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MÉRIMÉE
ОглавлениеL'ENLÈVEMENT DE LA REDOUTE
Un militaire de mes amis, qui est mort de la fièvre en
Grèce il y a quelques années, me conta un jour la première
affaire à laquelle il avait assisté. Son récit me frappa
tellement, que je l'écrivis de mémoire aussitôt que j'en
[5]eus le loisir. Le voici:
Je rejoignis le régiment le 4 septembre au soir. Je
trouvai le colonel au bivac. Il me reçut d'abord assez
brusquement; mais, après avoir lu la lettre de recommandation
du général B * * *, il changea de manières, et
[10]m'adressa quelques paroles obligeantes.
Je fus présenté par lui à mon capitaine, qui revenait à
l'instant même d'une reconnaissance. Ce capitaine, que
je n'eus guère le temps de connaître, était un grand homme
brun, d'une physionomie dure et repoussante. Il avait
[15]été simple soldat, et avait gagné ses épaulettes et sa croix
sur les champs de bataille. Sa voix, qui était enrouée et
faible, contrastait singulièrement avec sa stature presque
gigantesque. On me dit qu'il devait cette voix étrange à
une balle qui l'avait percé de part en part à la bataille
[20]d'Iéna.
En apprenant que je sortais de l'école de Fontainebleau,
il fit la grimace et dit:
--Mon lieutenant est mort hier...
Je compris qu'il voulait dire: «C'est vous qui devez le
remplacer, et vous n'en êtes pas capable.» Un mot piquant
me vint sur les lèvres, mais je me contins.
[5]La lune se leva derrière la redoute de Cheverino, située
à deux portées de canon de notre bivac. Elle était large
et rouge comme cela est ordinaire à son lever. Mais, ce
soir-là elle me parut d'une grandeur extraordinaire. Pendant
un instant, la redoute se détacha en noir sur le disque
[10] éclatant de la lune. Elle ressemblait au cône d'un volcan
au moment de l'éruption.
Un vieux soldat, auprès duquel je me trouvais, remarqua
la couleur de la lune.
--Elle est bien rouge, dit-il; c'est signe qu'il en coûtera
[15] bon pour l'avoir, cette fameuse redoute! J'ai toujours
été superstitieux, et cet augure, dans ce moment surtout,
m'affecta. Je me couchai, mais je ne pus dormir. Je me
levai, et je marchai quelque temps, regardant l'immense
ligne de feux qui couvrait les hauteurs au delà du village
[20] de Cheverino.
Lorsque je crus que l'air frais et piquant de la nuit avait
assez rafraîchi mon sang, je revins auprès du feu; je
m'enveloppai soigneusement dans mon manteau, et je
fermai les yeux, espérant ne pas les ouvrir avant le jour.
[25] Mais le sommeil me tint rigueur. Insensiblement mes
pensées prenaient une teinte lugubre. Je me disais que je
n'avais pas un ami parmi les cent mille hommes qui couvraient
cette plaine. Si j'étais blessé, je serais dans un hôpital,
traité sans égards par des chirurgiens ignorants. Ce que
[30] j'avais entendu dire des opérations chirurgicales me revint
à la mémoire. Mon coeur battait avec violence, et machinalement
je disposais, comme une espèce de cuirasse,
le mouchoir et le portefeuille que j'avais sur la poitrine.
La fatigue m'accablait, je m'assoupissais à chaque instant,
et à chaque instant quelque pensée sinistre se reproduisait
avec plus de force et me réveillait en sursaut.
[5]Cependant la fatigue l'avait emporté, et, quand on
battit la diane, j'étais tout à fait endormi. Nous nous
mimes en bataille, on fit l'appel, puis on remit les armes
en faisceaux, et tout annonçait que nous allions passer
une journée tranquille.
[10] Vers trois heures, un aide de camp arriva, apportant un
ordre. On nous fit reprendre les armes; nos tirailleurs se
répandirent dans la plaine; nous les suivîmes lentement,
et, au bout de vingt minutes, nous vîmes tous les avant-postes
des Russes se replier et rentrer dans la redoute.
[15] Une batterie d'artillerie vint s'établir à notre droite,
une autre à notre gauche, mais toutes les deux bien en
avant de nous. Elles commencèrent un feu très vif sur
l'ennemi, qui riposta énergiquement, et bientôt la redoute
de Cheverino disparut sous des nuages épais de fumée.
[20] Notre régiment était presque à couvert du feu des
Russes par un pli de terrain. Leurs boulets, rares d'ailleurs
pour nous (car ils tiraient de préférence sur nos canonniers),
passaient au-dessus de nos têtes, ou tout au plus nous
envoyaient de la terre et de petites pierres.
[25] Aussitôt que l'ordre de marcher en avant nous eut été
donné, mon capitaine me regarda avec une attention qui
m'obligea à passer deux ou trois fois la main sur ma jeune
moustache d'un air aussi dégagé qu'il me fut possible.
Au reste, je n'avais pas peur, et la seule crainte que
[30] j'éprouvasse, c'était que l'on ne s'imaginât que j'avais
peur. Ces boulets inoffensifs contribuèrent encore à me
maintenir dans mon calme héroïque. Mon amour-propre
me disait que je courais un danger réel, puisque enfin
j'étais sous le feu d'une batterie. J'étais enchanté d'être
si à mon aise, et je songeai au plaisir de raconter la prise
de la redoute de Cheverino, dans le salon de madame de
[5] B * * *, rue de Provence.
Le colonel passa devant notre compagnie; il m'adressa
la parole: «Eh bien, vous allez en voir de grises pour votre
début.»
