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CHAPITREI
La duchesse d’Orange

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Table des matières

La Seine était grossie et ballottée par une tempête soudaine. Il ventait très-fort. Le fleuve parisien, si gracieux d’ordinaire entre Conflans et la route humide qui descend vers la Normandie, avait pris les allures d’une petite mer en furie. Bien qu’on fût au commencement de septembre, et que les canotiers ordinaires, ou extraordinaires, venus là en envolée de vacances, fussent tous à leur poste d’embarquement, ils se contentaient de maugréer contre cette tempéralure hors de saison. Aucun d’eux ne se souciait de braver sans nécessité les flots de cette eau réputée douce, et qui s’était mise en révolte inattendue comme une sorte de volcan aqueux.

Seule, une jeune femme, agacée de ce contre-temps, déclara qu’elle voulait quand même faire la promenade sur l’eau pour laquelle on l’avait dérangée.

C’était une reine de la mode parisienne, reine fort adulée et fort capricieuse.

–Il ne sera pas dit, s’écria-t-elle, que j’aurai accepté pour rien cette invitation à une partie de campagne et de canotage. J’ai renoncé pour elle à plusieurs autres projets très-séduisants. Il n’y a pas de temps qui tienne, je veux aller en canot.

Elle se tourna vers le petit cénacle de jeunes hommes, qu’elle admettait à la faveur très-recherchée de lui servir de courtisans, et elle ajouta, en faisant rayonner le charme de son sourire, que plus d’une fois elle avait reconnu être irrésistible:

–C’est moi qui vais tenir la barre. Lesquels de vous, messieurs, veulent prendre les avirons en main, et monter le canot qui va porter ma fantaisie et ma fortune?

Il y eut un mouvement d’hésitation très-accentué. Beaucoup des entendeurs étaient très-braves et très-aventureux, mais ne jugeaient pas à propos d’aller ainsi se jeter dans un danger réel, sans aucun motif utile. La proposition fut accueillie avec un froid tellement significatif, que son auteur dut le prendre pour un refus formel.

La tempête redoublait, et le péril devenait plus grand à chaque minute.

La jeune femme était habituée avoir ses moindres caprices obéis avec précipitation. Elle fut tellement étonnée de ce retard inaccoutumé et surtout inattendu qu’à son tour elle eut l’air d’hésiter, mais son impatience de toute contradiction eut vite repris le dessus.

–Je ne veux pas, clama-t-elle en paroles sifflantes comme les scintillements d’une épée de maître blessé dans son amour-propre, je ne veux pas qu’on puisse dire avoir vu la duchesse d’O– range baisser pavillon devant une fantaisie difficile à contenter, ou reculer devant un danger quelconque. Ne suis-je pas l’amante de tous les périls? Allons, messieurs, que ceux d’entre vous, voulant prouver leur désir d’être admis plus tard à me parler d’amour, s’aventurent avec moi dans l’embarcation que je vais désigner. Qui m’aime me suive!

–On vous aime à la folie, mais on ne vous suivra pas, répondit unjeune homme à la physionomie blafarde, insignifiante et fatiguée, bien digne d’appartenir à cette catégorie de décadents, qu’hier on stigmatisait du nom de gommeux, qu’aujourd’hui l’on abaisse jusqu’à la qualification de boudinés.

La duchesse d’Orange resplendissait dans un tel prestige qu’elle pouvait tout se permettre. Elle n’hésita pas à répondre fièrement:

–Avez-vous cru que je pourrais accepter comme compagnon de danger à courir un inutile comme vous, un diminutif de la nature humaine, au physique comme au moral?

Le malheureux ainsi cinglé ne put trouver aucune réplique. Il rentra dans l’ombre, dont il aurait bien faitde ne pas vouloir sortir.

L’intrépide jeune femme se dirigea alors vers le comte Henri de Nigès, et lui dit simplement:

–Vous n’avez jamais voulu apprendre à vous bien servir d’un aviron. Je le regrette aujourd’hui plus que jamais. Je suis assurée malgré tout que vous ne refuserez pas de prendre en main le gouvernail. C’est moi qui ramerai. Embarquons dans cette yole légère et solide à la fois.

