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La jeune femme se mit à rire:


--C'est ceux d'hier. Ils s'étaient perdus dans la forêt,

je les ai mis au frais dans la cave.


Et elle conta l'aventure, comment elle les avait effrayés

[5] avec des coups de revolver et enfermés dans le caveau.


Le vieux toujours grave demanda:


--Qué que tu veux que j'en fassions à c't'heure?


Elle répondit:


--Va quérir M. Lavigne avec sa troupe. Il les fera

[10] prisonniers. C'est lui qui sera content.


Et le père Pichon sourit:


--C'est vrai qu'i sera content.


Sa fille reprit:


~-T'as de la soupe, mange-la vite et pi repars.


[15] Le vieux garde s'attabla, et se mit à manger la soupe

après avoir posé par terre deux assiettes pleines pour ses

chiens.


Les Prussiens, entendant parler, s'étaient tus.


L'Échasse repartit un quart d'heure plus tard. Et

[20] Berthine, la tête dans ses mains, attendit.


Les prisonniers recommençaient à s'agiter. Ils criaient

maintenant, appelaient, battaient sans cesse de coups de

crosse furieux la trappe inébranlable.


Puis ils se mirent à tirer des coups de fusil par le soupirail,

[25] espérant sans doute être entendus si quelque détachement

allemand passait dans les environs.


La forestière ne remuait plus; mais tout ce bruit l'énervait,

l'irritait. Une colère méchante s'éveillait en elle;

elle eût voulu les assassiner, les gueux, pour les faire taire.


[30] Puis son impatience grandissant, elle se mit à regarder

l'horloge, à compter les minutes.


Le père était parti depuis une heure et demie. Il avait

atteint la ville maintenant. Elle croyait le voir. Il racontait

la chose à M. Lavigne, qui pâlissait d'émotion et

sonnait sa bonne pour avoir on uniforme et ses armes;

[5] Elle entendait, lui semblait-il, le tambour courant par les

rues. Les têtes effarées apparaissaient aux fenêtres. Les

soldats citoyens sortaient de leurs maisons, à peine vêtus,

essoufflés, bouclant leurs ceinturons, et partaient, au pas

gymnastique, vers la maison du commandant.


[10] Puis la troupe, l'Échasse en tête, se mettait en marche,

dans la nuit, dans la neige, vers la forêt.


Elle regardait l'horloge. «Ils peuvent être ici dans une

heure.»


Une impatience nerveuse l'envahissait. Les minutes

[15] lui paraissaient interminables. Comme c'était long!


Enfin, le temps qu'elle avait fixé pour leur arrivée fut

marqué par l'aiguille.


Et elle ouvrit de nouveau la porte, pour les écouter

venir. Elle aperçut une ombre marchant avec

[20] précaution. Elle eut peur, poussa un cri. C'était son

père.


Il dit:


--Ils m'envoient pour voir s'il n'y a rien de changé.


--Non, rien.


[25] Alors, il lança à son tour, dans la nuit, un coup de sifflet

strident et prolongé. Et, bientôt, on vit une chose brune

qui s'en venait, sous les arbres, lentement: l'avant-garde

composée de dix hommes.


L'Échasse répétait à tout instant:


[30]--Passez pas devant le soupirail.


Et les premiers arrivés montraient aux nouveaux venus

le soupirail redouté.


Enfin le gros de la troupe se montra, en tout deux cents

hommes, portant chacun deux cents cartouches.


M. Lavigne, agité, frémissant, les disposa de façon à cerner

de partout la maison en laissant un large espace libre

[5] devant le petit trou noir, au ras du sol, par où la cave

prenait de l'air.


Puis il entra dans l'habitation et s'informa de la force

et de l'attitude de l'ennemi, devenu tellement muet qu'on

aurait pu le croire disparu, évanoui, envolé par le soupirail.


[10] M. Lavigne frappa du pied la trappe et appela:


--Monsieur l'officier prussien?


L'Allemand ne répondit pas.


Le commandant reprit:


--Monsieur l'officier prussien?


[15] Ce fut en vain. Pendant vingt minutes il somma cet

officier silencieux de se rendre avec armes et bagages, en

lui promettant la vie sauve et les honneurs militaires pour

lui et ses soldats. Mais il n'obtint aucun signe de consentement

ou d'hostilité. La situation devenait difficile.


[20] Les soldats-citoyens battaient la semelle dans la neige,

se frappaient les épaules à grands coups de bras, comme

font les cochers pour s'échauffer, et ils regardaient le

soupirail avec une envie grandissante et puérile de passer

devant.


[25] Un d'eux, enfin, se hasarda, un nommé Potdevin qui

était très souple. Il prit son élan et passa en courant

comme un cerf. La tentative réussit. Les prisonniers

semblaient morts.


30 ~~Y a personne.


Et un autre soldat traversa l'espace libre devant le trou

dangereux. Alors ce fut un jeu. De minute en minute, un


homme se lançant, passait d'une troupe dans l'autre

comme font les enfants en jouant aux barres, et il lançait

derrière lui des éclaboussures de neige tant il agitait vivement

les pieds. On avait allumé, pour se chauffer, de

[5] grands feux de bois mort, et ce profil courant du garde

national apparaissait illuminé dans un rapide voyage du

camp de droite au camp de gauche.


Quelqu'un cria:


--A toi, Maloison.


[10] Maloison était un gros boulanger dont le ventre donnait

à rire aux camarades.


Il hésitait. On le blagua. Alors, prenant son parti il

se mit en route, d'un petit pas gymnastique régulier et

essoufflé, qui secouait sa forte bedaine.


[15] Tout le détachement riait aux larmes. On criait pour

l'encourager:


--Bravo, bravo, Maloison!


Il arrivait environ aux deux tiers de son trajet quand

une flamme longue, rapide et rouge, jaillit du soupirail.

[20] Une détonation retentit, et le vaste boulanger s'abattit

sur le nez avec un cri épouvantable.


Personne ne s'élança pour le secourir. Alors on le vit se

trainer à quatre pattes dans la neige en gémissant, et,

quand il fut sorti du terrible passage, il s'évanouit.


[25] Il avait une balle dans le gras de la cuisse, tout en haut.

Après la première surprise et la première épouvante, un

nouveau rire s'éleva.


Mais le commandant Lavigne apparut sur le seuil de

la maison forestière. Il venait d'arrêter son plan d'attaque.


[30] Il commanda d'une voix vibrante:


--Le zingueur Planchut et ses ouvriers.


Trois hommes s'approchèrent.


~-Descellez les gouttières de la maison.


Et en un quart d'heure on eut apporté au commandant

vingt mètres de gouttières.