Je souris d'un air tout à fait martial en brossant la
[10] manche de mon habit, sur laquelle un boulet, tombé à
trente pas de moi, avait envoyé un peu de poussière.
Il parut que les Russes s'aperçurent du mauvais succès
de leurs boulets; car ils les remplacèrent par des obus qui
pouvaient plus facilement nous atteindre dans le creux où
[15] nous étions postés. Un assez gros éclat m'enleva mon
schako et tua un homme auprès de moi.
--Je vous fais mon compliment, me dit le capitaine,
comme je venais de ramasser mon schako, vous en voilà
quitte pour la journée. Je connaissais cette superstition
[20] militaire qui croit que l'axiome non bis in idem trouve son application aussi bien sur un champ de bataille que dans une cour de justice. Je remis fièrement mon schako. --C'est faire saluer les gens sans cérémonie, dis-je aussi gaiement que je pus. Cette mauvaise plaisanterie, vu la [25] circonstance, parut excellente. --Je vous félicite, reprit le capitaine, vous n'aurez rien de plus, et vous commanderez une compagnie ce soir; car je sens bien que le four chauffe pour moi. Toutes les fois que j'ai été blessé, l'officier auprès de moi a reçu quelque [30] balle morte, et, ajouta-t-il d'un ton plus bas et presque honteux, leurs noms commençaient toujours par un P. Je fis l'esprit fort; bien des gens auraient fait comme moi;
bien des gens auraient été aussi bien que moi frappés de
ces paroles prophétiques. Conscrit comme je l'étais, je
sentais que je ne pouvais confier mes sentiments à personne,
et que je devais toujours paraître froidement
[5] intrépide.
Au bout d'une demi-heure, le feu des Russes diminua
sensiblement; alors nous sortîmes de notre couvert pour
marcher sur la redoute.
Notre régiment était composé de trois bataillons. Le
[10] deuxième fut chargé de tourner la redoute du côté de la
gorge; les deux autres devaient donner l'assaut. J'étais
dans le troisième bataillon.
En sortant de derrière l'espèce d'épaulement qui nous
avait protégés, nous fûmes reçus par plusieurs décharges
[15] de mousqueterie qui ne firent que peu de mal dans nos
rangs. Le sifflement des balles me surprit: souvent je
tournais la tête, et je m'attirai ainsi quelques plaisanteries
de la part de mes camarades plus familiarisés avec ce bruit.
--A tout prendre, me dis-je, une bataille n'est pas une
[20] chose si terrible.
Nous avancions au pas de course, précédés de tirailleurs:
tout à coup les Russes poussèrent trois hourras, trois
hourras distincts, puis demeurèrent silencieux et sans
tirer.
[25]--Je n'aime pas ce silence, dit mon capitaine; cela ne
nous présage rien de bon.
Je trouvai que nos gens étaient un peu trop bruyants, et
je ne pus m'empêcher de faire intérieurement la comparaison
de leurs clameurs tumultueuses avec le silence imposant
[30] de l'ennemi.
Nous parvînmes rapidement au pied de la redoute, les
palissades avaient été brisées et la terre bouleversée par
nos boulets. Les soldats s'élancèrent sur ces ruines
nouvelles avec des cris de Vive l'empereur! plus fort qu'on ne l'aurait attendu de gens qui avaient déjà tant crié. Je levai les yeux, et jamais je n'oublierai le spectacle que [5]je vis. La plus grande partie de la fumée s'était élevée et restait suspendue comme un dais à vingt pieds au-dessus de la redoute. Au travers d'une vapeur bleuâtre, on apercevait derrière leur parapet à demi détruit les grenadiers russes, l'arme haute, immobiles comme des statues. Je [10] crois voir encore chaque soldat, l'oeil gauche attaché sur nous, le droit caché par son fusil élevé. Dans une embrasure, à quelques pieds de nous, un homme tenant une lance à feu était auprès d'un canon. Je frissonnai, et je crus que ma dernière heure était [15] venue. --Voilà la danse qui va commencer! s'écria mon capitaine. Bonsoir! Ce furent les dernières paroles que je l'entendis prononcer. [20] Un roulement de tambours retentit dans la redoute. Je vis se baisser tous les fusils. Je fermai les yeux; et j'entendis un fracas épouvantable, suivi de cris et de gémissements. J'ouvris les yeux, surpris de me trouver encore au monde. La redoute était de nouveau enveloppée [25] de fumée. J'étais entouré de blessés et de morts. Mon capitaine était étendu à mes pieds: sa tête avait été broyée par un boulet, et j'étais couvert de sa cervelle et de son sang. De toute ma compagnie, il ne restait debout que six hommes et moi. [30] A ce carnage succéda un moment de stupeur. Le colonel, mettant son chapeau au bout de son épée, gravit le premier le parapet en criant: Vive l'empereur! il fut suivi aussitôt
de tous les survivants. Je n'ai presque plus de souvenir
net de ce qui suivit. Nous entrâmes dans la redoute, je ne
sais comment. On se battit corps à corps au milieu d'une
fumée si épaisse, que l'on ne pouvait se voir. Je crois que
[5] je frappai, car mon sabre se trouva tout sanglant. Enfin
j'entendis crier: «Victoire!» et la fumée diminuant, j'aperçus
du sang et des morts sous lesquels disparaissait la
terre de la redoute. Les canons surtout étaient enterrés
sous des tas de cadavres. Environ deux cents hommes
[10] debout, en uniforme français, étaient groupés sans ordre,
les uns chargeant leurs fusils, les autres essuyant leurs
baïonnettes. Onze prisonniers russes étaient avec eux.
