fixé à l'avance pour son mariage. La vicomtesse d'Hespel était complétement sous le joug des idées reçues dans le monde. Elle ne voyait dans l'union conjugale qu'un établissement qui donnait aux femmes un rang dans la société; le mariage était à ses yeux une affaire plus ou moins avantageuse, dont les chances ne pouvaient et ne devaient se calculer que la plume à la main, dans une étude de notaire. Pensant, non sans raison, que mademoiselle de la Thieullaye, héritière d'une fortune considérable, serait recherchée par les meilleurs partis aussitôt que l'on annoncerait l'intention de lui donner un époux, elle en avait conclu qu'elle pouvait sans scrupule s'épargner l'embarras de la conduire au bal pendant plusieurs hivers, la vicomtesse préférant, et de beaucoup, y aller encore pour son propre compte. Nélida ignorait ses projets; mais, les eût-elle connus, elle ne s'en fût point affectée; elle était d'humeur douce et soumise, accoutumée à un respect instinctif, et n'avait encore jamais songé à se rendre compte ni de ses goûts ni de ses désirs. Elle entra donc sans répugnance au couvent, et bientôt même, sans oser se l'avouer, s'y trouva plus heureuse qu'elle ne l'avait été dans la maison de sa tante.

Il y a dans la vie des communautés religieuses un charme solennel qui attire et séduit les imaginations vives. Toutes ces existences confondues en une seule existence, cette règle cachée sous laquelle tout ploie, le silence sur toutes les lèvres, l'obéissance, ce silence de la volonté, dans tous les coeurs; de jeunes femmes, enveloppées de deuil, qui chantent d'une voix suave de funèbres cantiques, les sons puissants de l'orgue vibrant sous des mains timides; toutes les sévérités de la religion voilées d'une grâce touchante; je ne sais quel mélange inexprimable enfin de joie et de tristesse, d'humilité et d'extase, qui se révèle sur des visages d'une placidité mélancolique, tout cela captive les sens émus et s'empare du coeur comme par surprise. Nélida, plus qu'une autre, devait se laisser pénétrer de cette poésie du cloître. Douée d'une organisation exquise, elle avait l'âme croyante, prédisposée aux ardeurs mystiques. La douce enfant que nous avons vue, en un beau jour de juin, aussi blanche que les nénuphars, aussi souple que les roseaux de l'étang d'Hespel, la craintive révoltée qui courait par la campagne avec un garçon sans peur et sans vergogne, est devenue une jeune fille calme et grave, d'une merveilleuse beauté; mais les roses du printemps ne sont point écloses sur sa joue; le sourire de la confiante jeunesse n'entr'ouvre pas sa lèvre sérieuse; sa démarche est languissante; son accent plein de larmes; sa paupière, lente à se lever, laisse échapper des regards abattus qui semblent, chargés de tristes pressentiments, demander grâce au destin; on dirait que toutes ses facultés inclinent vers la douleur.

Devinant avec le coup d'oeil d'une femme et d'une religieuse ce qu'il y avait de susceptibilités délicates dans la frêle créature qui lui était confiée, la supérieure du couvent la prit en quelque sorte sous sa tutelle, et, au lieu de la faire coucher au dortoir, elle lui fit préparer, voisine de la sienne, une cellule qu'on arrangea par ses ordres avec un soin inusité. Le lit en bois d'acajou fut abrité sous des rideaux de mousseline; un morceau de tapisserie, bien étroit et bien mince à la vérité, de peur de scandaliser les soeurs converses peu habituées à voir de pareilles recherches, fut étendu au pied du lit, afin que la jeune fille put s'y agenouiller matin et soir, sans trop sentir le froid contact des dalles; au chevet, la supérieure suspendit elle-même un crucifix d'ivoire d'un travail précieux; vis-à-vis, une Vierge d'après Raphaël orna la muraille nue; chose inouïe dans la sévérité d'un monastère, la religieuse fit apporter du jardin et placer au-dessous de la sainte image, comme pour la mieux honorer, deux plantes de bruyère blanche, qu'elle ordonna de renouveler aussitôt qu'on les verrait se flétrir. Une table avec un miroir de toilette et deux chaises en bois de figuier complétaient l'ameublement de la cellule; son unique fenêtre ouvrait sur un quinconce de tilleuls, alors en pleine floraison, d'où s'exhalait le plus suave parfum.