[5] Alors il fit pratiquer, avec mille précautions de prudence,

un petit trou rond dans le bord de la trappe, et, organisant

un conduit d'eau de la pompe à cette ouverture, il déclara

d'un air enchanté:


--Nous allons offrir à boire à messieurs les Allemands.


[10] Un hurrah frénétique d'admiration éclata suivi de

hurlements de joie et de rires éperdus. Et le commandant

organisa des pelotons de travail qui se relayeraient de

cinq minutes en cinq minutes. Puis il commanda:


--Pompez.


[15] Et le volant de fer ayant été mis en branle, un petit

bruit glissa le long des tuyaux et tomba bientôt dans la

cave, de marche en marche, avec un murmure de cascade,

un murmure de rocher à poissons rouges.


On attendit.


[20] Une heure s'écoula, puis deux, puis trois.

Le commandant fiévreux se promenait dans la cuisine,

collant son oreille à terre de temps en temps, cherchant à

deviner ce que faisait l'ennemi, se demandant s'il allait

bientôt capituler.


[25] Il s'agitait maintenant, l'ennemi. On l'entendait remuer

les barriques, parler, clapoter.


Puis, vers huit heures du matin, une voix sortit du

soupirail:


--Ché foulé parlé à monsieur l'officier français.


[30] Lavigne répondit, de la fenêtre, sans avancer trop la

tête:


--Vous rendez-vous?


--Che me rends.


--Alors passez les fusils dehors.


Et on vit aussitôt une arme sortir du trou et tomber

dans la neige, puis deux, trois, toutes les armes. Et la

[5] même voix déclara:


--Che n'ai blus. Tépêchez-fous. Ché suis noyé.


Le commandant commanda:


--Cessez.


Le volant de la pompe retomba immobile.


[10] Et, ayant empli la cuisine de soldats qui attendaient,

l'arme au pied, il souleva lentement la trappe de chêne.


Quatre têtes apparurent trempées, quatre têtes blondes

aux longs cheveux pâles, et on vit sortir, l'un après l'autre,

les six Allemands grelottants, ruisselants, effarés.


[15] Ils furent saisis et garrottés. Puis, comme on craignait

une surprise, on repartit tout de suite, en deux convois,

l'un conduisant les prisonniers et l'autre conduisant

Maloison sur un matelas posé sur des perches.


Ils rentrèrent triomphalement dans Rethel.


[20] M. Lavigne fut décoré pour avoir capturé une avant-garde

prussienne, et le gros boulanger eut la médaille

militaire pour blessure reçue devant l'ennemi.


LE BAPTÊME

A Guillemet


Devant la porte de la ferme, les hommes endimanchés

attendaient. Le soleil de mai versait sa claire lumière sur

les pommiers épanouis, ronds comme d'immenses bouquets

blancs, roses et parfumés, et qui mettaient sur la cour

[5] entière un toit de fleurs. Ils semaient sans cesse autour

d'eux une neige de pétales menus, qui voltigeaient et

tournoyaient en tombant dans l'herbe haute, où les pissenlits

brillaient comme des flammes, où les coquelicots

semblaient des gouttes de sang.


[10] Une truie somnolait sur le bord du fumier, le ventre

énorme, les mamelles gonflées, tandis qu'une troupe de

petits porcs tournait autour, avec leur queue roulée comme

une corde.


Tout à coup, là-bas, derrière les arbres des fermes,

[15] la cloche de l'église tinta. Sa voix de fer jetait dans le

ciel joyeux son appel faible et lointain. Des hirondelles

filaient comme des flèches à travers l'espace bleu qu'enfermaient

les grands hêtres immobiles. Une odeur d'étable

passait parfois, mêlée au souffle doux et sucré des

[20] pommiers.


Un des hommes debout devant la porte se tourna vera

la maison et cria:


--Allons, allons, Mélina, v'là que ça sonne!


Il avait peut-être trente ans. C'était un grand paysan,

[25] que les longs travaux des champs n'avaient point encore

courbé ni déformé. Un vieux, son père, noueux comme un


tronc de chêne, avec des poignets bossués et des jambes

torses, déclara:


--Les femmes, c'est jamais prêt, d'abord.


Les deux autres fils du vieux se mirent à rire, et l'un,

[5] se tournant vers le frère ainé, qui avait appelé le premier,

lui dit:


--Va les quérir, Polyte. All' viendront point avant

midi.


Et le jeune homme entra dans sa demeure.


[10] Une bande de canards arrêtée près des paysans se mit à

crier en battant des ailes; puis ils partirent vers la mare

de leur pas lent et balancé.


Alors, sur la porte demeurée ouverte, une grosse femme

parut qui portait un enfant de deux mois, Les brides

[15] blanches de son haut bonnet lui pendaient sur le dos,

retombant sur un châle rouge, éclatant comme un incendie,

et le moutard, enveloppé de linges blancs, reposait sur le

ventre en bosse de la garde.


Puis la mère, grande et forte, sortit à son tour, à peine

[20] âgée de dix-huit ans, fraîche et souriante, tenant le bras

de son homme. Et les deux grand'mères vinrent ensuite,

fanées ainsi que de vieilles pommes, avec une fatigue

évidente dans leurs reins forcés, tournés depuis longtemps

par les patientes et rudes besognes. Une d'elles était

[25] veuve; elle prit le bras du grand-père, demeuré devant la

porte, et ils partirent en tête du cortège, derrière l'enfant

et la sage-femme. Et le reste de la famille se mit en route

à la suite. Les plus jeunes portaient des sacs de papier

pleins de dragées.


[30] Là-bas, la petite cloche sonnait sans repos, appelant de

toute sa force le frêle marmot attendu. Des gamins

montaient sur les fossés; des gens apparaissaient aux


barrières; des filles de ferme restaient debout entre deux

seaux pleins de lait qu'elles posaient à terre pour regarder

le baptême.


Et la garde, triomphante, portait son fardeau vivant,

[5] évitait les flaques d'eau dans les chemins creux, entre les

talus plantés d'arbres. Et les vieux venaient avec cérémonie,

marchant un peu de travers, vu l'âge et les douleurs;

et les jeunes avaient envie de danser, et ils regardaient les

filles qui venaient les voir passer; et le père et la mère

[10] allaient gravement, plus sérieux, suivant cet enfant qui

les remplacerait, plus tard, dans la vie, qui continuerait

dans le pays leur nom, le nom des Dentu, bien connu par

le canton.


Ils débouchèrent dans la plaine et prirent à travers les

[15] champs pour éviter le long détour de la route.


On apercevait l'église maintenant, avec son clocher

pointu. Une ouverture le traversait juste au-dessous du

toit d'ardoises; et quelque chose, remuait là-dedans, allant

et venant d'un mouvement vif, passant et repassant

[20] derrière l'étroite fenêtre. C'était la cloche qui sonnait

toujours, criant au nouveau-né de venir, pour la première

fois, dans la maison du Bon Dieu.


