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II

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Table des matières

En 1800, le duc Pierre mourut. Ses filles, qu'on regardât la dot ou le visage, prenaient rang parmi les superbes partis de l'Europe. Moins de six mois après, les trois aînées étaient pourvues.

Pour l'aînée, Wilhelmine, un projet s'était préparé de lui-même où semblaient réunis le bonheur et l'éclat. La familiarité d'enfance entre la jeune fille et le prince Louis-Ferdinand de Prusse, «tous deux jeunes, beaux, doués de qualités semblables», était devenue un sentiment très tendre. La sœur du prince, marraine de Dorothée, «désirait vivement cette alliance qui, à la première ouverture, parut convenir également au roi de Prusse, notre tuteur». Mais les mariages des princes sont affaires d'État et l'État a des raisons que le cœur ne connaît pas. Les collatéraux que leur naissance place près du trône sans chance de s'y asseoir sont un peu les suspects des races royales. Les dons brillants du prince Louis rejetaient dans l'ombre le terne équilibre où s'immobilisaient les mérites du roi. Le prince était riche et le paraissait plus encore par comparaison avec les maigres ressources de la famille régnante. Tandis que le roi semblait embarrassé par l'épée du grand Frédéric et ami de la paix, le prince, chef idolâtré des jeunes officiers, considérait la guerre contre la France comme un devoir d'ambition pour la Prusse, et condamnait la tactique déjà vieillie qui paralyserait l'armée dans la tâche nouvelle. Unir à Wilhelmine ce prince était accroître sa fortune d'une fortune égale, son ambition d'un orgueil non moins impérieux, sa hardiesse d'une énergie plus tenace: alors celui qui était seulement un embarras pouvait devenir un danger. Aussi les conseillers de la couronne s'opposèrent-ils au mariage. Le prince, affirment les Souvenirs, eut «de longs regrets» qu'il étourdit par des dissipations. Elles ne laissèrent pas à cet homme si bien doué le temps de mûrir sa tête, comme dit Clausewitz. Il ne fut que le roi des mauvais sujets et sa bravoure ne lui prépara qu'une mort inutile. Wilhelmine, blessée de ce qu'elle appelait «les torts de la cour de Berlin», saisit la vengeance préférée des jeunes filles et voulut prouver l'absence de ses regrets par sa promptitude à accepter un autre époux: ce fut le prince Louis de Rohan. La seconde, Pauline, choisit un prince de Hohenzollern-Hechingen, chef de la branche aînée de Brandebourg, la troisième, un Italien, le duc d'Acerenza, des princes Pignatelli. On crut que la duchesse allait suivre l'exemple de ses filles et les dépasser par la splendeur de l'alliance. Un oncle du roi Gustave de Suède, le duc d'Ostromanie, offrit sa main à la veuve, jeune encore et toujours belle. Mais elle n'avait pas fui la neige de Mittau pour la retrouver à Stockholm. Elle objecta que le climat de la Suède serait trop rigoureux pour la jeune Dorothée. Celle-ci, dans ses Souvenirs, juge d'un mot les époux de ses sœurs, acceptés pour leur «naissance», leur «jolie figure» ou leur «importunité», et condamne ces consentements si légers dans «la seule grande question de la vie des femmes». Au moment de ces mariages elle n'en aperçut que les fêtes, un peu voilées du deuil si proche, et, sous des couleurs plus sombres et avec des personnages nouveaux, s'était continuée sa vie de pompes princières et de secrète indigence.

Il fallut, pour changer les choses, que, par hasard, un ami de la maison interrogeât cette petite fille farouche, jaune, maigre, et dont les yeux immenses semblaient tout le visage. Surpris qu'elle fût tout inculte, «il voulut s'assurer lui-même si cette ignorance tenait à de la mauvaise volonté, à de la stupidité ou à quelques défauts dans la manière d'enseigner». Il commença à apprendre l'alphabet à l'enfant qui, en huit jours, sut lire «comme une grande personne». Il conclut de l'épreuve que l'élève manquait seulement de bons maîtres et qu'elle leur ferait honneur.