Le colonel était renversé tout sanglant sur un caisson
brisé, près de la gorge. Quelques soldats s'empressaient
[15] autour de lui: je m'approchai.
--Où est le plus ancien capitaine? demandait-il à un
sergent.
Le sergent haussa les épaules d'une manière très
expressive.
[20]--Et le plus ancien lieutenant?
--Voici monsieur qui est arrivé d'hier, dit le sergent
d'un ton tout à fait calme.
Le colonel sourit amèrement.
--Allons; monsieur, me dit-il, vous commandez en chef;
[25] faites promptement fortifier la gorge de la redoute avec
ces chariots, car l'ennemi est en force; mais le général
C ...va vous faire soutenir.
--Colonel, lui dis-je, vous êtes grièvement blessé?
--F..., mon cher, mais la redoute est prise!
LE COUP DE PISTOLET
TRADUIT DE POUCHKINE
I
«Nous fîmes feu l'un sur l'autre.»
Bariatynski
«J'ai juré de le tuer selon le code du duel, et j'ai encore mon coup à tirer.»
(Un soir au bivac.)
[5] Nous étions en cantonnement dans le village de * * *.
On sait ce qu'est la vie d'un officier dans la ligne: le matin,
l'exercice, le manège; puis le dîner chez le commandant
du régiment ou bien au restaurant juif; le soir, le punch
et les cartes. A * * *, il n'y avait pas une maison qui reçût,
[10] pas une demoiselle à marier. Nous passions notre temps
les uns chez les autres, et, dans nos réunions, on ne voyait
que nos uniformes.
Il y avait pourtant dans notre petite société un homme
qui n'était pas militaire. On pouvait lui donner environ
[15] trente-cinq ans; aussi nous le regardions comme un vieillard.
Parmi nous, son expérience lui donnait une importance
considérable; en outre, sa taciturnité, son caractère
altier et difficile, son ton sarcastique faisaient une grande
impression sur nous autres jeunes gens. Je ne sais quel
[20] mystère semblait entourer sa destinée. Il paraissait être
Russe, mais il avait un nom étranger. Autrefois, il avait
servi dans un régiment de hussards et même y avait fait
figure; tout à coup, donnant sa démission, on ne savait
pour quel motif, il s'était établi dans un pauvre village
où il vivait très mal tout en faisant grande dépense. Il
sortait toujours à pied avec une vieille redingote noire, et
cependant tenait table ouverte pour tous les officiers de
[5] notre régiment. A la vérité, son dîner ne se composait
que de deux ou trois plats apprêtés par un soldat réformé,
mais le champagne y coulait par torrents. Personne ne
savait sa fortune, sa condition, et personne n'osait le
questionner à cet égard. On trouvait chez lui des livres,
[10]--des livres militaires surtout,--et aussi des romans.
Il les donnait volontiers à lire et ne les redemandait jamais
par contre, il ne rendait jamais ceux qu'on lui avait
prêtés. Sa grande occupation était de tirer le pistolet; les
murs de sa chambre, criblés de balles, ressemblaient à des
[15] rayons de miel. Une riche collection de pistolets, voilà le
seul luxe de la misérable baraque qu'il habitait. L'adresse
qu'il avait acquise était incroyable, et, s'il avait parié
d'abattre le pompon d'une casquette, personne dans notre
régiment n'eût fait difficulté de mettre la casquette sur
[20] sa tête. Quelquefois, la conversation roulait parmi nous
sur les duels. Silvio (c'est ainsi que je l'appellerai) n'y
prenait jamais part. Lui demandait-on s'il s'était battu,
il répondait sèchement que oui, mais pas le moindre
détail, et il était évident que de semblables questions ne
[25] lui plaisaient point. Nous supposions que quelque victime
de sa terrible adresse avait laissé un poids sur sa
conscience. D'ailleurs, personne d'entre nous ne se fût
jamais avisé de soupçonner en lui quelque chose de semblable
à de la faiblesse. Il y a des gens dont l'extérieur
[30] seul éloigne de pareilles idées. Une occasion imprévue
nous surprit tous étrangement.
Un jour, une dizaine de nos officiers dînaient chez
Silvio. On but comme de coutume, c'est-à-dire énormément.
Le dîner fini, nous priâmes le maître de la maison de nous
faire une banque de pharaon. Après s'y être longtemps
refusé, car il ne jouait presque jamais, il fit apporter des
[5] cartes, mit devant lui sur la table une cinquantaine de
ducats et s'assit pour tailler. On fit cercle autour de lui
et le jeu commença. Lorsqu'il jouait, Silvio avait l'habitude
d'observer le silence le plus absolu; jamais de réclamations,
jamais d'explications. Si un ponte faisait une
[10] erreur, il lui payait juste ce qui lui revenait, ou bien
marquait à son propre compte ce qu'il avait gagné. Nous savions
tout cela, et nous le laissions faire son petit ménage
à sa guise; mais il y avait avec nous un officier nouvellement
arrivé au corps, qui, par distraction, fit un faux
[15] paroli. Silvio prit la craie et fit son compte à son ordinaire.
L'officier, persuadé qu'il se trompait, se mit à réclamer.