Un chien s'était mis à suivre. On lui jetait des dragées,

il gambadait autour des gens.


[25] La porte de l'église était ouverte. Le prêtre, un grand

garçon à cheveux rouges, maigre et fort, un Dentu aussi,

lui, oncle du petit, encore un frère du père, attendait

devant l'autel. Et il baptisa suivant les rites son neveu

Prosper-César, qui se mit à pleurer en goûtant le sel

[30] symbolique.


Quand la cérémonie fut achevée, la famille demeura sur

le seuil pendant que l'abbé quittait son surplis; puis on se


remit en route. On allait vite maintenant, car on pensait

au diner. Toute la marmaille du pays suivait, et, chaque

fois qu'on lui jetait une poignée de bonbons, c'était une

mêlée furieuse, des luttes corps à corps, des cheveux arrachés;

[5] et le chien aussi se jetait dans le tas pour ramasser

les sucreries, tiré par la queue, par les oreilles, par les

pattes, mais plus obstiné que les gamins.


La garde un peu lasse, dit à l'abbé qui marchait auprès

d'elle:


[10]--Dites donc, m'sieu le curé, si ça ne vous opposait

pas de m'tenir un brin vot'neveu pendant que je m'dégourdirai.

J'ai quasiment une crampe dans les estomacs.


Le prêtre prit l'enfant, dont la robe blanche faisait une

grande tache éclatante sur la soutane noire, et il l'embrassa,

[15] gêné par ce léger fardeau, ne sachant comment le tenir,

comment le poser. Tout le monde se mit à rire. Une des

grand'mères demanda de loin:


--Ça ne t'fait-il point deuil, dis, l'abbé, qu'tu n'en

auras jamais comme ça?


[20] Le prêtre ne répondit pas. Il allait à grandes enjambées,

regardant fixement le moutard aux yeux bleus, dont

il avait envie d'embrasser encore les joues rondes. Il n'y

tint plus, et, le levant jusqu'à son visage, il le baisa

longuement.


[25] Le père cria:


--Dis donc, curé, si t'en veux un, t'as qu'à le dire.


Et on se mit à plaisanter, comme plaisantent les gens

des champs.


Dès qu'on fut assis à table, la lourde gaieté campagnarde

[30] éclata comme une tempête. Les deux autres fils allaient

aussi se marier; leurs fiancées étaient là, arrivées seulement

pour le repas; et les invités ne cessaient de lancer des


allusions à toutes les générations futures que promettaient

ces unions.


C'étaient des gros mots, fortement salés, qui faisaient

ricaner les filles rougissantes et se tordre les hommes. Ils

[5] tapaient du poing sur la table, poussaient des cris. Le

père et le grand-père ne tarissaient point en propos polissons.

La mère souriait; les vieilles prenaient leur part de

joie et lançaient aussi des gaillardises.


Le curé, habitué à ces débauches paysannes, restait tranquille,

[10] assis à côté de la garde, agaçant du doigt la petite

bouche de son neveu pour le faire rire. Il semblait surpris

par la vue de cet enfant, comme s'il n'en avait jamais

aperçu. Il le considérait avec une attention réfléchie,

avec une gravité songeuse, avec une tendresse inconnue,

[15] singulière, vive et un peu triste, pour ce petit être fragile

qui était le fils de son frère.


Il n'entendait rien, il ne voyait rien, il contemplait

l'enfant. Il avait envie de le prendre encore sur ses genoux,

car il gardait, sur sa poitrine et dans son coeur, la sensation

[20] douce de l'avoir porté tout à l'heure, en revenant de l'église.

Il restait ému devant cette larve d'homme comme devant

un mystère ineffable auquel il n'avait jamais pensé, un

mystère auguste et saint, l'incarnation d'une âme nouvelle,

le grand mystère de la vie qui commence, de l'amour

[25] qui s'éveille, de la race qui se continue, de l'humanité qui

marche toujours.


La garde mangeait, la face rouge, les yeux luisants, gênée

par le petit qui l'écartait de la table.


L'abbé lui dit:


[30]--Donnez-le-moi. Je n'ai pas faim.


Et il reprit l'enfant. Alors tout disparut autour de

lui, tout s'effaça: et il restait les yeux fixés sur cette figure


rose et bouffie; et peu à peu, la chaleur du petit corps, à

travers les langes et le drap de la soutane, lui gagnait les

jambes, le pénétrait comme une caresse très légère, très

bonne, très chaste, une caresse délicieuse qui lui mettait

[5] des larmes aux yeux.


Le bruit des mangeurs devenait effrayant. L'enfant,

agacé par ces clameurs, se mit à pleurer.


Une voix s'écria:


--Dis donc, l'abbé, donne-lui à téter.


[10] Et une explosion de rires secoua la salle. Mais la mère

s'était levée; elle prit son fils et l'emporta dans la chambre

voisine. Elle revint au bout de quelques minutes en déclarant

qu'il dormait tranquillement dans son berceau.


Et le repas continua. Hommes et femmes sortaient de

[15] temps en temps dans la cour, puis rentraient se mettre à

table. Les viandes, les légumes, le cidre et le vin s'engouffraient

dans les bouches, gonflaient les ventres, allumaient

les yeux, faisaient délirer les esprits.


La nuit tombait quand on prit le café. Depuis

[20] long-temps le prêtre avait disparu, sans qu'on s'étonnât de son

absence.


La jeune mère enfin se leva pour aller voir si le petit

dormait toujours. Il faisait sombre à présent: Elle pénétra

dans la chambre à tâtons; et elle avançait les bras

[25] étendus, pour ne point heurter de meuble. Mais un bruit

singulier l'arrêta net; et elle ressortit effarée, sûre d'avoir

entendu remuer quelqu'un. Elle rentra dans la salle, fort

pâle, tremblante, et raconta la chose. Tous les hommes

se levèrent en tumulte, gris et menaçants; et le père, une

[30] lampe à la main, s'élança.


L'abbé, à genoux près du berceau, sanglotait, le front

sur l'oreiller où reposait la tête de l'enfant.


TOlNE

I


On le connaissait à dix lieues aux environs le père Toine,

le gros Toine, Toine-ma-Fine, Antoine Mâcheblé, dit

Brûlot, le cabaretier de Tournevent.


Il avait rendu célèbre le hameau enfoncé dans un pli

[5] du vallon qui descendait vers la mer, pauvre hameau paysan

composé de dix maisons normandes entourées de

fossés et d'arbres.


Elles étaient là, ces maisons, blotties dans ce ravin couvert

d'herbe et d'ajonc, derrière la courbe qui avait fait

[10] nommer ce lieu Tournevent. Elles semblaient avoir

cherché un abri dans ce trou comme les oiseaux qui se

cachent dans les sillons les jours d'ouragan, un abri contre

le grand vent de mer, le vent du large, le vent dur et salé,

qui ronge et brûle comme le feu, dessèche et détruit comme

[15] les gelées d'hiver.