En installant Nélida dans ce petit réduit, la supérieure lui remit la clef d'une armoire où se trouvaient réunis une trentaine de volumes qui ne faisaient point partie de la bibliothèque du pensionnat. C'était un trésor secret, un choix trop bien approprié aux dispositions rêveuses de la jeune fille, de ces auteurs plus fervents qu'orthodoxes, plus séduits que convaincus, qui n'ont cherché dans la doctrine que les sucs propres à distiller le miel; qui n'ont vu dans l'Évangile que les parfums de Madeleine ou la blonde tête de Jean reposant sur le sein ému du Christ, et qui parlent, imprudents, le langage amolli des tendresses humaines pour exprimer les ardeurs du divin amour qui les consume. Nélida profita avec bonheur de la liberté qu'on lui laissait. L'attrait tout nouveau pour elle de ces livres brûlants, ces voluptés de l'extase et du ravissement en Dieu offertes ainsi tout d'un coup sans préparation, sans contre-poids, à son imagination avide et aux instincts de sa jeunesse qui commençaient à s'éveiller, causèrent un grand ravage dans son esprit, Les effusions dithyrambiques des Thérèse, des Chantal, des Liguori, dans le sein de l'époux ou de l'ami céleste, firent sur elle l'effet d'une musique enivrante qui plonge l'âme et les sens en des songes délicieux. Bientôt elle s'absorba dans ces lectures au point de prendre en un dégoût mortel les études de la classe et le caquet des pensionnaires. Elle n'avait pas trouvé d'ailleurs, parmi ces dernières, une seule jeune fille vers laquelle elle se sentît attirée. La plupart étaient des demoiselles nobles et riches comme elle, mais aussi pleines de morgue, aussi entichées de leur noblesse et de leur fortune qu'elle l'était peu elle-même. Toutes se voyaient au couvent à regret, souhaitaient impatiemment d'en sortir, et ne s'entretenaient, dans leurs épanchements vaniteux, que des somptuosités de la maison paternelle et des plaisirs sans nombre qui les y attendaient.

La supérieure venait presque chaque jour, à l'issue du dernier office, s'asseoir auprès du lit de Nélida déjà couchée, et causait avec elle, tantôt de la première communion qui approchait, tantôt des dangers du monde où la jeune fille allait vivre, tantôt enfin de ses lectures dont elle lui expliquait les symboles et le sens caché à un point de vue d'une rare élévation, avec un don particulier de persuasion et d'éloquence. De jour en jour, la religieuse prenait un intérêt plus vif à son élève qui, de son côté, s'attachait à elle avec passion. Mère Sainte-Élisabeth, c'est ainsi qu'on l'appelait, avait porté dans le monde un nom illustre, et, sous l'humilité de la robe de bure et du bandeau de lin, il était facile de reconnaître encore en elle cette habitude d'ascendant involontaire que donnent aux femmes une grande naissance et une grande beauté. Elle n'était pourtant plus belle, quoiqu'elle comptât trente ans à peine; elle avait trop souffert. L'ovale de son visage eût été d'une pureté parfaite, mais le chagrin avait miné ses joues; son nez droit et fier, les contours fins de sa lèvre pâlie rappelaient les plus nobles formes de la statuaire; mais ses yeux noirs, ardents et secs, étaient très-enfoncés dans leur orbite, et son front était sillonné de rides qui se creusaient d'une manière effrayante au moindre froncement de ses épais sourcils; tout en elle portait la trace d'une lutte violente de passions dominées plutôt qu'apaisées. Lorsqu'elle allait au choeur, grande et un peu ployée sous ses longs voiles noirs, sa croix d'argent brillant sur sa poitrine, on éprouvait en la voyant un sentiment mélangé de respect, d'étonnement, de curiosité et de crainte; on sentait là une force cachée qui attirait et repoussait tout à la fois; il semblait qu'on eût la révélation d'une grande destinée brisée.