–Mais je ne saurai pas assez manœuvrer, répondit le comte, qui était à la fois le plus épris et le plus respectueux de tous les adorateurs de la jeune femme.

–Vous n’aurez qu’à obéir à mes indications. Vous aussi hésiteriez-vous?

–Comment le pourrais-je? Ne vous ai-je pas dit que je vous, aimais jusqu’à la mort?

–C’est bien.

Et la resplendissante étoile de la mode parisienne, que l’on appelait tour à tour la duchesse d’Orange, à cause de son teint d’Andalouse semblant échappée d’une poésie d’Alfred de Musset, ou la Fée des eaux, à cause de son talent de canotière sans rivale, tendit la main au jeune comte.

–Je vous permets de l’embrasser, dit-elle avec un abandon rempli de fierté adoucie, où l’on pouvait retrouver la condescendance et la sérénité d’une souveraine assurée de son pouvoir, en même temps qu’un peu de la lascivité dominatrice et grisante d’une sorte de Cléopâtre moderne et parisienne.

Plusieurs jeunes hommes se présentèrent alors pour suivre la jeune femme dans sa fantaisie aussi dangereuse que hardie, prétendant qu’ils voulaient lui servir d’escorte de sauvetage.

Elle trouva un mot cruel pour les éloigner.

–Je ne dirai pas que vous ressemblez à des poltrons révoltés, s’écria-t-elle avec un accent de dédain suprême, mais je n’aime pas les hésitants. Je monterai seule avec le comte de Nigès, mon meilleur et mon plus fidèle ami, dans la yole que j’ai choisie. Lui, qui n’a aucune prétention à devenir un marin d’eau douce comme vous tous, il n’a pas hésité à être mon chevalier servant en cette occasion. Il doit demeurer seul auprès de moi.

Elle réfléchit un instant et savoura l’embarras ou le dépit qu’elle venait de soulever; puis elle ajouta frémissante:

–Si quelques-uns d’entre vous veulent accepter le défi que je vais leur porter, je les prendrai pour de galants hommes, et je les traiterai toujours comme tels. Je parie une discrétion d’être arrivée plus tôt que n’importe quelle autre barque au barrage prochain.

–Une discrétion! C’est trop séduisant pour ne pas être accepté, répondit tout un chœur de soupirants longtemps éconduits par la plus capricieuse des rayonnantes de la mode.

Et l’on se prépara à partir pour cette course étrange, au milieu de l’orage et de la tempête croissant toujours de violence et d’intensité.

La duchesse d’Orange s’élança avec une hardiesse enivrante de grâce et de légèreté dans la petite yole qu’elle avait choisie.

Elle avait jeté sur la berge le long manteau qui recouvrait son élégant costume de canotière, sans prendre le temps de le confier aux mains de personne. Ce fut à qui s’empresserait de le ramasser.

Phryné dut avoir un geste semblablement hautain, lorsqu’elle laissa tomber son voile devant les juges qu’elle était assurée de fasciner par la simple vue de son corps sculptural. ptural.

L’admiration gagna de même tous les spectateurs quand la duchesse apparut comme une reine de féerie, dans son déshabillé de marinière incomparable.

Cette admiration aussi générale que spontanée, on put la voir se traduire par des coups d’œil de jalousie à peine retenus ou dissimulés chez les femmes, par des regards chargés de désirs chez les hommes.

C’est que réellement la hardie Fée des eaux rayonnait de séduction.

Son costume était un chef-d’œuvre de bon goût etde calcul fait en vue d’exciter les sens et le cœur, en vue de poétiser les effluves d’amour.

La duchesse s’adonnait chaque jour à des exercices corporels, qui avaient perfectionné la merveilleuse beauté plastique dont la nature l’avait douée. Dès son enfance il en avait été ainsi.

Son buste gracieux dans sa force, avait le modèle des plus belles statues de la Grèce, cette grande païenne éthérée dont les fils surent si bien diviniser le culte de la forme et de la chair.

Ce buste idéal était dessiné par la flanelle blanche d’une vareuse laissant tout deviner sans rien accentuer.

C’était une enveloppe, au lieu d’être une prison, comme le corset, cette invention moderne créée pour venir en aide aux femmes mal faites, ou déformées soit par le vice précoce, soit par le farniente et l’éloignement des exercices salutaires.