Mais le hameau tout entier semblait être la propriété

d'Antoine Mâcheblé, dit Brûlot, qu'on appelait d'ailleurs

aussi souvent Toine et Toine-ma-Fine, par suite d'une

locution dont il se servait sans cesse:


[20]--Ma Fine est la première de France.


Sa Fine, c'était son cognac, bien entendu.


Depuis vingt ans il abreuvait le pays de sa Fine et de

ses Brûlots, car chaque fois qu'on lui demandait:


--Qu'est-ce que j'allons bé, pé Toine?


[25] Il répondait invariablement:


--Un brûlot, mon gendre, ça chauffe la tripe et ça

nettoie la tête; y a rien de meilleur pour le corps.


Il avait aussi cette coutume d'appeler tout le monde

«mon gendre,» bien qu'il n'eût jamais eu de fille mariée

[5] ou à marier.


Ah! oui, on le connaissait Toine Brûlot, le plus gros

homme du canton, et même de l'arrondissement. Sa petite

maison semblait dérisoirement trop étroite et trop basse

pour le contenir, et quand on le voyait debout sur sa

[10] porte où il passait des journées entières, on se demandait

comment il pourrait entrer dans sa demeure. Il y rentrait

chaque fois que se présentait un consommateur, car

Toine-ma-Fine était invité de droit à prélever son petit

verre sur tout ce qu'on buvait chez lui.


[15] Son café avait pour enseigne: «Au rendez-vous des

Amis,» et il était bien, le pé Toine, l'ami de toute la

contrée. On venait de Fécamp et de Montivilliers pour le

voir et pour rigoler en l'écoutant, car il aurait fait rire une

pierre de tombe, ce gros homme. Il avait une manière

[20] de blaguer les gens sans les fâcher, de cligner de l'oeil pour

exprimer ce qu'il ne disait pas, de se taper sur la cuisse

dans ses accès de gaieté qui vous tirait le rire du ventre

malgré vous, à tous les coups. Et puis c'était une curiosité

rien que de le regarder boire. Il buvait tant qu'on lui en

[25] offrait, et de tout, avec une joie dans son oeil malin, une

joie qui venait de son double plaisir, plaisir de se régaler

d'abord et d'amasser des gros sous, ensuite pour sa

régalade.


Les farceurs du pays lui demandaient:


[30]--Pourquoi que tu ne bé point la mé, pé Toine?


Il répondait:


--Y a deux choses qui m'opposent, primo qu'al'est


salée, et deusio qu'i faudrait la mettre en bouteille, vu que

mon abdomin n'est point pliable pour bé à c'te tasse-là!


Et puis il fallait l'entendre se quereller avec sa femme.

C'était une telle comédie qu'on aurait payé sa place de

[5] bon coeur. Depuis trente ans qu'ils étaient mariés, ils se

chamaillaient tous les jours. Seulement Toine rigolait,

tandis que sa bourgeoise se fâchait. C'était une grande

paysanne, marchant à longs pas d'échassier, et portant

une tête de chat-huant en colère. Elle passait son temps.

[10] à élever des poules dans une petite cour, derrière le cabaret,

et elle était renommée pour la façon dont elle savait engraisser

les volailles.


Quand on donnait un repas à Fécamp chez des gens de

la haute, il fallait, pour que le dîner fût goûté, qu'on y

[15] mangeât une pensionnaire de la mé Toine.


Mais elle était née de mauvaise humeur et elle avait

continué à être mécontente de tout. Fâchée contre le

monde entier, elle en voulait principalement à son mari.

Elle lui en voulait de sa gaieté, de sa renommée, de sa

[20] santé et de son embonpoint. Elle le traitait de propre à

rien, parce qu'il gagnait de l'argent sans rien faire, de

sapas, parée qu'il mangeait et buvait comme dix hommes

ordinaires, et il ne se passait point de jour sans qu'elle

déclarât d'un air exaspéré:


[25]--Ça serait-il point mieux dans l'étable à cochons, un

quétou comme ça? C'est que d'la graisse, que ça en fait

mal au coeur.


Et elle lui criait dans la figure:


--Espère, espère un brin; j'verrons c'qu'arrivera,

[30] j'verrons ben! Ça crèvera comme un sac à grain, ce gros bouffi!


Toine riait de tout son coeur en se tapant sur le ventre et

Répondait:


--Eh! la mé Poule, ma planche, tâche d'engraisser

comme ça d'la volaille. Tâche pour voir.


Et relevant sa manche sur son bras énorme:


--En v'là un aileron, la mé, en v'là un.


[5] Et les consommateurs tapaient du poing sur les tables

en se tordant de joie, tapaient du pied sur la terre du sol,

et crachaient par terre dans un délire de gaieté.


La vieille furieuse reprenait:


--Espère un brin... espère un brin... j'verrons

[10] c'qu'arrivera... ça crèvera comme un sac à grain...


Et elle s'en allait furieuse, sous les rires des buveurs.


Toine, en effet, était surprenant à voir, tant il était

devenu épais et gros, rouge et soufflant. C'était un de ces

êtres énormes sur qui la mort semble s'amuser, avec des

[15] ruses, des gaietés et des perfidies bouffonnes, rendant

irrésistiblement comique son travail lent de destruction.

Au lieu de se montrer comme elle fait chez les autres, la

gueuse, de se montrer dans les cheveux blancs, dans la

maigreur, dans les rides, dans l'affaissement croissant qui

[20] fait dire avec un frisson: «Bigre! comme il a changé!»

elle prenait plaisir à l'engraisser, celui-là, à le faire monstrueux

et drôle, à l'enluminer de rouge et de bleu, à le

souffler, à lui donner l'apparence d'une santé surhumaine;

et les déformations qu'elle inflige à tous les êtres devenaient

[25] chez lui risibles, cocasses, divertissantes, au lieu d'être

sinistres et pitoyables.


--Espère un brin, répétait la mère Toine, j'verrons ce

qu'arrivera.


II


Il arriva que Toine eut une attaque et tomba paralysé.

[30] On coucha ce colosse dans la petite chambre derrière la


cloison du café, afin qu'il pût entendre ce qu'on disait à

côté, et causer avec les amis, car sa tête était demeurée

libre, tandis que son corps, un corps énorme, impossible à

remuer, à soulever, restait frappé d'immobilité. On

[5] espérait, dans les premiers temps, que ses grosses jambes

reprendraient quelque énergie, mais cet espoir disparut

bientôt, et Toine-ma-Fine passa ses jours et ses nuits dans

son lit qu'on ne retapait qu'une fois par semaine, avec le

secours de quatre voisins qui enlevaient le cabaretier par

[10] les quatre membres pendant qu'on retournait sa paillasse.