La duchesse, tout à coup, s'éprit du devoir que son deuil lui laissait le temps d'accomplir. On lui atteste l'intelligence de la petite sauvage: il faut en faire une merveille, pour le plus grand honneur de la famille. La duchesse cherche dans ses souvenirs les modèles les plus parfaits de l'éducation qu'elle souhaite. Huit années auparavant, un conflit du duc Pierre avec sa diète de Courlande, qui ne pardonnait pas à son prince d'être toujours voyageur, était soumis au suzerain Stanislas-Auguste, roi de Pologne, et avait amené la duchesse à Varsovie. En ces Polonais, civilisés depuis des siècles et rattachés par leurs croyances à l'Occident, elle avait enfin vu ce que sa délicatesse cherchait: une aristocratie dégagée des lourdeurs allemandes et des barbaries cosaques, affinée par toutes les souplesses de la race slave, et, sous le plus faible des gouvernements, la plus brillante des sociétés. Là une jeune fille avait paru à la duchesse l'emporter sur toutes, et, de l'avis général, les dons naturels de mademoiselle Christine Potocka devaient leur perfection à l'habileté de son institutrice, mademoiselle Hoffmann. Un homme aussi avait semblé à la duchesse supérieur aux autres; c'était l'abbé Piattoli, un Florentin, d'âge mûr, de visage noble, de belle prestance: ces avantages extérieurs n'étaient que la parure de dons plus essentiels, un caractère loyal, une nature généreuse, une intelligence vive, qui s'était chargée sans fatigue d'une vaste érudition, et avait, par préférence, approfondi les sciences exactes. Il eût voulu ne vivre que pour apprendre: il lui avait fallu, pour vivre, enseigner. Confiée à ses soins, l'éducation du prince Lubomirski avait instruit même le précepteur, qu'elle initia aux épreuves et aux espoirs de la Pologne déjà amoindrie, mais vivante encore. Le Florentin s'était senti le cœur polonais. Sa tâche auprès de son élève terminée, il mit son zèle au service de la nation, et, collaborateur des patriotes les plus actifs, devint le secrétaire de Stanislas-Auguste, auprès de qui la duchesse l'avait trouvé. Il s'était employé efficacement pour la noble solliciteuse. Depuis, la Pologne avait subi le dernier partage, et la ruine de la nation changé bien des destinées. Piattoli, traité en rebelle par la Russie, avait subi une dure captivité, jusqu'à ce que la duchesse, reconnaissante, obtînt son élargissement et lui offrît asile. Mademoiselle Christine Potocka, pour partager le sort de son père, otage à Pétersbourg, avait laissé mademoiselle Hoffmann sans élève. Sans élève! Elle peut donc instruire Dorothée! Et la duchesse, toute affaire cessante, s'assure les soins de l'incomparable institutrice. Mais quand Piattoli sut qu'il y avait un petit prodige à former, il voulut s'acquitter envers la fille de ce qu'il devait à la mère, déclara qu'il se sentait le goût de finir par son premier métier: et la personne de sept ans qui venait de naître à l'attention maternelle eut à la fois une institutrice et un gouverneur.

Que mademoiselle Hoffmann, Allemande protestante, eût commencé par suivre en France un jeune Français, que la mort de celui-ci eût devancé leur mariage, que, pour partager du moins sa foi et le mieux pleurer, la presque veuve se fût convertie au catholicisme et à la vie religieuse, que, sur le point de prononcer ses vœux, elle eût abandonné son couvent, et traversé deux religions pour y dépouiller toute croyance, la duchesse ne s'en était pas inquiétée. Pour l'abbé Piattoli, malgré son titre, il était laïque, un peu libertin et tout à fait incrédule. Sa foi se bornait à une idolâtrie de la métaphysique encyclopédiste. Et tandis que mademoiselle Hoffmann, «passionnée pour l'Émile», appliquait à son élève l'hygiène de Rousseau, Piattoli «estimait Condillac un guide plus sûr que l'Evangile». Mais comment la duchesse eût-elle été assez en retard sur la mode pour garder les scrupules déjà éteints dans son monde?