Son pantalon, de même étoffe et de même nuance que la vareuse, s’arrêtait au genou, où il était fixé par deux petites bouffettes de ruban fort simples. Il laissait voir la jambe la plus merveilleusement sculptée par le grand artiste divin, que jamais regard humain ait été admis à contempler.

La cheville avait cette finesse exquise et délicate qu’offrent seules les natures aristocratiques. Le pied était cambré, élégant, fier comme celui des héroïnes de la légende castillane.

La silhouette charnelle du mollet faisait naître des frissons de désir, des vertiges de volupté.

Cette jambe, qui eût donné des nostalgies de possession même aux élus du paradis de Mahomet, avait été chantée par celui que la duchesse d’Orange ne craignait pas de nommer son poète.

Avec ce dédain profond de l’opinion du monde, que seules les grandes dames ou les grandes natures osent afficher, la duchesse d’Orange se plaisait à faire réciter par ses adorateurs cette compromettante apothéose de sa jambe. Parfois elle se laissait aller à la dire elle-même, en ajoutant:

–Bien sot qui mal y pense. Jamais mon poète n’est allé plus haut.

On souriait, on chuchotait, mais on n’osait blâmer ouvertement. La souveraineté de cette enchanteresse était bien établie. Elle donnait du reste ainsi la meilleure preuve que cet hommage rhythmé lui plaisait infiniment, car cette splendide duchesse était modeste, et d’ordinaire n’aimait pas à être encensée ouvertement.

Elle réalisait le type enchanteur d’une créole parisienne. Il n’y avait du reste rien d’étonnant, car ses ancètres étaient originaires des Grandes-Indes.

Son œil noir projetait des lueurs troublantes par instant-, mais il demeurait presque toujours rêveur et mélancolique, comme mouillé de douleur intime.

Toute sa nature semblait un volcan au repos, suivant l’expression juste et pittoresque de l’un des princes du Jockey-Club. On y entrevoyait des flots de lave sommeillante en même temps que des rêveries perpétuelles. Le sang indien, qui semblait bondir au lieu de couler sous sa chair mate et nacrée, en était la cause certaine.

On trouvait dans son regard, mélancolique toujours, inquiet souvent, une sorte de ressouvenance des murmures innombrables que chante le vent dans les forêts vierges, ou l’écho des plaintes monotones de la mer inlassable.

On voyait aisément que sa froideur était voulue.

Ses allures étaient celles d’une souveraine en exil. Il y avait dans ses moindres caprices une sorte de révolte résignée, qui faisait deviner une âme souffrante, une blessée de la vie ne voulant pas se plaindre.

Une forêt de cheveux noirs et frisés naturellement folâtrait en boucles douces et soyeuses autour de son visage frappant de séduction.

Ses lèvres légèrement sensuelles, ombragées de ce duvet excitant qui fait désirer les femmes brunes, semblaient faites pour les baisers faciles, mais son front olympien et son regard toujours sérieux, froid et ferme comme une lame d’acier, palliaient cet appel ou plutôt cet encouragement au désir.

Sa nuque était adorable dans sa grâce remplie de force.

C’était bien à elle qu’on pouvait appliquer cette expressive strophe de notre grand poète Alfred de Musset:

Ma belle veuve au long réseau,

C’est un vrai démon! C’est un ange

Elle est jaune comme une orange,

Elle est vive comme un oiseau.

La vérité est que cette duchesse exotique, malgré son origine indienne, avait la peau admirablement blanche, mais que pour faire ressortir davantage la blancheur rose et nacrée de ses bras et de ses épaules admirables, elle se servait d’une poudre spéciale qui lui jaunissait légèrement le visage.

C’était là sa seule coquetterie. L’effet produit était grand. Lorsque le petit nombre des initiés lui demandait la raison de ce caprice un peu étrange, elle répondait en souriant:

–On m’appelle la duchesse d’Orange; ne faut-il pas que je mérite ce surnom?

L’ensemble de sa physionomie, alliant l’énergie hautaine à la douceur presqu’enfantine, étonnait par son charme rayonnant et sa poésie communicative.

Son premier aspect était foudroyant, irrésistible. Elle jetait autour d’elle des étincelles magnétiques.