Silvio, toujours muet, continua de tailler. L'officier, perdant
patience, prit la brosse et effaça ce qui lui semblait
marqué à tort. Silvio prit la craie et le marqua de
[20]nouveau. Sur quoi, l'officier, échauffé par le vin, par le jeu
et par les rires de ses camarades, se crut gravement offensé,
et, saisissant, de fureur, un chandelier de cuivre, le
jeta à la tête de Silvio, qui, par un mouvement rapide,
eut le bonheur d'éviter le coup. Grand tapage! Silvio
[25] se leva, pâle de fureur et les yeux étincelants:
--Mon cher monsieur, dit-il, veuillez sortir, et remerciez
Dieu que cela se soit passé chez moi.
Personne d'entre nous ne douta des suites de l'affaire,
et déjà nous regardions notre nouveau camarade comme
[30] un homme mort. L'officier sortit en disant qu'il était prêt
à rendre raison à M. le banquier, aussitôt qu'il lui conviendrait.
Le pharaon continua encore quelques minutes,
mais on s'aperçut que le maître de la maison n'était plus
au jeu; nous nous éloignâmes l'un après l'autre, et nous
regagnâmes nos quartiers en causant de la vacance qui
allait arriver.
[5] Le lendemain, au manège, nous demandions si le pauvre
lieutenant était mort ou vivant, quand nous le vîmes paraître
en personne. On le questionna, Il répondit qu'il
n'avait pas eu de nouvelles de Silvio. Cela nous surprit.
Nous allâmes voir Silvio, et nous le trouvâmes dans sa
[10] cour, faisant passer balle sur balle dans un as cloué sur la
porte. Il nous reçut à son ordinaire, et sans dire un mot
de la scène de la veille. Trois jours se passèrent et le lieutenant
vivait toujours. Nous nous disions, tout ébahis:
«Est-ce que Silvio ne se battra pas?» Silvio ne se battit
[15] pas. Il se contenta d'une explication très légère et tout
fut dit.
Cette longanimité lui fit beaucoup de tort parmi nos
jeunes gens. Le manque de hardiesse est ce que la jeunesse
pardonne le moins, et, pour elle, le courage est le
[20] premier de tous les mérites, l'excuse de tous les défauts.
Pourtant, petit à petit, tout fut oublié, et Silvio reprit
parmi nous son ancienne influence.
Seul, je ne pus me rapprocher de lui. Grâce à mon imagination
romanesque, je m'étais attaché plus que personne
[25] à cet homme dont la vie était une énigme, et j'en avais
fait le héros d'un drame mystérieux. Il m'aimait; du
moins, avec moi seul, quittant son ton tranchant et son
langage caustique, il causait de différents sujets avec
abandon et quelquefois avec une grâce extraordinaire.
[30] Depuis cette malheureuse soirée, la pensée que son honneur
était souillé d'une tache, et que volontairement il
ne l'avait pas essuyée, me tourmentait sans cesse et
m'empêchait d'être à mon aise avec lui comme autrefois. Je me
faisais conscience de le regarder. Silvio avait trop d'esprit
et de pénétration pour ne pas s'en apercevoir et deviner
la cause de ma conduite. Il m'en sembla peiné. Deux
[5] fois, du moins, je crus remarquer en lui le désir d'avoir
une explication avec moi, mais je l'évitai, et Silvio m'abandonna.
Depuis lors, je ne le vis qu'avec nos camarades,
et nos causeries intimes ne se renouvelèrent plus.
Les heureux habitants de la capitale, entourés de
[10]distractions, ne connaissent pas maintes impressions
Familières aux habitants des villages ou des petites villes, par
exemple, l'attente du jour de poste. Le mardi et le vendredi,
le bureau de notre régiment était plein d'officiers.
L'un attendait de l'argent, un autre des lettres, celui-là
[15] les gazettes. D'ordinaire, on décachetait sur place tous
les paquets; on se communiquait les nouvelles, et le bureau
présentait le tableau le plus animé. Les lettres de
Silvio lui étaient adressées à notre régiment, et il venait
les chercher avec nous autres. Un jour, on lui remit une
[20] lettre dont il rompit le cachet avec précipitation. En la
parcourant, ses yeux brillaient d'un feu extraordinaire.
Nos officiers, occupés de leurs lettres, ne s'étaient aperçus
de rien.
--Messieurs, dit Silvio, des affaires m'obligent à partir
[25] précipitamment. Je me mets en route cette nuit; j'espère
que vous ne refuserez pas de dîner avec moi pour la dernière
fois.--Je compte sur vous aussi, continua-t-il en se
tournant vers moi. J'y compte absolument.
Là-dessus, il se retira à la hâte, et, après être convenus
[30] de nous retrouver tous chez lui, nous nous en allâmes
chacun de son côté.
J'arrivai chez Silvio à l'heure indiquée, et j'y trouvai
presque tout le régiment. Déjà tout ce qui lui appartenait
était emballé. On ne voyait plus que les murs nus et
mouchetés de balles. Nous nous mîmes à table. Notre
hôte était en belle humeur, et bientôt il la fit partager à
[5] toute la compagnie. Les bouchons sautaient rapidement;
la mousse montait dans les verres, vidés et remplis sans
interruption; et nous, pleins d'une belle tendresse, nous
souhaitions au partant heureux voyage, joie et prospérité.
Il était tard quand on quitta la table. Lorsqu'on
[10] en fut à se partager les casquettes, Silvio dit adieu à
chacun de nous, mais il me prit la main et me retint au
moment même où j'allais sortir.
--J'ai besoin de causer un peu avec vous, me dit-il tout
bas.
[15] Je restai.
Les autres partirent et nous demeurâmes seuls, assis
l'un en face de l'autre, fumant nos pipes en silence. Silvio
semblait soucieux et il ne restait plus sur son front la
moindre trace de sa gaieté convulsive. Sa pâleur sinistre,
[20] ses yeux ardents, les longues bouffées de fumée qui
sortaient de sa bouche, lui donnaient l'air d'un vrai démon.