L'enseignement laïque, en effet, date du XVIIIe siècle et fut inauguré dans toute l'Europe par l'aristocratie. La France donna le signal: là, plus qu'en aucun autre pays, une royauté usurpatrice de toutes les forces sociales avait gâté les classes les plus proches d'elle, par les tentations de ses exemples et les mauvais conseils de l'oisiveté. La décadence des mœurs avait préparé celle des croyances et la philosophie du XVIIIe siècle était née de cette corruption. Il devenait si commode pour ceux à qui on n'avait laissé d'autre tâche que le plaisir, de se faire une morale conforme à leurs penchants, de se rendre ainsi la vie facile et la conscience légère. Il était si flatteur pour chacun de croire à la bonté naturelle du genre humain, au progrès continu de la raison dans les cœurs purs. Il était si logique de rejeter, comme des fables injurieuses pour cette raison, les croyances gênantes pour cette joie de vivre et négatrices de cette bonté native. Et comme tout ce qui venait de nous faisait alors autorité, nos mauvaises doctrines avaient, par le crédit de notre langue, envahi l'Europe. Loin que les gouvernements étrangers tentassent de fermer leurs pays à la contagion, les plus absolus des souverains, Catherine et Frédéric, furent les plus hospitaliers. Flatter les philosophes était être célébré en retour par ces entrepreneurs de renommée, favoriser l'empire des sens était dissoudre les énergies dangereuses des sujets, la politique et la vie de ces princes leur faisaient importune l'idée d'un juge à qui rien ne demeure caché et que rien ne fléchit, être délivrés de lui supprimait la grande borne de leur pouvoir. La solidité de leur autocratie rassurait, à son tour, leurs sujets sur les conséquences de cette nouveauté française, et l'élite de leur noblesse s'amusa aux doctrines encyclopédistes comme aux jeux innocents de l'esprit. Le plus signalé service à rendre aux enfants de bonne maison fut de leur découvrir un maître philosophe, de poursuivre leur éducation en Occident et de la parfaire à Paris, où les jeunes gens suivraient les dernières modes de l'intelligence. Veut-on saisir, sur le fait, ce mélange des élégances aristocratiques et des doctrines révolutionnaires: qu'on lise l'ouvrage publié récemment, par le grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch, sur le comte Paul Stroganov[2]. Le père de celui-ci, un grand seigneur, ami de l'impératrice Catherine, cherche au fond de l'Auvergne, pour précepteur, Romme, le futur montagnard, le futur supplicié de Prairial, un mathématicien qui mettait la politique au nombre des sciences exactes, et adorait, pour être suprême, l'humanité. Romme entreprend l'éducation du jeune Paul en Russie et l'achève à Paris quand la révolution commence. Dans la ville où tous les étrangers de distinction se trouvent chez eux, Stroganov et son maître ont été précédés par Piatoli et Lubomirski, son élève. Ce dernier a été rejoint par son cousin, le prince Adam Czartoryski, et, dans ses Mémoires, le prince Adam parle de ce qu'il dut à la sagesse de Piattoli. Romme, plus philosophe encore, ne veut pour Stroganov que des relations pures: c'est pourquoi il le conduit chez Théroigne de Méricourt et l'affilie à la société des jacobins. Quand le vieux Stroganov trouve, enfin, que c'est trop de principes, il choisit, pour ramener en Russie le jeune Paul, un parent sage, Novossilltzov, qui, à Londres, étudie les institutions et adopte les libertés anglaises. Koutchoubey qui, avec Stroganov, Novossilltzov et Czartoryski, jouera bientôt un rôle dans la politique russe, s'est acclimaté, non loin d'eux, en Suisse, aux idées républicaines. Eux-mêmes les petits-fils de Catherine, Alexandre, héritier du trône, et son frère Constantin ont pour maître le Suisse et républicain Laharpe, qui croit tenir de son compatriote, Jean-Jacques, la minute préhistorique du Contrat social. Quand des hommes d'expérience et des souverains choisissaient ainsi les maîtres de leurs enfants, faut-il s'étonner si l'exemple imposait à une femme superficielle, et persuadée qu'avec de bonnes manières on ne saurait avoir de mauvaises doctrines?