Il demeurait gai pourtant, mais d'une gaieté différente,

plus timide, plus humble, avec des craintes de petit enfant

devant sa femme qui piaillait toute la journée:


--Le v'là, le gros sapas, le v'là, le propre à rien, le

[15] faigniant, ce gros soûlot! C'est du propre, c'est du propre!


Il ne répondait plus. Il clignait seulement de l'oeil

derrière le dos de la vieille et il se retournait sur sa couche,

seul mouvement qui lui demeurât possible. Il appelait

cet exercice faire un «va-t-au nord,» ou un «va-t-au sud.»


[20] Sa grande distraction maintenant c'était d'écouter les

conversations du café, et de dialoguer à travers le mur;

quand il reconnaissait les voix des amis, il criait:


--«Hé, mon gendre, c'est té Célestin?»


Et Célestin Maloisel répondait:


[25]--C'est mé, pé Toine. C'est-il que tu regalopes, gros

lapin?


Toine-ma-Fine prononçait:


--Pour galoper, point encore. Mais je n'ai point

maigri, l'coffre est bon.


[30] Bientôt, il fit venir les plus intimes dans sa chambre et

on lui tenait compagnie, bien qu'il se désolât de voir qu'on

buvait sans lui. Il répétait:


--C'est ça qui me fait deuil, mon gendre, de n'pu goûter

d'ma fine, nom d'un nom. L'reste, j'm'en gargarise,

mais de ne point bé ça me fait deuil.


Et la tête de chat-huant de la mère Toine apparaissait

[5] dans la fenêtre. Elle criait:


--Guètez-le, guètez-le, à c't'heure ce gros faigniant,

qu'y faut nourrir, qu'i faut laver, qu'i faut nettoyer comme

un porc.


Et quand la vieille avait disparu, un coq aux plumes

[10] rouges sautait parfois sur la fenêtre, regardait d'un oeil

rond et curieux dans la chambre, puis poussait son cri

sonore. Et parfois aussi, une ou deux poules volaient

jusqu'aux pieds du lit, cherchant des miettes sur le

sol.


[15] Les amis de Toine-ma-Fine désertèrent bientôt la salle

du café, pour venir, chaque après-midi, faire la causette

autour du lit du gros homme. Tout couché qu'il était, ce

farceur de Toine, il les amusait encore. Il aurait fait

rire le diable, ce malin-là. Ils étaient trois qui reparaissait

[20] tous les jours: Célestin Maloisel, un grand maigre,

un peu tordu comme un tronc de pommier, Prosper Horslaville,

un petit sec avec un nez de furet, malicieux, futé

comme un renard, et Césaire Paumelle, qui ne parlait

jamais, mais qui s'amusait tout de même.


[25] On apportait une planche de la cour, on la posait au

bord du lit et on jouait aux dominos pardi, et on faisait

de rudes parties, depuis deux heures jusqu'à six.


Mais la mère Toine devint bientôt insupportable. Elle

ne pouvait point tolérer que son gros faignant d'homme

[30] continuât à se distraire, en jouant aux dominos dans son

lit; et chaque fois qu'elle voyait une partie commencée,

elle s'élançait avec fureur, culbutait la planche,


saisissait le jeu, le rapportait dans le café et déclarait que

c'était assez de nourrir ce gros suiffeux à ne rien faire

sans le voir encore se divertir comme pour narguer le

pauvre monde qui travaillait toute la journée.


[5] Célestin Maloisel et Césaire Paumelle courbaient la

tête, mais Prosper Horslaville excitait la vieille, s'amusait

de ses colères.


La voyant un jour plus exaspérée que de coutume, il

lui dit:


[10]--Hé! la mé, savez-vous c'que j'f'rais, mé, si j'étais de

vous?


Elle attendit qu'il s'expliquât, fixant sur lui son oeil de

chouette.


Il reprit:


[15]--Il est chaud comme un four, vot'homme, qui n'sort

point d'son lit. Eh ben, mé, j'li f'rais couver des oeufs.


Elle demeura stupéfaite, pensant qu'on se moquait

d'elle, considérant la figure mince et rusée du paysan qui

continua:


[20]--J'y en mettrais cinq sous un bras, cinq sous l'autre,

l'même jour que je donnerais la couvée à une poule. Ça

naîtrait d'même. Quand ils seraient éclos j'porterais à

vot' poule les poussins de vot' homme pour qu'a les élève.

Ça vous en f'rait de la volaille, la mé!


[25] La vieille interdite demanda:


--Ça se peut-il?


L'homme reprit:


--Si ça s'peut! Pourqué que ça n'se pourrait point!

Pisqu'on fait ben couver des oeufs dans une boite chaude,

[30] on peut en mett' couver dans un lit.


Elle fut frappée par ce raisonnement et s'en alla, songeuse

et calmée.


Huit jours plus tard elle entra dans la chambre de Toine

avec son tablier plein d'oeufs. Et elle dit:


--J'viens d'mett' la jaune au nid avec dix oeufs. En

v'là dix pour té. Tâche de n'point les casser.


[5] Toine éperdu, demanda:


--Qué que tu veux?


Elle répondit:


--J'veux qu'tu les couves, propre à rien.


Il rit d'abord; puis, comme elle insistait, il se fâcha, il

[10] résista, il refusa résolument de laisser mettre sous ses gros

bras cette graine de volaille que sa chaleur ferait éclore.


Mais la vieille, furieuse, déclara:


--Tu n'auras point d'fricot tant que tu n'les prendras

point. J'verrons ben c'qu'arrivera.


[15] Toine, inquiet, ne répondit rien.


Quand il entendit sonner midi, il appela:


--Hé! la mé, la soupe est-elle cuite?


La vieille cria de sa cuisine:


--Y a point de soupe pour té, gros faigniant.


[20] Il crut qu'elle plaisantait et attendit, puis il pria,

supplia, jura, fit des «va-t-au nord et des va-t-au sud»

désespérés, tapa la muraille à coups de poing, mais il dut se

résigner à laisser introduire dans sa couche cinq oeufs

contre son flanc gauche. Après quoi il eut sa soupe.


[25] Quand ses amis arrivèrent, ils le crurent tout à fait

mal, tant il paraissait drôle et gêné.


Puis on fit la partie de tous les jours. Mais Toine semblait

n'y prendre aucun plaisir et n'avançait la main

qu'avec des lenteurs et des précautions infinies.


[30]--T'as donc l'bras noué, demandait Horslaville.


Toine répondit:


--J'ai quasiment t'une lourdeur dans l'épaule.


Soudain, on entendit entrer dans le café, les joueurs se

turent.