Sa voix un peu voilée, comme son âme et son regard, avait des sédnctions étranges, des caresses d’intonation qui allaient droit au cœur, des modulations mélodiques et félines qui attiraient les plus froids et les plus insensibles.

Ses dents étaient éblouissantes de blancheur. Petites, bien rangées, semblant toujours prêtes à mordre, elles faisaient l’effet de perles précieuses placées sur des gencives sanguines.

–Combien serait heureux celui qui pourrait arriver à obtenir un baiser allant jusqu’à la morsure de vos dents splendides, lui dit un jour le prince de T…

–A peu près aussi heureux, répondit-elle avec son regard des mauvais instants, que s’il était tombé aux griffes d’une tigresse en furie.

Cette souveraine de la mode était –vraiment une énigme, qui ne voulait pas se laisser déchiffrer.

Elle avait le sourire assez rare et, fort difficile à faire naître, mais sa puissance était charmeresse.

Le comte Henri de Nigès s’élança donc avec transport, comme on doit le penser, à la suite de cette fée irrésistible, et prit place dans la barque avec une espérance grisante au cœur.

–Mon cher comte, dit la duchesse, votre rôle va être bien facile à remplir. Tant que la barque filera droit, vous n’avez absolument rien à faire. Quand elle ira trop à gauche, vous mettrez la barre à droite; si elle tourne trop à droite, vous la ferez incliner vers la gauche. Ce jeu de bascule vous préparera à la carrière politique, dans laquelle vous vous lancerez tôt ou tard. Je veux faire de vous un ministre de l’avenir.

Les canotiers ayant accepté la lutte avaient pris place dans leurs barques respectives. Malgré la tempête on commença cette joute dangereuse que le caprice d’une princesse de beauté avait décidée ou plutôt exigée.

La duchesse était là dans son élément. Elle jouait avec les flots, malgré leur résistance et leur fureur. Elle ramait avec autant de calme et de grâce que si elle se fût trouvée sur un lac paisible. Ses avirons étaient maniés avec une sûreté inaltérable; aucun temps n’était perdu.

Qu’elle était belle ainsi!

Tout en elle méritait l’admiration: le contour de ses bras marmoréens, la pose gracieuse de son buste, le cadencement de ses hanches. puissantes, le rayonnement de sa physionomie illuminée par la satisfaction d’avoir réalisé une folie.

Le comte et ceux qui montaient les barques voisines étaient littéralement éblouis par cette étoile nautique, ramant à. leur tête avec une maëstria incomparable.

–Allons, messieurs, disait-elle, pas de fausse galanterie. Tâchez de vaincre, ou la porte de ma maison vous sera fermée à jamais. Je prendrai en estime toute particulière quiconque me dépassera.

Les efforts des jouteurs redoublaient. En passant devant l’allée ombreuse des tilleuls qui ornent la place du charmant petit village d’Andresy, deux barques avaient devancé celle de la duchesse. Elles gardèrent l’avance jusqu’à l’entrée du canal qui se trouve en amont du barrage, mais l’habile marinière avait ménagé ses forces pour ce moment décisif. Le vent avait moins d’action sur cette eau encaissée; les embarcations pouvaient mieux répondre à l’impulsion donnée. On était assuré d’avancer mieux en ramant fort.

–Faites bien attention à tous mes mouvements, ditla duchesse au comte, et tenez bien la barre.

Elle semblait ravie. Son œil si calme d’ordinaire, si profond de froideur réelle ou voulue, jetait du feu comme celui d’une amazone marchant au combat; ses narines frémissaient comme les ailes d’un aigle se préparant à combattre ou à planer.

A vingt mètres du but les trois barques se trouvaient sur la même ligne. La victoire demeurait indécise, mais les derniers coups d’avirons donnèrent l’avantage à l’intrépide canotière.

Son triomphe fut accueilli par des applaudissements enthousiastes, unanimes. Les éclusiers et les mariniers de l’endroit lui firent une ovation aussi bruyante que spontanée. Elle s’y montra beaucoup plus sensible qu’aux hommages de ses courtisans ordinaires ou extraordinaires.