Au bout de quelques minutes, il rompit le silence.
--Il se peut, me dit-il, que nous ne nous revoyions jamais:
avant de nous séparer, j'ai voulu avoir une
[25]explication avec nous. Vous avez pu remarquer que je me
soucie peu de l'opinion des indifférents; mais je vous
aime, et je sens qu'il me serait pénible de vous laisser de
moi une opinion défavorable.
Il s'interrompit pour faire tomber la cendre de sa pipe.
[30] Je gardai le silence et je baissai les yeux.
--Il a pu vous paraître singulier, poursuivit-il, que je
n'aie pas exigé une satisfaction complète de cet ivrogne,
de ce fou de R... Vous conviendrez qu'ayant le droit
de choisir les armes, sa vie était entre mes mains, et que
je n'avais pas grand risque à courir. Je pourrais appeler
ma modération de la générosité, mais je ne veux pas mentir.
[5] Si j'avais pu donner une correction à R... sans
risquer ma vie, sans la risquer en aucune façon, il n'aurait
pas été si facilement quitte avec moi.
Je regardai Silvio avec surprise. Un pareil aveu me
troubla au dernier point. Il continua.
[10]--Eh bien, malheureusement, je n'ai pas le droit de
m'exposer à la mort. Il y a six ans, j'ai reçu un soufflet,
et mon ennemi est encore vivant.
Ma curiosité était vivement excitée.
--Vous ne vous êtes pas battu avec lui? lui demandai-je.
[15]Assurément, quelques circonstances particulières vous
ont empêché de le joindre?
--Je me suis battu avec lui, répondit Silvio, et voici un
souvenir de notre rencontre.
Il se leva et tira d'une boite un bonnet de drap rouge
[20] avec un galon et un gland d'or, comme ce que les Français
appellent bonnet de police; il le posa sur sa tête; il
était percé d'une balle à un pouce au-dessus du front.
--Vous savez, dit Silvio, que j'ai servi dans les hussards
de... Vous connaissez mon caractère. J'ai l'habitude
[25] de la domination; mais, dans ma jeunesse, c'était
chez moi une passion furieuse. De mon temps, les tapageurs
étaient à la mode: j'étais le premier tapageur de
l'armée. On faisait gloire de s'enivrer: j'ai mis sous la
table le fameux B..., chanté par D. D... Tous les
[30] jours, il y avait des duels dans notre régiment: tous les
jours, j'y jouais mon rôle comme second ou principal.
Mes camarades m'avaient en vénération, et nos officiers
supérieurs, qui changeaient sans cesse, me regardaient
comme un fléau dont on ne pouvait se délivrer.
«Pour moi, je suivais tranquillement (ou plutôt fort
tumultueusement) ma carrière de gloire, lorsqu'on nous
[5] envoya au régiment un jeune homme riche et d'une famille
distinguée. Je ne vous le nommerai pas. Jamais il ne
s'est rencontré un gaillard doué d'un bonheur plus insolent.
Figurez-vous jeunesse, esprit, jolie figure, gaieté
enragée, bravoure insouciante du danger, un beau nom,
[10] de l'argent tant qu'il en voulait, et qu'il ne pouvait venir
à bout de perdre; et, maintenant, représentez-vous quel
effet il dut produire parmi nous. Ma domination fut
ébranlée. D'abord, ébloui de ma réputation, il rechercha
mon amitié. Mais je reçus froidement ses avances, et lui,
[15] sans en paraître le moins du monde mortifié, me laissa
là. Je le pris en grippe. Ses succès dans le régiment et
parmi les dames me mettaient au désespoir. Je voulus lui
chercher querelle. A mes épigrammes, il répondit par des
épigrammes qui, toujours, me paraissaient plus piquantes
[20] et plus inattendues que les miennes, et qui, pour le moins,
étaient beaucoup plus gaies. Il plaisantait; moi, je
haïssais. Enfin, certain jour, à un bal chez un propriétaire
polonais, voyant qu'il était l'objet de l'attention de
plusieurs dames, et notamment de la maîtresse de la
[25] maison, avec laquelle j'étais fort bien, je lui dis à l'oreille
je ne sais quelle plate grossièreté. Il prit feu et me donna
un soufflet. Nous sautions sur nos sabres, les dames
s'évanouissaient; on nous sépara, et, sur-le-champ, nous
sortîmes pour nous battre.
[30] «Le jour paraissait. J'étais au rendez-vous avec mes
trois témoins, attendant mon adversaire avec une impatience
indicible. Un soleil d'été se leva, et déjà la
chaleur commençait à nous griller. Je l'aperçus de loin.
Il s'en venait à pied en manches de chemise, son uniforme
sur son sabre, accompagné d'un seul témoin. Nous
allâmes à sa rencontre. Il s'approcha, tenant sa casquette
[5] pleine de guignes. Nos témoins nous placèrent à douze
pas. C'était à moi de tirer le premier; mais la passion et
la haine me dominaient tellement, que je craignis de n'avoir
pas la main sûre, et, pour me donner le temps de me calmer,
je lui cédai le premier feu. Il refusa. On convint de s'en
[10] rapporter au sort. Ce fut à lui de tirer le premier, à lui,
cet éternel enfant gâté de la fortune. Il fit feu et perça
ma casquette. C'était à mon tour. Enfin, j'étais maître
de sa vie. Je le regardais avec avidité, m'efforçant de
surprendre sur ses traits au moins une ombre d'émotion.