C'était le maire avec l'adjoint. Ils demandèrent deux

verres de fine et se mirent à causer des affaires du pays.

[5] Comme ils parlaient à voix basse, Toine Brûlot voulut

coller son oreille contre le mur, et, oubliant ses oeufs, il

fit un brusque «va-t-au nord» qui le coucha sur une

omelette.


Au juron qu'il poussa, la mère Toine accourut, et

[10] devinant le désastre, le découvrit d'une secousse. Elle

demeura d'abord immobile, indignée, trop suffoquée pour

parler devant le cataplasme jaune collé sur le flanc de son

homme.


Puis, frémissant de fureur, elle se rua sur le paralytique

[15] et se mit à lui taper de grands coups sur le ventre, comme

lorsqu'elle lavait son linge au bord de la mare. Ses mains

tombaient l'une après l'autre avec un bruit sourd, rapides

comme les pattes d'un lapin qui bat du tambour.


Les trois amis de Toine riaient à suffoquer, toussant,

[20] éternuant, poussant des cris, et le gros homme effaré

parait les attaques de sa femme avec prudence, pour ne

point casser encore les cinq oeufs qu'il avait de l'autre côté.


III


Toine fut vaincu. Il dut couver, il dut renoncer aux

parties de domino, renoncer à tout mouvement, car la

[25] vieille le privait de nourriture avec férocité chaque fois

qu'il cassait un oeuf.


Il demeurait sur le dos, l'oeil au plafond, immobile, les

bras soulevés comme des ailes, échauffant contre lui les

germes de volailles enfermés dans les coques blanches.


Il ne parlait plus qu'à voix basse comme s'il eût craint

le bruit autant que le mouvement, et il s'inquiétait de la

couveuse jaune qui accomplissait dans le poulailler la

même besogne que lui.


[5] Il demandait à sa femme:


--La jaune a-t-elle mangé la nuit?


Et la vieille allait de ses poules à son homme, et de son

homme à ses poules, obsédée, possédée par la préoccupation

des petits poulets qui mûrissaient dans le lit et dans

[10] le nid.


Les gens du pays qui savaient l'histoire s'en venaient,

curieux et sérieux, prendre des nouvelles de Toine. Ils

entraient à pas légers comme on entre chez les malades et

demandaient avec intérêt:


[15]-~Eh bien! ça va-t-il?


Toine répondait:


--Pour aller, ça va, mais j'ai maujeure tant que ça

m'échauffe. J'ai des frémis qui me galopent sur la peau.

Or, un matin, sa femme entra très émue et déclara:


[20]--La jaune en a sept. Y avait trois oeufs de mauvais.

Toine sentit battre son coeur.--Combien en aurait-il,

lui?


Il demanda:


--Ce sera tantôt?--avec une angoisse de femme qui

[25]va devenir mère.


La vieille répondit d'un air furieux, torturée par la

crainte d'un insuccès:


--Faut croire!


Ils attendirent. Les amis prévenus que les temps

[30] étaient proches arrivèrent bientôt inquiets eux-mêmes.


On en jasait dans les maisons. On allait s'informer aux

portes voisines.


Vers trois heures, Toine s'assoupit. Il dormait maintenant

la moitié des jours. Il fut réveillé soudain par

un chatouillement inusité sous le bras droit. Il y porta

aussitôt la main gauche et saisit une bête couverte de

[5] duvet jaune, qui remuait dans ses doigts.


Son émotion fut telle, qu'il se mit à pousser des cris, et

il lâcha le poussin qui courut sur sa poitrine. Le café

était plein de monde. Les buveurs se précipitèrent, envahirent

la chambre, firent cercle comme autour d'un

[10] saltimbanque, et la vieille étant arrivée cueillit avec

précaution la bestiole blottie sous la barbe de son mari.


Personne ne parlait plus. C'était par un jour chaud

d'avril. On entendait par la fenêtre ouverte glousser la

poule jaune appelant ses nouveau-nés.


[15] Toine, qui suait d'émotion, d'angoisse, d'inquiétude,

murmura:


--J'en ai encore un sous le bras gauche, à c't'heure.


Sa femme plongea dans le lit sa grande main maigre, et

ramena un second poussin, avec des mouvements

[20] soigneux de sage-femme.


Les voisins voulurent le voir. On se le repassa en le considérant

attentivement comme s'il eût été un phénomène.

Pendant vingt minutes, il n'en naquit pas, puis quatre

sortirent en même temps de leurs coquilles.


[25] Ce fut une grande rumeur parmi les assistants. Et

Toine sourit, content de son succès, commençant à

s'enorgueillir de cette paternité singulière. On n'en avait

pas souvent vu comme lui, tout de même! C'était un

drôle d'homme, vraiment!


[30] Il déclara:


--Ça fait six. Nom de nom qué baptême!


Et un grand rire s'éleva dans le public. D'autres


personnes emplissaient le café. D'autres encore attendaient

devant la porte. On se demandait:


--Combien qu'i en a?


--Yen a six.


[5]--La mère Toine portait à la poule cette famille nouvelle,

et la poule gloussait éperdument, hérissait ses plumes,

ouvrait les ailes toutes grandes pour abriter la troupe

grossissante de ses petits.


--En v'là encore un! cria Toine.


[10] Il s'était trompé, il y en avait trois! Ce fut un

triomphe! Le dernier creva son enveloppe à sept heures

du soir. Tous les oeufs étaient bons! Et Toine affolé de

joie, délivré, glorieux, baisa sur le dos le frêle animal,

faillit l'étouffer avec ses lèvres. Il voulut le garder dans

[15] son lit, celui-là, jusqu'au lendemain, saisi par une

tendresse de mère pour cet être si petiot qu'il avait donné

à la vie; mais la vieille l'emporta comme les autres sans

écouter les supplications de son homme.


Les assistants, ravis, s'en allèrent en devisant de

[20] l'événement, et Horslaville resté le dernier, demanda:


--Dis donc, pé Toine, tu m'invites à fricasser l'premier,

pas vrai?


A cette idée de fricassée, le visage de Toine s'illumina,

et le gros homme répondit:


[25]--Pour sûr que je t'invite, mon gendre.


LE PÈRE MILON

Depuis un mois, le large soleil jette aux champs sa

flamme cuisante. La vie radieuse éclot sous cette averse

de feu; la terre est verte à perte de vue. Jusqu'aux bords

de l'horizon, le ciel est bleu. Les fermes normandes

[5] semées par la plaine semblent, de loin, de petits bois,

enfermées dans leur ceinture de hêtres élancés. De près,

quand on ouvre la barrière vermoulue, on croit voir un

jardin géant, car tous les antiques pommiers, osseux

comme les paysans, sont en fleur. Les vieux troncs noirs,

[10] crochus, tortus, alignés par la cour, étalent sous le ciel

leurs dômes éclatants, blancs et roses. Le doux parfum

de leur épanouissement se mêle aux grasses senteurs des

tables ouvertes et aux vapeurs du fumier qui fermente,

couvert de poules.