–Comte, dit la jeune femme en allant avec une tendresse féline vers son compagnon de barque, il me semble qu’on vous oublie trop dans notre victoire. Je veux vous sacrer maître barreur. Pour cela il est juste et nécessaire de vous donner une franche accolade.

Et l’adorable jeune femme se jeta au cou du comte de Nigès. Elle l’embrassa plusieurs fois avec effusion.

Sous cette étreinte inespérée, sous cette caresse troublante et grisante, l’heureux distingué devint pâle et tremblant, comme un néophyte venant de toucher à quelque voile défendu.

–Comme il m’aime, ne put s empêcher de penser la fière jeune femme.

Les vaincus se rapprochèrent. La duchesse voulut presser la main de tous et trouva pour chacun un mot aimable.

Ils demandèrent quelle serait la discrétion qu’ils venaient de perdre.

Le front de la jouteuse redevint sérieux pour leur répondre:

–Je veux. dit-elle, si vous le permettez, vous associer à une œuvre de charité, ou plutôt de réparation intime et sociale. Chacun de vous devra verser entre les mains d’un trésorier spécial la somme qu’il jugera convenable. Le total servira à venir en aide à la femme de cette commune qu’on reconnaîtra avoir été rendue la plus malheureuse par son mariage.

–Alors, c’est une sorte de rosiérat après la lettre que nous allons fonder.

–Donnez-lui le nom que vous voudrez.

–L’idée est originale.

–Elle vient d’une âme souffrante et miséricordieuse, dit le comte de Nigès sortant de sa rêverie. Je demande à apporter la première offrande.

–J’accepte, comte, répliqua la duchesse, mais à une condition, c’est que vous allez vous charger de faire l’enquête nécessaire pour arriver à bien placer notre argent. Je vous aiderai. Me voulez-vous pour votre secrétaire?

–Vous me comblez, répondit le gentilhomme avec’émotion.

–Puisque vous acceptez, reprit l’enchanteresse, je vais entrer en fonctions dès à présent. J’aperçois un petit café sur la berge. Entrons-y; je vais ouvrir mon registre d’inscriptions. Comte, je veux bien que votre nom soit en tête, mais le mien viendra immédiatement après.

–Il n’est pas rationnel, fit remarquer l’un des vaincus, que les vainqueurs paient les frais de la guerre. Ce serait jouer à qui gagne perd. Craignez-vous que notre générosité ne soit pas à la hauteur de la noblesse de votre pensée?

–Vous avez raison, répondit la duchesse. Je ne veux pas vous frapper d’un impôt trop lourd par l’exemple ou par l’amour-propre. Nous ajouterons ce que nous voudrons, le comte et moi, à la somme souscrite par vous tous, et pour que vous ne m’accusiez pas d’être trop ambitieuse dans mes vues de charité, je vous déclare à l’avance que le maximum de la souscription devra être100fr.

–Le mieux est qu’elle soit uniforme, dirent tour à tour les vaincus. Chacun de nous versera100fr.

–Messieurs, combien je dois vous remercier, s’écria la jeune femme. Vous êtes tous de nobles cœurs, et cette journée sera le meilleur de mes souvenirs.

L’on entra au petit café tenu par une parente de l’éclusier. La duchesse demanda le long manteau dont elle recouvrait son costume, ou plutôt son déshabillé de canotière. Un de ses cavaliers servants l’avait soigneusement porté sous le bras pendant toute la durée de la lutte nautique. Il accourut et se trouva trop payé du sourire assez froid qu’il reçut en échange de sa complaisance.

Après s’être drapée dans son manteau, la jeune femme demanda au comte de N... de lui offrir le bras. Elle demeura quelque temps à se promener et à causer avec lui sur la route. Elle prétendait avoir besoin de se dégourdir un peu les jambes après l’énervement. de la lutte. En réalité elle voulait récompenser le comte de l’aide qu’il lui avait si gracieusement apporté en toute façon.

Le temps s’était rasséréné. Il y avait beaucoup de monde dans cette hôtellerie, beaucoup de Parisiens et de canotiers s’étant déplacés pour se donner du bon temps. Ils étaient arrivés là comme une envolée d’échappés de ce grand parc au nervosisme, que les gens de race germaine jalousent autant qu’ils l’admirent en l’appelant la Babylone moderne.