[15] Non, il était sous mon pistolet, choisissant dans sa
casquette les guignes les plus mûres et soufflant les noyaux,
qui allaient tomber à mes pieds. Son sang-froid me faisait
endiabler.
«--Que gagnerai-je, me dis-je, à lui ôter la vie, quand
[20] il en fait si peu de cas?
«Une pensée atroce me traversa l'esprit. Je désarmai
mon pistolet:
«--Il parait, lui dis-je, que vous n'êtes pas d'humeur
de mourir pour le moment. Vous préférez déjeuner. A
[25] votre aise, je n'ai pas envie de vous déranger.
«--Ne vous mêlez pas de mes affaires, répondit-il, et
donnez-vous la peine de faire feu... Au surplus, comme
il vous plaira: vous avez toujours votre coup à tirer, et,
en tout temps, je serai à votre service.
[30]«Je m'éloignai avec les témoins, à qui je dis que, pour
le moment, je n'avais pas l'intention de tirer; et ainsi se
termina l'affaire.
«Je donnai ma démission et me retirai dans ce village.
Depuis ce moment, il ne s'est pas passé un jour sans que
je songeasse à la vengeance. Maintenant, mon heure est
venue!...
[5]Silvio tira de sa poche la lettre qu'il avait reçue le matin
et me la donna à lire. Quelqu'un, son homme d'affaires
comme il semblait, lui écrivait de Moscou que la personne
en question allait bientôt se marier avec une jeune et belle
demoiselle.
[10]--Vous devinez, dit Silvio, quelle est la personne en
question. Je pars pour Moscou. Nous verrons s'il regardera
la mort, au milieu d'une noce, avec autant de
sang-froid qu'en face d'une livre de guignes!
A ces mots, il se leva, jeta sa casquette sur le plancher,
[15] et se mit à marcher par la chambre de long en large,
comme un tigre dans sa cage. Je l'avais écouté, immobile
et tourmenté par mille sentiments contraires.
Un domestique entra et annonça que les chevaux étaient
arrivés. Silvio me serra fortement la main; nous nous
[20]embrassâmes. Il monta dans une petite calèche où il y avait
deux coffres contenant, l'un ses pistolets, l'autre son
bagage. Nous nous dîmes adieu encore une fois, et les
chevaux partirent.
II
Quelques années se passèrent, et des affaires de famille
[25] m'obligèrent à m'exiler dans un misérable petit village
du district de * * *. Occupé de mon bien, je ne cessais de
soupirer en pensant à la vie de bruit et d'insouciance que
j'avais menée jusqu'alors. Ce que je trouvai de plus
pénible, ce fut de m'habituer à passer les soirées de
[30]printemps et d'hiver dans une solitude complète. Jusqu'au
diner, je parvenais tant bien que mal à tuer le temps,
causant avec le staroste, visitant mes ouvriers, examinant
mes constructions nouvelles. Mais, aussitôt qu'il commençait
à faire sombre, je ne savais plus que devenir. Je
[5] connaissais par coeur le petit nombre de livres que j'avais
trouvés dans les armoires et dans le grenier. Toutes les
histoires que se rappelait ma ménagère, la Kirilovna, je
me les étais fait conter et reconter. Les chansons des
paysannes m'attristaient. Je me mis à boire des liqueurs
[10]fraîches et autres, et cela me faisait mal à la tête. Oui,
je l'avouerai, j'eus peur un instant de devenir ivrogne par
dépit, autrement dit un des pires ivrognes, tel que notre
district m'en offrait quantité de modèles.
De proches voisins, il n'y avait près de moi que deux
[15]ou trois de ces ivrognes émérites dont la conversation ne
consistait guère qu'en soupirs et en hoquets. Mieux
valait la solitude. Enfin, je pris le parti de me coucher
d'aussi bonne heure que possible, de dîner le plus tard
possible, en sorte que je résolus le problème d'accourcir
[20]les soirées et d'allonger les jours, et je vis que cela était bon. A quatre verstes de chez moi se trouvait une belle propriété appartenant à la comtesse B * * *, mais il n'y avait là que son homme d'affaires; la comtesse n'avait habité son château qu'une fois, la première année de son [25]mariage, et n'y était demeurée guère qu'un mois. Un jour, le second printemps de ma vie d'ermite, j'appris que la comtesse viendrait passer l'été avec son mari dans son château. En effet, ils s'y installèrent au commencement du mois de juin. [30] L'arrivée d'un voisin riche fait époque dans la vie des campagnards. Les propriétaires et leurs gens en parlent deux mois à l'avance et trois ans après. Pour moi, je
l'avoue, l'annonce de l'arrivée prochaine d'une voisine
jeune et jolie m'agita considérablement. Je mourais
d'impatience de la voir, et, le premier dimanche qui suivit
son établissement, je me rendis après dîner au château
[5] de * * * pour présenter mes hommages à madame la
comtesse en qualité de son plus proche voisin et son plus
humble serviteur.
Un laquais me conduisit dans le cabinet du comte et
sortit pour m'annoncer. Ce cabinet était vaste et meublé
[10] avec tout le luxe possible. Le long des murailles, on
voyait des armoires remplies de livres, et sur chacune un
buste en bronze; au-dessus d'une cheminée de marbre,
une large glace. Le plancher était couvert de drap vert,
par-dessus lequel étaient étendus des tapis de Perse.
