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VI
ОглавлениеAinsi fut modifiée lexistence de Gilberte Mauduit: lenfant douce, pieuse et soumise devint une petite fille indomptée, incroyante et capricieuse. Mais Simiès laimait ainsi.
Elle avait en germe dans sa petite âme beaucoup de qualités exquises: il les étouffa; elle avait aussi beaucoup de défauts, non grossiers ni vulgaires, mais dangereux pour cette jeune nature; Simiès les développa.
Il avait, nous le savons, un système à lui pour léducation des jeunes filles.
"Cest un vautour couvant une aiglonne", disaient ses amis amusés de voir le vieux Simiès transformé en père de famille.
Ce vautour devait arriver promptement à ses fins et extirper de ce petit cur aimant toute idée religieuse.
Je te préfère telle que tu es maintenant à ce que tu tes montrée en marrivant, cest-à-dire guindée et ridicule, lui disait le vieillard en caressant la joue satinée de Gilberte. Vois-tu, être si sage et si posée, cest bon pour les petites de Carcanne. Ces nobles, entichés de dévotion, sont assommants: on dit que leurs enfants sont des anges; or cest absurde dêtre un ange.
Puis, souriant en voyant Gilberte lui échapper pour esquisser une gambade:
De ce côté-là je nai plus rien à craindre avec toi: je
tai façonnée à mon goût en peu de temps.
Cependant elles sont bien gentilles et bien complaisantes, les petites de Carcanne, répondit Gilberte en revenant à son oncle un peu essoufflée par ses exercices gymnastiques.
Je te laccorde; mais aimerais-tu, toi, à leur ressembler? Elles ne savent que chanter des cantiques ou réciter des poésies où ciel rime avec fiel.
Cest vrai; et puis elles se sont scandalisées lautre jour parce que, jouant au croquet, jai manqué mon coup et crié: "Sapristi!" et puis parce que je fredonnais la chanson que vous mavez apprise, vous savez bien, mon oncle?
Et Gilberte chantonna de sa petite voix claire:
Cétait pendant lhorreur dune profonde nuit,
On eût dit que Racine davance leût prédit;
Quatre millions de singes, pères, mères et fils,
Savançaient à pas lents, chantant De profundis,
Sur lair du tra la la la…
Aussi, reprit lenfant, boudeuse à ce ressouvenir, Mlle Maudrey, leur institutrice, ma ordonné de me taire, comme si elle avait le droit de me faire des observations. Je ne laime pas, Mlle Maudrey.
Tu préfères ta fräulen Frida, nest-ce pas? Tu en fais tout ce que tu veux.
Oh! Fräulen, répliqua Gilberte, allongeant ses fines lèvres roses dans une moue dédaigneuse, je ne laime pas non plus.
Que lui reproches-tu donc? De ne pas assez te gâter, peut- être?
Ce nest pas cela. Je la trouve trop… trop…
Eh bien?
Trop souple avec moi et trop obséquieuse avec vous!
sécria la fillette toute rouge dindignation.
La supporterais-tu mieux si elle timposait ses volontés
avec fermeté, Gilberte?
Qui sait?… murmura lenfant songeuse.
"Mais, reprit-elle, pour en revenir aux petites de Carcanne dont nous parlions tout à lheure, au fond jai de lamitié pour elles, car elles ont bon cur et ne disent de mal de personne."
Gilberte, par bonheur, avait un sentiment droit, un jugement sain que ne pouvait dénaturer tout à fait le malheureux Simiès.
Aussi, après avoir jeté sa pointe à ladresse de ses petites compagnes de jeux, sempressait-elle de témoigner de leurs bonnes qualités.
Gilberte grandissait donc entre cet athée intelligent, mais horriblement dévoyé, et une gouvernante qui lui enseignait fort bien lallemand, langlais, litalien et la géographie, mais fort mal ce que tout enfant doit savoir touchant la vérité et la justice.
Gilberte apprenait vite et retenait ce quelle apprenait; son oncle lui donna les meilleurs professeurs pour le piano, le chant, le dessin, léquitation, etc. Il se chargea de la philosophie et de lhistoire; aussi fit-il de sa nièce une libre penseuse comme il lavait désiré, dailleurs.
De plus, la fillette jouait du billard assez habilement ainsi quau lawn-tennis et au cricket; elle montait tous les chevaux de lécurie des Marnes et conduisait four in hand, ce qui, pour Simiès et ses amis, était le comble de la bonne éducation; enfin elle dansait à ravir et navait pas sa pareille dans les sauteries ou les matinées quelle pouvait seulement aborder, aspirant de toute son âme au temps où les grands bals lui seraient ouverts.
Elle nageait comme un poisson, faisant le désespoir des jeunes filles de Trouville ou de Royan; de plus, elle était déjà fort entourée malgré son âge encore enfantin, car ses saillies originales étaient très goûtées et, selon lexpression des jeunes gens, elle navait pas froid aux yeux.
Simiès jouissait orgueilleusement des précoces succès de sa nièce, et, afin de mieux sen parer pour ainsi dire, et la faire admirer, il lui permettait quelquefois de trôner en face de lui dans les dîners quil donnait à ses amis, pourvu quelle allât se coucher au dessert.
Ainsi de bonne heure il déclassait la pauvrette dans une compagnie de mauvais ton où la religion, le prêtre et la vertu étaient dénigrés à qui mieux mieux.