En s'assurant les deux éducateurs dont elle avait ouï dire le plus de bien, la duchesse croyait avoir réparé le temps perdu. Elle n'avait pas prévu l'inévitable, leur discorde. Piattoli et mademoiselle Hoffmann, dit leur élève, «avaient commencé par s'aimer trop», mais firent vite pénitence, en se détestant. Il suffisait qu'ils tinssent chacun à son système d'enseigner pour avoir des prétextes à mésintelligences. Elles devinrent passionnées quand tous deux devinrent jaloux de leur élève, et que, pour se disputer la première place dans son cœur et dans son esprit, tout leur fut arme. Départager ces compétences furieuses appartenait à l'impartial arbitrage de la mère. Mais elle manquait d'aptitude et de loisir. C'est l'enfant qui, seule, allait choisir entre les avis contraires, gouverner son éducation et, par suite, ses maîtres. «Je ne prenais de tous deux que ce qui, à mon propre jugement, me paraissait raisonnable, et ce qui, surtout, se trouvait de mon goût.» Non qu'elle fût indocile. Elle accepta les épreuves par lesquelles on impose à toutes les jeunes filles tous les beaux-arts; elle dansait bien, dessinait mieux, brodait à miracle et ne se fit prier que pour la musique: elle aimait à l'entendre, mais jouée par les autres. Elle avait peu de goût pour les exercices du corps et ne consentait à la promenade «qu'à la condition de grimper aux arbres». Elle se trouvait trop grande pour jouer avec les enfants de son âge. Elle n'avait d'attraits que pour la pensée: histoire, littérature, philosophie, elle était disposée à apprendre plus qu'on ne songeait à lui enseigner. Sa curiosité universelle se faisait promener dans l'inconnu par son institutrice et par son gouverneur. Cette ardeur d'apprendre, la maturité précoce de cette raison confirmaient la foi de Piattoli dans les ressources de la nature humaine et la force spontanée du vrai. Il se fût reproché de tenir à l'attache un esprit explorateur et capable de trouver lui-même sa voie. La surabondance même des recherches et des acquisitions était la plus utile discipline pour cette intelligence infatigable: amasser lui donnerait de quoi choisir.

«Il avait une bibliothèque de bons et de mauvais livres, comme est ordinairement celle d'un homme. Excepté trois ou quatre ouvrages signalés et interdits, l'abbé me livra les autres. Grimpée et blottie sur la marche la plus élevée de l'échelle, je passais mes récréations à parcourir toutes sortes de fatras et de bonnes choses. Mademoiselle Hoffmann arrivait et me grondait. Du haut de l'échelle, je la laissais dire et lorsque je la voyais faire mine de m'atteindre, je m'élançais sur le corps de bibliothèque que j'escaladais très lestement au risque de me casser le cou. Je vois d'ici les bustes d'Homère et de Socrate entre lesquels je prenais place et d'où je négociais pour descendre: ce qui n'arrivait qu'après avoir obtenu la permission de continuer la lecture qui m'intéressait.»

Cette méthode hasardeuse eût développé chez la plupart le goût des ouvrages frivoles, elle fortifia dans Dorothée l'attrait vers les sciences les plus abstraites et les plus précises, «l'algèbre et les mathématiques que, dit-elle, je préférais à tout». Elle poussa ces sciences jusqu'aux calculs astronomiques. À treize ans, elle passait «avec un bonheur et un amour-propre singuliers de fréquentes soirées à l'observatoire de Berlin», derrière les grandes lunettes qui n'avaient jamais servi à de si jeunes yeux.

Cette vocation à chercher toujours plus loin préparait son intelligence à d'autres recherches plus essentielles. Par delà les immensités du firmament s'étendent les abîmes obscurs de la destinée; une intelligence comme la sienne devait être attirée vers les mystères que la conscience pressent et que la foi révèle. La preuve de sa vocation pour ces problèmes est que, plus tard, elle fit d'eux son étude et son remède. Mais, à l'âge où l'esprit ne voyage pas encore seul, elle ne trouva pas de guides vers ces régions. «Mon éducation religieuse était nulle, je ne faisait point de prières, car je n'en savais pas.» Elle n'avait été «qu'une fois» au temple, un jour que le prédicateur était fort mauvais. Elle s'y était endormie. Jugeant qu'à son âge les moyens factices de provoquer le sommeil étaient superflus, elle déclara qu'elle ne retournerait plus à l'église, et dire Amen fut tout l'effort religieux de Piattoli et de mademoiselle Hoffmann.