[15] Déshabitué du luxe dans mon taudis, il y avait si longtemps
que je n'avais vu le spectacle de la richesse, que je me
sentis pris par la timidité, et j'attendis le comte avec un
certain tremblement, comme un solliciteur de province
qui va se présenter à l'audience d'un ministre. La porte
[20] s'ouvrit, et je vis entrer un jeune homme de trente-deux
ans, d'une charmante figure. Le comte m'accueillit de la
manière la plus ouverte et la plus aimable. Je fis un effort
pour me remettre, et j'allais commencer mon compliment
de voisinage, lorsqu'il me prévint en m'offrant sa maison
[25] de la meilleure grâce. Nous nous assîmes. La conversation,
pleine de naturel et d'affabilité, dissipa bientôt
ma timide sauvagerie, et je commençais à me trouver
dans mon assiette ordinaire, lorsque tout à coup parut la
comtesse, qui me rejeta dans un trouble pire que le
[30]premier. C'était vraiment une beauté. Le comte me présenta.
Je voulus prendre un air dégagé, mais plus je
m'efforçais de paraitre à mon aise, plus je me sentais
gauche et embarrassé. Mes hôtes, pour me donner le
temps de me rassurer et de me faire à mes nouvelles connaissances,
se mirent à parler entre eux, comme pour me
montrer qu'ils me traitaient en bon voisin et sans cérémonie.
[5]Cependant, j'allais et je venais dans le cabinet,
regardant les livres et les tableaux. En matière de tableaux,
je ne suis pas connaisseur, mais il y en eut un qui
attira mon attention. C'était je ne sais quelle vue de
Suisse, et le mérite du paysage ne fut pas ce qui me frappa
[10] le plus. Je remarquai que la toile était percée de deux
balles évidemment tirées l'une sur l'autre.
--Voilà un joli coup! m'écriai-je en me tournant vers
le comte.
--Oui, dit-il, un coup assez singulier. Vous tirez le
[15] pistolet, monsieur? ajouta-t-il.
--Mon Dieu, oui, passablement, répondis-je, enchanté
de trouver une occasion de parler de quelque chose de ma
compétence. A trente pas, je ne manquerais pas une
carte, bien entendu avec des pistolets que je connaîtrais.
[20]--Vraiment? dit la comtesse avec un air de grand intérêt.
Et toi, mon ami, est-ce que tu mettrais à trente
pas dans une carte?
--Nous verrons cela, répondit le comte. De mon temps,
je ne tirais pas mal, mais il y a bien quatre ans que je
[25] n'ai touché un pistolet.
--Alors, monsieur le comte, repris-je, je parierais que,
même à vingt pas, vous ne feriez pas mouche. Pour le
pistolet, il faut une pratique continuelle. Je le sais par
expérience. Chez nous, dans notre régiment, je passais
[30] pour un des meilleurs tireurs. Une fois, le hasard fit que
je passai un mois sans prendre un pistolet; les miens
étaient chez l'armurier. Nous allâmes au tir. Que
pensez-vous qu'il m'arriva, monsieur le comte? La première
fois que je m'y remis, je manquai quatre fois de
suite une bouteille à vingt-cinq pas. Il y avait chez nous
un chef d'escadron, bon enfant, grand farceur: «Parbleu!
[5] mon camarade, me dit-il, c'est trop de sobriété! tu respectes
trop les bouteilles.» Croyez-moi, monsieur le comte, il
ne faut pas cesser de pratiquer: on se rouille. Le meilleur
tireur que j'aie rencontré tirait le pistolet tous les jours,
au moins trois coups avant son diner; il n'y manquait
[10] pas plus qu'à prendre son verre d'eau-de-vie avant la
soupe.
Le comte et la comtesse semblaient contents de m'entendre
causer.
--Et comment faisait-il? demanda le comte.
[15]--Comment? vous allez voir. Il apercevait une mouche
posée sur le mur... Vous riez? madame la comtesse...
Je vous jure que c'est vrai. «Eh! Kouzka! un pistolet!»
Kouzka lui apporte un pistolet chargé.--Pan! voilà la
mouche aplatie sur le mur.
[20]--Quelle adresse! s'écria le comte; et comment le
nommez-vous?
--Silvio, monsieur le comte.
--Silvio! s'écria le comte sautant sur ses pieds; vous
avez connu Silvio?
[25]--Si je l'ai connu, monsieur le comte! nous étions les
meilleurs amis; il était avec nous autres, au régiment,
comme un camarade. Mais voilà cinq ans que je n'en ai
pas eu la moindre nouvelle. Ainsi, il a l'honneur d'être
connu de vous, monsieur le comte?
[30]--Oui, connu, parfaitement connu.
--Vous a-t-il, par hasard, raconté une histoire assez
drôle qui lui est arrivée?
--Un soufflet que, dans une soirée, il reçut d'un certain
animal...
--Et vous a-t-il dit le nom de cet animal?
--Non, monsieur le comte, il ne m'a pas dit...
[5] Ah! monsieur le comte, m'écriai-je devinant la vérité,
pardonnez-moi... Je ne savais pas... Serait-ce
vous?...
--Moi-même, répondit le comte d'un air de confusion,
et ce tableau troué est un souvenir de notre dernière
[10] entrevue.
--Ah! cher ami, dit la comtesse, pour l'amour de Dieu,
ne parle pas de cela! cela me fait encore peur.
--Non, dit le comte; il faut dire la chose à monsieur;
il sait comment j'eus le malheur d'offenser son ami, il
[15] est juste qu'il apprenne comment il s'est vengé.
