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II LE PETIT HOMME GRIS
ОглавлениеAu temps jadis (je parle de trois ou quatre cents ans), il y avait à Skalholt, en Islande, un vieux paysan qui n'était pas plus riche d'esprit que d'avoir. Un jour que le bonhomme était à l'église, il entendit un beau sermon sur la charité.—«Donnez, mes frères, donnez, disait le prêtre; le Seigneur vous le rendra au centuple.» Ces paroles, souvent répétées, entrèrent dans la tête du paysan et y brouillèrent le peu qu'il avait de cervelle. A peine rentré chez lui, il se mit à couper les arbres de son jardin, à creuser le sol, à charrier des pierres et du bois, comme s'il allait construire un palais.
—Que fais-tu là, mon pauvre homme? lui demanda sa femme.
—Ne m'appelle plus mon pauvre homme, dit le paysan d'un ton solennel; nous sommes riches, ma chère femme, ou du moins nous allons l'être. Dans quinze jours je vais donner ma vache…
—Notre seule ressource! dit la femme; nous mourrons de faim!
—Tais-toi, ignorante, reprit le paysan; on voit bien que tu n'entends rien au latin de M. le curé. En donnant notre vache, nous en recevrons cent comme récompense; M. le curé l'a dit, c'est parole d'Évangile. Je logerai cinquante bêtes dans cette étable que je construis, et, avec le prix des cinquante autres, j'achèterai assez de pré pour nourrir notre troupeau en été comme en hiver. Nous serons plus riches que le roi.
Et, sans s'inquiéter des prières ni des reproches de sa femme, notre maître fou se mit à bâtir son étable, au grand étonnement des voisins.
L'oeuvre achevée, le bonhomme passa une corde au cou de sa vache et la mena tout droit chez le curé. Il le trouva qui causait avec deux étrangers qu'il ne regarda guère, tant il était pressé de faire son cadeau et d'en recevoir le prix. Qui fut étonné de cette charité de nouvelle espèce, ce fut le pasteur. Il fit un long discours à cette brebis imbécile, pour lui démontrer que Notre-Seigneur n'avait jamais parlé que de récompenses spirituelles; peine perdue, le paysan répétait toujours: «Vous l'avez dit, monsieur le curé, vous l'avez dit.» Las enfin de raisonner avec une brute pareille, le pasteur entra dans une sainte colère et ferma sa porte au nez du paysan, qui resta dans la rue tout ébahi, répétant toujours: «Vous l'avez dit, monsieur le curé, vous l'avez dit.»
Il fallut reprendre le chemin du logis; ce n'était pas chose facile. On était au printemps, la glace fondait, le vent soulevait la neige en tourbillons. A chaque pas l'homme glissait, la vache beuglait et refusait d'avancer. Au bout d'une heure, le paysan avait perdu son chemin et craignait de perdre la vie. Il s'arrêta tout perplexe, maudissant sa mauvaise fortune et ne sachant plus que faire de l'animal qu'il traînait. Tandis qu'il songeait tristement, un homme chargé d'un grand sac s'approcha de lui et lui demanda ce qu'il faisait là avec sa vache, et par un si mauvais temps.
Quand le paysan lui eut raconté sa peine: «Mon brave homme, lui dit l'étranger, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de faire un échange avec moi. Je demeure près d'ici; cédez-moi votre vache que vous ne ramènerez jamais chez vous, et prenez-moi ce sac; il n'est pas trop lourd, et tout ce qu'il contient est bon: c'est de la chair et des os.»
Le marché fait, l'étranger emmena la vache avec lui; le paysan chargea sur son dos le sac, qu'il trouva terriblement pesant. Une fois rentré au logis, comme il craignait les reproches et les railleries de sa femme, il conta tout au long les dangers qu'il avait courus, et comment, en homme habile, il avait échangé une vache qui allait mourir contre un sac qui contenait des trésors. En écoutant cette belle histoire, la femme commença à montrer les dents; le mari la pria de garder pour elle sa mauvaise humeur, et de mettre dans l'âtre son plus grand pot-au-feu.—Tu verras ce que je t'apporte, lui répétait-il; attends un peu, tu me remercieras.
Disant cela, il ouvrit le sac; et voilà que de cette profondeur sort un petit homme tout habillé de gris comme une souris.
—Bonjour, braves gens, dit-il avec la fierté d'un prince! Ah ça, j'espère qu'au lieu de me faire bouillir vous allez me servir à manger. Cette petite course m'a donné un grand appétit.
Le paysan tomba sur son escabeau, comme s'il était foudroyé.
—Là, dit la femme, j'en étais sûre. Voici une nouvelle folie. Mais d'un mari que peut-on attendre sinon quelque sottise? Monsieur nous a perdu la vache qui nous faisait vivre, et maintenant que nous n'avons plus rien, monsieur nous apporte une bouche de plus à nourrir! Que n'es-tu resté sous la neige, toi, ton sac et ton trésor!
La bonne dame parlerait encore, si le petit homme gris ne lui avait remontré par trois fois que les grands mots n'emplissent pas la marmite, et que le plus sage était d'aller en chasse et de chercher quelque gibier.