[15] Il est midi. La famille dîne à l'ombre du poirier planté

devant la porte: le père, la mère; les quatre enfants, les

deux servantes et les trois valets. On ne parle guère. On

mange la soupe, puis on découvre le plat de fricot plein

de pommes de terre au lard.


[20] De temps en temps, une servante se lève et va remplir

au cellier la cruche au cidre.


L'homme, un grand gars de quarante ans, contemple,

contre sa maison, une vigne restée nue, et courant, tordue

comme un serpent, sous les volets, tout le long du mur.


[25] Il dit enfin: «La vigne au père bourgeonne de bonne

heure c't'année. P't-être qu'a donnera.»


La femme aussi se retourne et regarde, sans dire un mot.


Cette vigne est plantée juste à la place où le père a été

fusillé.


C'était pendant la guerre de 1870. Les Prussiens

[5] occupaient tout le pays. Le général Faidherbe, avec l'armée

du Nord, leur tenait tête.


Or l'état-major prussien s'était posté dans cette ferme.

Le vieux paysan qui la possédait, le père Milon, Pierre,

les avait reçus et installés de son mieux.


[10] Depuis un mois l'avant-garde allemande restait en

observation dans le village. Les Français demeuraient

immobiles, à dix lieues de là; et cependant, chaque nuit,

des uhlans disparaissaient.


Tous les éclaireurs isolés, ceux qu'on envoyait faire des

[15] rondes, alors qu'ils partaient à deux ou trois seulement,

ne rentraient jamais.


On les ramassait morts, au matin, dans un champ, au

bord d'une cour, dans un fossé. Leurs chevaux eux-mêmes

gisaient le long des routes, égorgés d'un coup de

[20] sabre.


Ces meurtres semblaient accomplis par les mêmes

hommes, qu'on ne pouvait découvrir.


Le pays fut terrorisé. On fusilla des paysans sur une

simple dénonciation, on emprisonna des femmes; on voulut

[25] obtenir, par la peur, des révélations des enfants. On ne

découvrit rien.


Mais voilà qu'un matin, on aperçut le père Milon étendu

dans son écurie, la figure coupée d'une balafre.


Deux uhlans éventrés furent retrouvés à trois kilomètres

[30] de la ferme. Un d'eux tenait encore à la main son

arme ensanglantée. Il s'était battu, défendu.


Un conseil de guerre ayant été aussitôt constitué, en

plein air, devant la ferme, le vieux fut amené.


Il avait soixante-huit ans. Il était petit, maigre, un peu

tors, avec de grandes mains pareilles à des pinces de crabe.

[5] Ses cheveux ternes, rares et légers comme un duvet de

jeune canard, laissaient voir partout la chair du crâne.

La peau brune et plissée du cou montrait de grosses veines

qui s'enfonçaient sous les mâchoires et reparaissaient aux

tempes. Il passait dans la contrée pour avare et difficile

[10] en affaires.


On le plaça debout, entre quatre soldats, devant la

table de cuisine tirée dehors. Cinq officiers et le colonel

s'assirent en face de lui.


Le colonel prit la parole en français.


[15]--Père Milon, depuis que nous sommes ici, nous n'avons

eu qu'à nous louer de vous. Vous avez toujours été complaisant

et même attentionné pour nous. Mais aujourd'hui

une accusation terrible pèse sur vous, et il faut que la

lumière se fasse. Comment avez-vous reçu la blessure que

[20] vous portez sur la figure?


Le paysan ne répondit rien.


Le colonel reprit:


--Votre silence vous condamne, père Milon. Mais je

veux que vous me répondiez, entendez-vous? Savez-vous

[25] qui a tué les deux uhlans qu'on a trouvés ce matin près du

Calvaire?


Le vieux articula nettement:


--C'est mé.


Le colonel, surpris, se tut une seconde, regardant

[30] fixement le prisonnier. Le père Milon demeurait impassible,

avec son air abruti de paysan, les yeux baissés comme s'il

eût parlé à son curé. Une seule chose pouvait révéler un


trouble intérieur, c'est qu'il avalait coup sur coup sa

salive, avec un effort visible, comme si sa gorge eût été

tout à fait étranglée.


La famille du bonhomme, son fils Jean, sa bru et deux

[5] petits enfants se tenaient à dix pas en arrière, effarés et

consternés.


Le colonel reprit:


--Savez-vous aussi qui a tué tous les éclaireurs de notre

armée qu'on retrouve chaque matin, par la campagne,

[10] depuis un mois?


Le vieux répondit avec la même impassibilité de brute:


--C'est mé.


~-C'est vous qui les avez tués tous?


--Tretous, oui, c'est mé.


[15]--Vous seul?


--Mé seul.


--Dites-moi comment vous vous y preniez.


Cette fois l'homme parut ému; la nécessité de parler

longtemps le gênait visiblement. Il balbutia:


[20]--Je sais-ti, mé? J'ai fait ça comme ça s'trouvait.


Le colonel reprit:


--Je vous préviens qu'il faudra que vous me disiez

tout. Vous ferez donc bien de vous décider immédiatement.

Comment avez-vous commencé?


[25] L'homme jeta un regard inquiet sur sa famille attentive

derrière lui. Il hésita un instant encore, puis, tout à coup,

se décida.


--Je r'venais un soir, qu'il était p't-être dix heures, le

lend'main que vous étiez ici. Vous, et pi vos soldats,

vous m'aviez pris pour pu de chinquante écus de fourrage

avec une vaque et deux moutons. Je me dis: Tant qu'i

me prendront de fois vingt écus, tant que je leur y revaudrai


ça. Et pi j'avais d'autres choses itou su l'coeur, que

j'vous dirai. V'là qu'j'en aperçois un d'vos cavaliers qui

fumait sa pipe su mon fossé, derrière ma grange. J'allai

décrocher ma faux et je r'vins à p'tits pas par derrière,

[5] qu'il n'entendit seulement rien. Et j'li coupai la tête

d'un coup, d'un seul, comme un épi, qu'il n'a pas seulement

dit «ouf!» Vous n'auriez qu'à chercher au fond d'la mare;

vous le trouveriez dans un sac à charbon, avec une pierre

de la barrière.


[10] «J'avais mon idée. J'pris tous ses effets d'puis les

bottes jusqu'au bonnet et je les cachai dans le four à

plâtre du bois Martin, derrière la cour.»


Le vieux se tut. Les officiers, interdits, se regardaient.