Les propos joyeux se faisaient entendre à chaque table, et les voisins commençaient à fraterniser sans se connaître.

Dans un coin de la salle deux jeunes gens étaient attablés en face de jeunes femmes à la tenue hardie, un neu gamine, à l’allure d’autant plus gaillarde que, venues là pour canoter ou courir en pleine campagne, elles avaient cru devoir s’alcooliser un brin pour combattre l’ennui d’un ouragan inopportun.

–Le ciel nous refuse son azur, avait dit l’un des jeunes gens; le vin est meilleur garçon, il va nous faire voir tout en rose et en bleu. Meltons-nous à l’œuvre vivement et aidons-lui.

Le quatuor n’était pas ivre, mais il avait trouvé la consolation d’une gaie té bruyante.

L’une des deux femmes était celle Olga, dont la danse excentrique venait d’être remarquée à Mabile. Sa manière avait plus de hardiesse et de nouveauté échevelée que d’indécence. Elle man-quait un peu de grâce, mais quelle désinvolture, quelle légèreté, quelle furia!

C’était la panthère du cancan. Elle avait des bondissements qui étonnaient ou faisaient frémir.

Son œil lançait des lueurs fauves comme celui d’une gitana incapable de se plier aux usages admis, impatiente de tout joug, revêche à toute subordination. Elle avait toutes les allures d’un gavroche, et ses camarades l’appelaient le garçon enj uponné.

Bonne fille du reste, et rem plie de cœur, mais quelle tête!

Son élu du jour était un rapin, aussi espiègle et aussi tapageur qu’elle-même.

–C’est donc la duchesse d’Orange, cette belle victorieuse-là? demanda tout à coup la danseuse à son rapin, en lui désignant la Fée des eaux, qui se promenait devant l’hôtellerie.

–Oui… En voilà une vraie femme!

–Eh bien, et moi?

–Toi, tu sais bien que tu es mon gamin aimé.

–Turlututu. Qu’est-ce qu’elle a donc de plus que moi cette princesse de la haute? On dit qu’elle est de sang indien; moi je suis d’origine sauvage. Elle a l’œil fascinateur; moi aussi, et de plus j’ai le regard canaille. Elle est la Fée des eaux; ne suis-je pas la reine du can can?… Elle m’agace.

–Tiens toi convenablement.

–Mille jambes en l’air! Tu baisses, rapin. Je te lâcherai…

–Oh! ma petite louve!

–Je te dis qu’elle m’agace. Celui qu’elle affecte de nommer son poète m’a fait des vers aussi. Tiens ma chaise, rapin. Je vais monter dessus pour les réciter.

–Vas-tu te tenir tranquille?

–Tu raisonnes! Alors je monte sur la table.

Et la folle s’élança d’un bond sur la table, renversant books et soucoupes. Puis elle récita pas trop mal, sur ma foi, le passage qui lui plaisait.

Avant de descendre de sa tribune improvisée, elle s’écria en se frappant la poitrine avec crânerie:

–Olga, c’est cocotte, pour les prudhommes ici présents qui ne la connaissent pas.

Le maître du café venait d’entrer au moment même. Il voulut faire quelques observations à Olga, en lui disant que son établissement était une maison renommée pour sa tranquillité et qu’il ne fallait pas y porter le trouble.

–Qu’est-ce que tu demandes, bonhomme? lui répondit-elle. Veux-tu que je t’apprenne à faire le grand écart?. Non, tu n’as pas une binette susceptible d’apprécier cette fantaisie… Eh bien, je vais t’apprendre à ne pas garder ton bonnet sur la tête en venant parlor à Olga.

Et, sans aucun effort apparent, avec la promptitude d’un éclair inévitable, elle le décoiffa prestement du bout de son pied, en lui disant:

–Voici ma supériorité sur les autres femmes. Elles ne savent que coiffer les serins, moi je les décoiffe.

La duchesse d’Orange entrait dans la salle en ce moment. Elle ne put retenir un franc éclat de rire en voyant la mine du cabaretier.

Olga s’adressa à elle immédiatement et lui dit avec brusquerie:

–Voulez-vous faire un autre pari avec moi? Je vous réponds que vous ne le gagnerez pas facilement.