Le comte m'avança un fauteuil, et j'écoutai avec la
plus vive curiosité le récit suivant:
--Il y a cinq ans que je me mariai. Le premier mois,
the honeymoon, je le passai ici, dans ce château. A ce [20] château se rattache le souvenir des moments les plus heureux de ma vie, et aussi d'un des plus pénibles. «Un soir, nous étions sortis tous les deux à cheval; le cheval de ma femme se défendait; elle eut peur; elle mit pied à terre et me pria de le ramener en main, tandis qu'elle [25] regagnerait le château à pied. A la porte, je trouvai une calèche de voyage. On m'annonça que, dans mon cabinet, il y avait un homme qui n'avait pas voulu décliner son nom, et qui avait dit seulement qu'il avait à me parler d'affaires. J'entrai dans cette chambre-ci, et, dans le [30] demi-jour, je vis un homme à longue barbe et couvert de poussière, debout devant la cheminée. Je m'approchai, cherchant à me rappeler ses traits.
«--Tu ne me reconnais pas, comte? me dit-il d'une voix
Tremblante.
«--Silvio! m'écriai-je.
«Et, je vous l'avouerai, je crus sentir mes cheveux se
[5] dresser sur mon front.
«--Précisément, continua-t-il, et c'est à moi de tirer.
Je suis venu décharger mon pistolet. Es-tu prêt?
«J'aperçus un pistolet qui sortait de sa poche de côté.
Je mesurai douze pas, et j'allai me placer là, dans cet angle,
[10] en le priant de se dépêcher de tirer avant que ma femme
rentrât. Il ne voulut pas et demanda de la lumière. On
apporta des bougies.
«Je fermai la porte, je dis qu'on ne laissât entrer personne,
et, de nouveau, je le sommai de tirer. Il leva son
[15] pistolet et m'ajusta... Je comptais les secondes... Je
pensais à elle... Cela dura une effroyable minute. Silvio
baissa son arme.
«--J'en suis bien fâché, dit-il, mais mon pistolet n'est
pas chargé de noyaux de guignes;... une balle est dure
[20] ...Mais je fais une réflexion: ce que nous faisons ne
ressemble pas trop à un duel, c'est un meurtre. Je ne
suis pas accoutumé à tirer sur un homme désarmé. Recommençons
tout cela; tirons au sort à qui le premier
feu.
[25] «La tête me tournait. Il parait que je refusai... Enfin,
nous chargeâmes un autre pistolet; nous fîmes deux billets
qu'il jeta dans cette même casquette qu'autrefois ma balle
avait traversée. Je pris un billet, et j'eus encore le
numéro 1.
[30] «--Tu es diablement heureux, comte! me dit-il avec
un sourire que je n'oublierai jamais.
«Je ne comprends pas ce qui se passait en moi, et comment
il parvint à me contraindre,... mais je fis feu, et ma
balle alla frapper ce tableau.
Le comte me montrait du doigt la toile trouée par le
coup de pistolet. Son visage était rouge comme le feu.
[5] La comtesse était plus pâle que son mouchoir, et, moi,
j'eus peine à retenir un cri.
--Je tirai donc, poursuivit le comte, et, grâce à Dieu,
je le manquai... Alors, Silvio... dans ce moment, il était
vraiment effroyable! se mit à m'ajuster. Tout à coup la
[10] porte s'ouvrit. Macha se précipite dans le cabinet et
s'élance à mon cou. Sa présence me rendit ma fermeté.
«--Ma chère, lui dis-je, est-ce que tu ne vois pas que
nous plaisantons? Comme te voilà effrayée!... Va, va
boire un verre d'eau, et reviens-nous. Je te présenterai
[15] un ancien ami et un camarade.
«Macha n'avait garde de me croire.
«--Dites-moi, est-ce vrai, ce que dit mon mari?
demanda-t~elle au terrible Silvio. Est-il vrai que vous
plaisantez?
[20] «--Il plaisante toujours, comtesse, répondit Silvio.
Une fois, par plaisanterie, il m'a donné un soufflet; par
plaisanterie, il m'a envoyé une balle dans ma casquette;
par plaisanterie, il vient tout à l'heure de me manquer
d'un coup de pistolet. Maintenant, c'est à mon tour de
[25] rire un peu...
«A ces mots, il se remit à me viser... sous les yeux de
ma femme. Macha était tombée à ses pieds.
«--Lève-toi, Macha! n'as-tu point de honte! m'écriai-je
avec rage.--Et vous, monsieur, voulez-vous rendre folle
[30] une malheureuse femme? Voulez-vous tirer, oui ou non?
«--Je ne veux pas, répondit Silvio. Je suis content.
J'ai vu ton trouble, ta faiblesse; je t'ai forcé de tirer sur
moi, je suis satisfait; tu te souviendras de moi, je
t'abandonne à ta conscience.
«Il fit un pas vers la porte, et, s'arrêtant sur le seuil, il
jeta un coup d'oeil sur le tableau troué, et, presque sans
[5] ajuster, il fit feu et doubla ma balle, puis il sortit. Ma
femme s'évanouit. Mes gens n'osèrent l'arrêter et s'ouvrirent
devant lui avec effroi. Il alla sur le perron, appela son
postillon, et il était déjà loin avant que j'eusse recouvré
ma présence d'esprit...
[10] Le comte se tut.
C'est ainsi que j'appris la fin d'une histoire dont le
commencement m'avait tant intrigué. Je n'en ai jamais
revu le héros. On dit que Silvio, au moment de l'insurrection
d'Alexandre Ypsilanti, était à la tête d'un corps
[15] d'hétaïrismes, et qu'il fut tué dans la déroute de Skouliani.