L'interrogatoire recommença; et voici ce qu'ils apprirent:


[15] Une fois son meurtre accompli, l'homme avait vécu avec

cette pensée: «Tuer des Prussiens!» Il les haïssait d'une

haine sournoise et acharnée de paysan cupide et patriote

aussi. Il avait son idée, comme il disait. Il attendit

quelques jours.


[20] On le laissait libre d'aller et de venir, d'entrer et de

sortir à sa guise, tant il s'était montré humble envers les

vainqueurs, soumis et complaisant. Or il voyait, chaque

soir, partir les estafettes; et il sortit, une nuit, ayant

entendu le nom du village où se rendaient les cavaliers, et

[25] ayant appris, dans la fréquentation des soldats, les quelques

mots d'allemand qu'il lui fallait.


Il sortit de sa cour, se glissa dans le bois, gagna le four

à plâtre, pénétra au fond de la longue galerie et, ayant

retrouvé par terre les vêtements du mort, il s'en vêtit.


[30] Alors il se mit à rôder par les champs, rampant, suivant


les talus pour se cacher, écoutant les moindres bruits,

inquiet comme un braconnier.


Lorsqu'il crut l'heure arrivée, il se rapprocha de la route

et se cacha dans une broussaille. Il attendit encore.

[5] Enfin, vers minuit, un galop de cheval sonna sur la terre

dure du chemin. L'homme mit l'oreille à terre pour

s'assurer qu'un seul cavalier s'approchait, puis il

s'apprêta.


Le uhlan arrivait au grand trot, rapportant des dépêches.

[10] Il allait, l'oeil en éveil, l'oreille tendue. Dès qu'il ne fut

plus qu'à dix pas, le père Milon se traîna en travers de la

route en gémissant: «Hilfe! Hilfe! A l'aide, à l'aide!» Le cavalier s'arrêta, reconnut un Allemand démonté, le crut blessé, descendit de cheval, s'approcha sans soupçonner [15] rien, et, comme il se penchait sur l'inconnu, il reçut au milieu du ventre la longue lame courbée du sabre. Il s'abattit, sans agonie, secoué seulement par quelques frissons suprêmes. Alors le Normand, radieux, d'une joie muette de vieux [20] paysan, se releva, et, pour son plaisir, coupa la gorge du cadavre. Puis, il le traîna jusqu'au fossé et l'y jeta. Le cheval, tranquille, attendait son maître. Le père Milon se mit en selle, et il partit au galop à travers les plaines. [25] Au bout d'une heure, il aperçut encore deux uhlans côte à côte qui rentraient au quartier. Il alla droit sur eux, criant encore: «Hilfe! Hilfe!» Les Prussiens le laissaient venir, reconnaissant l'uniforme, sans méfiance. aucune. Et il passa, le vieux, comme un boulet entre les [30] deux, les abattant l'un et l'autre avec son sabre et un revolver. Puis il égorgea les chevaux, des chevaux allemands!

Puis il rentra doucement au four à plâtre et cacha un

cheval au fond de la sombre galerie. Il y quitta son uniforme,

reprit ses hardes de gueux et, regagnant son lit,

dormit jusqu'au matin.


[5] Pendant quatre jours, il ne sortit pas, attendant la fin

de l'enquête ouverte; mais, le cinquième jour, il repartit,

et tua encore deux soldats par le même stratagème. Dès

lors, il ne s'arrêta plus. Chaque nuit, il errait, il rôdait à

l'aventure, abattant des Prussiens tantôt ici, tantôt là,

[10] galopant par les champs déserts, sous la lune, uhlan perdu,

chasseur d'hommes. Puis, sa tâche finie, laissant derrière

lui des cadavres couchés le long des routes, le vieux cavalier

rentrait cacher au fond du tour à plâtre son cheval et son

uniforme.


[15] Il allait vers midi, d'un air tranquille, porter de l'avoine

et de l'eau à sa monture restée au fond du souterrain, et

il la nourrissait à profusion, exigeant d'elle un grand

travail.


Mais, la veille, un de ceux qu'il avait attaqués se tenait

[20] sur ses gardes et avait coupé d'un coup de sabre la figure

du vieux paysan.


Il les avait tués cependant tous les deux! Il était

revenu encore, avait caché le cheval et repris ses humbles

habits; mais, en rentrant, une faiblesse l'avait saisi et il

[25] s'était traîné jusqu'à l'écurie, ne pouvant plus gagner la

maison.


On l'avait trouvé là tout sanglant, sur la paille...


Quand il eut fini son récit, il releva soudain la tête et

regarda fièrement les officiers prussiens.


[30] Le colonel, qui tirait sa moustache, lui demanda:


--Vous n'avez plus rien à dire?


--Non, pu rien; l'compte est juste: j'en ai tué seize, pas

un de pus, pas un de moins.


--Vous savez que vous allez mourir?


[5]--J'vous ai pas d'mandé de grâce.


--Avez-vous été soldat?


--Oui. J'ai fait campagne, dans le temps. Et puis,

c'est vous qu'avez tué mon père, qu'était soldat de

l'Empereur premier. Sans compter que vous avez tué mon

[10] fils cadet, François, le mois dernier, auprès d'Évreux. Je

vous en devais, j'ai payé. Je sommes quittes.


Les officiers se regardaient.


Le vieux reprit:


--Huit pour mon père, huit pour mon fieu, je sommes

[15] quittes. J'ai pas été vous chercher querelle, mé! J'vous

connais point! J'sais pas seulement d'où qu'vous v'nez.

Vous v'là chez mé, que vous y commandez comme si

c'était chez vous. Je m'suis vengé su l's autres. J'm'en

r'pens point.


[20] Et, redressant son torse ankylosé, le vieux croisa ses

bras dans une pose d'humble héros.


Les Prussiens se parlèrent bas longtemps. Un capitaine,

qui avait aussi perdu son fils, le mois dernier, défendait ce

gueux magnanime.


[25] Alors le colonel se leva et, s'approchant du père Milon,

baissant la voix:


--Écoutez, le vieux, il y a peut-être un moyen de vous

sauver la vie, c'est de...


Mais le bonhomme n'écoutait point, et, les yeux plantés

[30] droit sur l'officier vainqueur, tandis que le vent agitait les

poils follets de son crâne, il fit une grimace affreuse qui

crispa sa maigre face toute coupée par la balafre, et,


gonflant sa poitrine, il cracha, de toute sa force, en pleine

figure du Prussien.


Le colonel, affolé, leva la main, et l'homme, pour la

seconde fois, lui cracha par la figure.


[5] Tous les officiers s'étaient dressés et hurlaient des ordres

en même temps.


En moins d'une minute, le bonhomme, toujours impassible,

fut collé contre le mur et fusillé, alors qu'il envoyait

des sourires à Jean, son fils ainé; à sa bru et aux deux petits,

[10] qui regardaient, éperdus.


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