–Voyons quand même, répondit la duchesse avec bienveillance.

–Très-bien, madame. On ne m’avait pas trompée en me disant que vous êtes fière seulement pour les grands et que vous êtes accueillante pour les humbles et les déclassés. Voici ce que j’ai à vous proposer: le temps s’est remis un peu; voulez-vous que nous courions d’ici au pont de Poissy, vous en canot, moi à pied?

–J’accepte avec plaisir, reprit la belle marinière. La fin de la journée se trouvera ainsi occupée.

–Que parions-nous? demanda Olga.

–Le simple plaisir de gagner, répondit la duchesse.

Elle se tourna vers le comte de Nigès, et prenant son bras elle ajouta:

–Allons, mon gentilhomme barreur, vous allez reprendre votre poste de combat. Quand mademoiselle sera prête, elle voudra bien nous faire prévenir.

Le comte et l’intrépide canotière se rendirent immédiatement à leur embarcation, pour la faire écluser et se tenir prêts à partir.

Olga, un peu étourdie de ce qu’elle venait de faire et de proposer, secoua l’épaule de son rapin, et lui dit:

–Eh bien, tu sais, mon coco fêlé, tu avais raison. C’est une vraie femme, mais je vais la faire suer. Si elle a de rudes bras, j’ai de bonnes jambes.

On partit.

Olga eut le tort de vouloir prendre trop d’avance et de s’essouffler un peu au départ. De plus, elle était gênée par le déjeuner trop copieux et trop arrosé qu’elle venait de faire. Au bout de mille mètres, elle avait perdu son avance, et à cent mètres du pont elle était rattrapée.

L’endiablée danseuse avait trop de vigueur, de courage et d’amour-propre pour échouer au moment d’arriver au but. Elle redoubla de volonté et s’élança en quelques bonds énergiques. Elle touchait à la victoire, lorsqu elle entendit de grands cris, des appels de voix désespérés, partis de tous côtés autour d’elle.

La barque montée par la duchesse venait de chavirer. Pour arriver au terme de sa course, la hardie rameuse avait voulu passer trop près d’un gros bateau à vapeur remontant le fleuve: sa légère vole avait été renversée.

Le courant était très-fort et très-dangereux.

–Vous savez nager, dit le comte à la duchesse. Ne vous inquiétez pas de moi.

–Mais non, je ne sais pas, répondit-elle entre deux plongeons.

–Ni moi non plus. Comment vous sauver?

Le comte ne songeait nullement à sa propre vie, mais la douleur désespérée de ne pouvoir venir en aide à celle qu’il aimait tant se lisait en traits navrants sur son visage.

–A nous! cri a-t-il.

Il n’y avait là que des femmes ou des enfants.

On appela les mariniers qui se trouvaient de l’autre côté du pont; mais auraient-ils le temps d’arriver avant la noyade complète des deux infortunés?

–Je vais à vous, cria Olga.

Et la vaillante jeune femme se dépouilla en un clin-d’œil de ses jupes, se jeta résolùment à la nage et parvint à pousser devant elle la duchesse et le comte jusqu’aux poutres transversales qui soutiennent les vieux moulins adossés à l’antique pont de Poissy et forment au milieu de l’eau un échafaudage étrange.

Ils étaient sauvés et n’eurent qu’à se cramponner après ces poutres de salut.

La barque du bateau à vapeur qui avait causé l’accident arriva plus tôt au secours des chavirés que celles des mariniers de la rive. La duchesse, Olga et le comte furent recueillis et conduits à l’hôtel de l’ Esturgeon, où ils reçurent les soins les plus empressés.

Ils furent assez vite remis. Le danger avait été très-grand, mais grâce à la promptitude avec laquelle Olga avait apporté son secours aussi énergique qu’intelligent, il avait duré trop peu pour pouvoir causer un mal sérieux.

La duchesse et le comte, malgré leurs plongeons multiples, n’avaient même pas perdu connaissance. Ils s’étaient maintenus assez en dehors en se débattant contre les flots, pour n’avoir ressenti aucun commencement d’asphyxie.

La duchesse remercia Olga avec une délicatesse exquise. Elle la pria de venir la voir à sa rentrée à Paris, et lui promit qu’elle serait la bien accueillie en toute occasion.