Donc, ni l'enfant ni ses maîtres ne croient à une loi divine du devoir. Dès lors, quelle incertitude sur ce devoir que les maîtres affirment seulement au nom de leur raison, que l'enfant peut contester au nom de la sienne! Où sont les prises sur la conscience à former? Sans doute leur affection pour leur élève et l'appel à son cœur leur donnent crédit sur elle, car son cœur est bon. Toutefois, si elle obéit souvent pour leur plaire, il lui arrive de se plaire à elle-même en désobéissant. Alors, leur unique ressource est de lui rappeler qu'elle doit à sa famille, à sa naissance, à son rang, à ses dons naturels, d'être par le savoir, par la générosité, par la douceur, par la patience, au-dessus des autres. Mademoiselle Hoffmann ne lui offre de ces prières que l'encens, Piattoli mêle, sous les formes les plus ingénieuses et enveloppées, les conseils aux éloges. Nous connaissons sa méthode par des lettres qu'il écrivait à son élève, quand des voyages l'éloignaient d'elle: on ne peut donner au nom d'une sagesse toute mondaine, de meilleures raisons à une grande dame pour ne jamais déchoir du piédestal où la société la place. Mais cette éducation n'agit que par une seule force: l'orgueil, et, en lui faisant appel sans cesse, elle le développe sans mesure. L'orgueil, certes, n'est pas un faible auxiliaire pour soutenir dans le caractère certaines vertus ostentatrices et certains respects de soi; mais il est un gardien bien envahisseur et gâte vite les vertus qu'il inspire. Il ne détend pas contre les faiblesses les plus coupables, si elles ne sont pas tenues pour avilissantes par le code arbitraire de l'honneur. Surtout il ne donne pas à l'âme où il commande la force de s'élever au-dessus de lui de lutter contre lui, de pratiquer les vertus humbles, d'aimer les devoirs méprisés. Rien n'enseignait à cette jeune âme le secret de s'oublier ou de se sacrifier; rien ne lui révélait les consolations intérieures qui rendent supportables les peines et précieux les actes où l'on n'est ni vu, ni plaint, ni admiré; rien ne lui préparait du courage pour le jour où les avantages présentés à sa jeunesse comme l'essentiel de la vie seraient emportés par l'âge ou les disgrâces.

Dans cette éducation, le superflu a donc pris la place du nécessaire. Les lacunes sont attestées par les Souvenirs même. Ils notent sans embarras les faiblesses de cœur et de chair que surprit autour d'elle le regard trop hâtif de l'enfant: elles ne sont pas de celles que la loi mondaine réprouve. Ils avouent avec plus d'émotion le désordre dont elle avait dès lors conscience dans sa propre vie et qu'«un orgueil excessif, une indépendance constatée, des liens de parenté affaiblis, des idées religieuses sans force» furent le mal de sa jeunesse. Ils peignent mieux encore le vice de cette éducation dans les pages où elle veut, «après avoir parlé sincèrement de défauts, citer les qualités qui les atténuaient». Et dans les excuses qu'elle cherche à son orgueil, que d'orgueil encore! «Je n'ai de ma vie élevé des prétentions, dit-elle, que lorsque j'ai pu supposer à la malveillance l'intention de les contester»; mais c'est précisément si elles sont contestées, qu'il y a modestie à ne pas les soutenir, et les plus altiers n'ont plus sujet de les affirmer quand elles sont reconnues. «J'admettais peu de supériorités, mais je n'étais pas asses sotte pour n'en reconnaître aucune, celles que donnent de grandes vertus, des talents remarquables, la vieillesse a toujours trouvé en moi l'estime et le respect»; n'accorder préséance qu'à la longévité, au génie et à la sainteté, n'est pas répandre ses égards en prodigue, «Je n'ai jamais manqué à la politesse»: c'est dire qu'elle sait l'importance de ses moindres attitudes. Son désir de plaire «n'était jamais assez général pour qu'il pût cesser d'être flatteur»; mais cette politesse a «de mauvais moments», et alors sa science des gradations marque les distances plus qu'elle n'établit les rapports. «Donner le bonheur est une manière d'exercer la puissance qui a toujours eu un grand charme pour moi. Aussi dans tous les temps j'ai été la meilleure possible pour mes gens et utile autant qu'il dépendait de moi à ceux qui me montraient de la confiance et me demandaient un service ou une protection»; mais son bonheur à donner ces bonheurs est un plaisir d'autorité. Elle accomplit sa charge de protection envers ceux qui la sollicitent, elle ne se sent pas débitrice de bienveillance envers ceux qui lui sont étrangers, ne lui demandent rien, lui demeurent hostiles. Ses rapports avec le genre humain sont de condescendance, personne ne lui a dit que la perfection de la bonté est s'abaisser pour être de niveau avec ses clients, personne que la charité monte parfois de l'humble vers le privilégié.

Souvenirs de la duchesse de Dino publiés par sa petite fille, la Comtesse Jean de Castellane

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