Ces viveurs, oubliant la présence de lenfant et excités par les boissons capiteuses, se lançaient souvent dans des récits très risqués, jusquà ce que leur amphytrion sécriât en riant:
"Gazez, mes chers amis, gazez, je vous en prie, il y a ici de jeunes oreilles pour lesquelles vos paroles ne sont pas perdues."
Alors Gilberte nen écoutait que mieux, ne comprenant rien du tout, mais trouvant très drôle tout ce qui se disait là.
De jour en jour, et cela se conçoit avec une telle éducation, elle acquérait un aplomb plus grand, et elle démontait ses interlocuteurs par ses questions à brûle-pourpoint ou ses réflexions inattendues.
Elle jugeait tout, discutait tout avec un sang-froid imperturbable. Il fallait quelle sût toutes les nouvelles des salons parisiens; qui avait couru ou fait courir; qui avait gagné le Grand-Prix; jubilant si elle avait pronostiqué juste aux dernières courses, car Mlle Mauduit, cette bambine de treize ans, aimait avec passion les concours hippiques et tout ce qui concernait le cheval. Puis elle discutait politique avec lassurance dun vieux général et se rangeait successivement dun parti ou dun autre à mesure que ceux-ci lui paraissaient plus dignes de son approbation.
Lorsque, après le dîner, Gilberte avait joué son morceau de piano, servi le café et chanté quelque leste chansonnette, le sommeil de son âge la gagnait; alors elle secouait à la ronde la main des invités de son oncle, à langlaise, cest- à-dire par ce mouvement gracieux qui détache lavant-bras de lépaule, et elle allait se coucher en faisant à part soi ses petites remarques:
"Un tel était moins bien teint aujourdhui que jeudi dernier. Le jeune D… posait pour le spleen; X… buvait trop, cela nuisait à son intelligence; oh! il baissait, il baissait depuis quelque temps! M. Simiès navait pas lair de sen apercevoir."
Parfois Fräulen croyait de son devoir de faire quelques observations à sa caustique élève.
Oh! miss Gilberte, lui disait-elle en anglais, la fillette préférant cet idiome à celui, plus dur, dOutre-Rhin, young misses must never speak so boldly as you do; it is shocking!
Les jeunes demoiselles ne doivent pas parler hardiment comme je le fais?… Ah! Fräulen! sécriait la petite folle, navez-vous donc jamais entendu mon oncle dire que tout mest permis?
Ya, miss Gilberte.
Tout mest permis parce que je suis jolie et spirituelle; ces Messieurs aussi disent la même chose.
Miss Gilberte, you are proud.
Orgueilleuse? et après, nen ai-je pas le droit?
No.
Mon oncle veut que je sois fière et capricieuse; il dit que les imbéciles seuls sont humbles.
La gouvernante ne répliqua plus; elle ne voulait pas contredire M. Simiès et elle redoutait les réponses embarrassantes de son élève.
Cependant Gilberte ne dépassait généralement pas les limites du convenable, et si elle parlait souvent à tort et à travers, elle gardait une certaine délicatesse dans ses paroles, toute vulgarité lui répugnant.
Cette enfant, très intelligente, douée dune beauté rare et dinstincts artistiques, ravissait en effet, non seulement son oncle, mais les amis de son oncle; or ceux-ci, peu soucieux de ce quil en pouvait résulter pour cette petite nature encore innocente, lui laissaient entendre quelle était jolie et spirituelle, à tel point quelle finit par savoir ce quelle valait et au delà, et elle naccepta plus les compliments quavec cette indifférence banale des femmes assurées davance de ce quon va leur dire. Quant au vieux Simiès, elle nignorait pas que sa petite main le menait où elle voulait et quil nétait pas un de ses caprices auquel il nobéît. Il lemmenait dîner ou déjeuner avec lui dans les restaurants à la mode et ses fantaisies étaient des plus coûteuses, non que lenfant fût gourmande, mais elle aimait à commander les mets les plus rares, quitte à les laisser intacts dans son assiette sils ne lui plaisaient plus une fois servis.
Cest quelle ignorait encore que, à la porte de ces restaurants étincelants où sont prodigués les vins fins, les truffes et le gibier exquis, de pauvres affamés tendent la main, souvent en vain, pour obtenir un morceau de pain dur.
Ce nétait pas légoïste Simiès que lui eût appris.
Aux courses où il ne manquait jamais de lemmener, il lui permettait de parier.
Pour satisfaire sa passion pour les chevaux il lui avait fait présent de deux amours de poneys quelle conduisait tous les jours attelés à un élégant panier; aux Marnes où lon passait une partie de la belle saison, quatre ou cinq chiens énormes et magnifiques suivaient partout la fillette.
Simiès lui avait aussi donné le goût de la chasse, mais Gilberte navait pas encore usé beaucoup du petit fusil anglais quil avait fait faire exprès pour elle; elle était surtout ravie de se voir vêtue en jeune Diane chasseresse, la jupe aux genoux, chaussée de bottes rouges, la toque posée cavalièrement sur ses cheveux blonds.
Quant au patinage, la petite Mauduit, comme on le disait au Bois de Boulogne, était de première force; elle ressemblait à un cygne avec son visage rosé et sa longue chevelure au vent, habillée de fourrures claires, tandis quelle glissait avec une grâce incomparable, dessinant sur la glace mille arabesques, de son petit patin dargent.