Un soir, rentrant à une heure plus avancée que de coutume, après une visite de surveillance dans les dortoirs, elle aperçut de la lumière dans la chambre de Nélida. Irritée de cette désobéissance et de l'abus que faisait la jeune fille des privilèges qu'on lui accordait, elle entra vivement chez elle pour lui reprocher, avec sévérité cette fois, une veille prolongée si au delà de l'heure permise; mais un spectacle inattendu fit évanouir sa colère. Nélida, dans sa robe de nuit, était agenouillée au pied du crucifix, les mains jointes, les yeux levés, le visage baigné de larmes. Ses cheveux dénoués tombaient en larges ondes sur son vêtement blanc; ses deux pieds nus passaient à demi sous les chastes plis qui l'enveloppaient tout entière; une petite lampe posée à terre l'éclairait d'une lueur vacillante, et dessinait sa silhouette incertaine sur le fond sombre de la cellule; on eût dit l'une des Marie éplorée auprès du sépulcre vide, ou l'un de ces anges contristés par les péchés de l'homme, tels qu'ils apparaissaient, à Florence, dans l'église de Saint-Marc, au bienheureux frère de Fiesole. Mère Sainte-Élisabeth demeura immobile et contempla longtemps l'enfant de ses prédilections, si absorbée dans l'ardente prière qu'elle ne voyait et n'entendait rien autour d'elle; puis, saisie de respect à la pensée de l'union mystérieuse qui s'accomplissait là entre une âme sans tache et le Dieu d'amour, la religieuse ploya les genoux; et alors, pendant plusieurs minutes, ces deux femmes, dont l'une avait renoncé à toutes ses espérances terrestres, tandis que l'autre posait à peine le pied sur le seuil de la vie, firent monter vers le ciel la même prière.

Toutes deux se levèrent au même moment, et, sans proférer une parole, elles se jetèrent dans les bras l'une de l'autre.—Qu'avez-vous? dit enfin mère Sainte-Élisabeth du ton le plus compatissant, oubliant qu'elle était venue là pour faire des reproches; pourquoi vous trouvé-je ainsi toute en pleurs? Auriez-vous quelque chagrin que j'ignore? Me cacheriez-vous quelque chose, Nélida?

—Rien au monde, ma mère, reprit la jeune fille avec un accent de vérité convaincant.

—Mais ces larmes, cette prière, si avant dans la nuit?

—Je souffre, ma mère, reprit l'enfant; je souffre beaucoup.

—Pourquoi ne pas me le dire plus tôt? Pourquoi ne pas me confier vos peines?

La religieuse s'était assise auprès du lit; Nélida se mit à ses pieds, et, prenant une de ses mains dans les siennes, elle y imprima ses lèvres brûlantes.

—Seriez-vous ici à regret? continua mère Sainte-Élisabeth, voyant que la jeune fille gardait le silence.

—Pouvez-vous le penser? répondit Nélida. Toute ma crainte, au contraire, est d'en sortir trop tôt. Le monde me fait peur; j'éprouve à l'idée d'y entrer une appréhension inexplicable; il me semble certain que j'y offenserai Dieu et que j'y perdrai mon âme. J'entends sans cesse au dedans de moi une voix lugubre qui me dit que je dois mourir… mourir, ou bien… mais je n'ose achever.

—Dites, mon enfant, reprit la supérieure en serrant la main de Nélida dans sa main amaigrie.

—Ou bien, ma mère, ne jamais vous quitter, ne jamais voir le monde; prendre le voile.

—Gardez-vous d'une telle démence! s'écria la supérieure d'une voix vibrante.

Nélida la regarda avec surprise.

Vous pensez donc, ma mère, que je ne suis pas digne…

—Enfant, reprit mère Sainte-Élisabeth, sans lui laisser le temps d'achever, vous ne savez pas ce que c'est que la vie du cloître! Et elle fit à la jeune fille, qui se suspendait à sa parole, un tableau si morne, si désolé, si pathétique et si profondément vrai de la vie claustrale, de sa monotonie, de ses dégoûts, de ses petitesses inévitables, que l'enfant frissonna et qu'une question bien simple, mais à laquelle la religieuse n'avait pas songé sans doute, vint à ses lèvres:

—Vous êtes donc bien malheureuse, ma mère?

Mère Sainte-Élisabeth tressaillit des pieds à la tête.

—Je suis ce qu'il plaît à Dieu, répondit-elle en se levant brusquement, peu importe. Mais, mon enfant, il est insensé à moi de vous faire veiller ainsi; votre tête s'exalte, votre corps s'épuise, vous vous forgez des chimères. Demain il faudra voir le père Aimery et vous mettre, plus entièrement encore que par le passé, sous sa direction. C'est un homme plein de sagesse et de prudence; il saura mieux que moi vous donner des conseils salutaires et rendre la paix à votre âme inquiète.

Disant cela, mère Sainte-Élisabeth s'achemina vers la porte de la cellule, en faisant signe à Nélida de ne pas la suivre.

Ni l'une ni l'autre ne put trouver un instant de sommeil pendant le reste de la nuit.

Nélida; Hervé; Julien

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