–Ce que j’ai fait est tout simple, répondit la vaillante danseuse. D’abord, c’est moi qui ai causé l’accident, puisque j’ai proposé cette course; je devais donc tout faire pour vous porter secours. Ensuite, vous aviez été si bienveillante pour moi, vous qu’on accuse de fierté outrée!

Et pour couper court au concert de félicitations dont on l’accablait de tous côtés, la généreuse jeune fille s’écria tout à coup:

–Mais où donc est mon rapin? S’est– il évanoui de peur?

–Me voici, répondit une voix devenue timide.

–C’est comme cela que tu m’abandonnes?

–Tu sais bien que je ne puis courir.

–Oh! oui, j’oubliais tes battements de cœur. Tu ne m’as pas vue dans la grande tasse?

–J’étais encoré loin.

–Imbécile!

Le ton dont la danseuse disait ce mot imbécile, est inénarrable. Il perdait tout caractère d’offense. C’était un juron plutôt qu’autre chose. Ses plus grandes colères étaient aux trois quarts passées, lorsqu’elle l’avait lâché. Parfois elle l’employait comme une caresse.

Elle prit la main du jeune homme, l’attira vers elle, et lui dit avec une tendresse infinie:

–Conte-moi donc une de tes boutades. J’ai envie de rigoler maintenant; ça va finir de me remettre de ma baignade. Tu es si drôle quand tu veux.

–Et toi, tu es uné vaillante et crâne petite femme.

Quelqu’un, parmi les curieux, fit l’observation suivante:

–Ça finit par une idylle.

–Qu’est-ce que c’est ça, une idylle? demanda Olga à son rapin.

–Ça veut dire que nous nous aimons bien.

–Oui, monsieur, vous avez raison, tout comme si vous étiez brigadier, clama la vive danseuse en se tournant du côté où avait été entendue la remarque précédente. A présent, allez à vos affaires.

De son côté, le comte Henri de Nigès sentait bien que le danger mortel auquel il venait d’échapper en compagnie de la duchesse devait forcément rendre leurs rapports plus intimes. Il était trop galant homme pour vouloir brusquement mettre à profit cette nouvelle situation, mais il résolut d’interroger un peu celle qu’il aimait plus que sa vie.

Il demanda:

–Comment se fait-il que, ne sachant pas nager, vous preniez plaisir à commettre des imprudences nautiques? Je vous sais amante de tous les périls; seriez-vous amante de la mort?

–Ceci est mon secret.

–V ous voulez donc être chaque jour à mes yeux une énigme plus indéchiffrable.

–Soyez mon Œdipe.

–Pour cela, il faudrait connaître un peu votre vie passée.

–Informez-vous-en. Je vous y autorise.

–Pourquoi ne me la raconteriez-vous pas ?

–Je suis trop indolente et je n’aime pas à récriminer. Et puis on ne se connaît pas soi-même.

–C’est bien. Je vais vous étudier dans le passé, puisque vous m’y autorisez. Je vous prendrai dès votre enfance pour vous suivre jusqu’à votre jeunesse.

–Ma jeunesse physique, car je n’ai plus de jeunesse de cœur.

–Vous en retrouverez une.

–Je voudrais bien. Voici tout ce que je puis vous dire. J’ai été élevée par mon grand-père et n’ai pas connu ma mère. Mon aïeul est mort trop tôt. Vous trouverez, rue de Mulhouse, un de ses amis. Il vous renseignera. Je vous donnerai son nom et vous indiquerai sa demeure. Il garde un journal de ma vie où j’écrivais mes impressions. S’il veut vous en donner connaissance, je ne m’y oppose pas.

–J’irai le voir dès demain.

Le comte se présenta donc dès le lendemain chez M.L., qui l’accueillit amicalement, grâce à la lettre qui lui avait été remise par la duchesse. Sur ses instances il lui raconta toutes les particularités de la vie de notre héroïne. Nous les retracerons suivant le livre-journal qui nous a été communiqué. Nous avons tenu, dans ce premier chapitre, à dessiner le caractère de celle qu’on surnommait la duchesse d’Orange.

La Créole parisienne

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