Il sortit aussitôt, malgré la nuit, le vent et la neige, et revint au bout de quelque temps avec un gros mouton.
—Tenez, dit-il, tuez-moi cette bête, et ne nous laissons pas mourir de faim.
Le vieillard et sa femme regardèrent de travers le petit homme et sa proie. Cette aubaine, tombée des nues, sentait le vol d'une demi-lieue. Mais, quand la faim parle, adieu les scrupules! Légitime ou non, le mouton fut dévoré à belles dents.
Dès ce jour, l'abondance régna dans la demeure du paysan. Les moutons succédaient aux moutons, et le bonhomme, plus crédule que jamais, se demandait s'il n'avait pas gagné au change, quand, au lieu des cent vaches qu'il attendait, le ciel lui avait envoyé un pourvoyeur aussi habile que le petit homme gris.
Toute médaille a son revers. Tandis que les moutons se multipliaient dans la maison du vieillard, ils diminuaient à vue d'oeil dans le troupeau royal, qui paissait aux environs. Le maître berger, fort inquiet, prévint le roi que, depuis quelque temps, quoiqu'on redoublât de surveillance, les plus belles têtes du troupeau disparaissaient l'une après l'autre. Assurément quelque habile voleur était venu se loger dans le voisinage. Il ne fallut pas longtemps pour savoir qu'il y avait dans la cabanne du paysan un nouveau venu, tombé on ne sait d'où et que personne ne connaissait. Le roi ordonna aussitôt qu'on lui amenât l'étranger. Le petit homme gris partit sans sourciller; mais le paysan et sa femme commencèrent à sentir quelques remords en songeant qu'on pendait à la même potence les receleurs et les voleurs.
Quand le petit homme gris parut à la cour, le roi lui demanda si par hasard il n'avait pas entendu dire qu'on avait volé cinq gros moutons au troupeau royal.
—Oui, Majesté, répondit le petit homme, c'est moi qui les ai pris.
—Et de quel droit? dit le prince.
—Majesté, répondit le petit homme, je les ai pris parce qu'un vieillard et sa femme souffraient de la faim, tandis que vous, roi, vous nagez dans l'abondance et ne pouvez même pas consommer la dîme de vos revenus. Il m'a semblé juste que ces bonnes gens vécussent de votre superflu plutôt que de mourir de misère, tandis que vous ne savez que faire de votre richesse.
Le roi resta stupéfait de tant de hardiesse; puis, regardant le petit homme d'une façon qui n'annonçait rien de bon:
—A ce que je vois, lui dit-il, ton principal talent, c'est le vol.
Le petit homme s'inclina avec une orgueilleuse modestie.
—Fort bien, dit le roi. Tu mériterais d'être pendu, mais je te pardonne, à la condition que demain, à pareille heure, tu auras pris à mes pâtres mon taureau noir, que je leur fais soigneusement garder.
—Majesté, répondit le petit homme gris, ce que vous me demandez est chose impossible. Comment voulez-vous que je trompe une pareille vigilance?
—Si tu ne le fais, reprit le roi, tu seras pendu.
Et, d'un signe de main, il congédia notre voleur, à qui chacun répétait tout bas: Pendu! pendu! pendu!
Le petit homme gris retourna dans la cabane, où il fut tendrement reçu par le vieillard et sa femme. Mais il ne leur dit rien, sinon qu'il avait besoin d'une corde et qu'il partirait le lendemain au point du jour. On lui donna l'ancien licou de la vache; sur quoi il alla se coucher et dormit en paix.
Aux premières lueurs de l'aurore, le petit homme gris partit avec sa corde. Il alla dans la forêt, sur le chemin où devaient passer les pâtres du roi, et, choisissant un gros chêne bien en vue, il se pendit par le cou à la plus grosse branche. Il avait eu grand soin de ne pas faire un noeud coulant.
Bientôt après, deux pâtres arrivèrent, escortant le taureau noir.
—Ah! dit l'un d'eux, voilà notre fripon qui a reçu sa récompense. Cette fois, du moins, il n'a pas volé son licou. Adieu, mon drôle, ce n'est pas toi qui prendras le taureau du roi.
Dès que les pâtres furent hors de vue, le petit homme gris descendit de l'arbre, prit un chemin de traverse et s'accrocha de nouveau à un gros chêne près duquel passait la route. Qui fut surpris à l'aspect de ce pendu? ce furent les pâtres du roi.
—Qu'est-ce là? dit l'un d'eux; ai-je la berlue? Voilà le pendu de là-bas qui se trouve ici!
—Que tu es bête! dit l'autre. Comment veux-tu qu'un homme soit pendu en deux places à la fois? C'est un second voleur, voilà tout.
—Je te dis que c'est le même, reprit le premier berger; je le reconnais à son habit et à sa grimace.
—Et moi, reprit le second, qui était un esprit fort, je te parie que c'en est un autre.
La gageure acceptée, les deux pâtres attachèrent le taureau du roi à un arbre et coururent au premier chêne. Mais, tandis qu'ils couraient, le petit homme gris sauta à bas de son gibet et mena tout doucement le taureau chez le paysan. Grande joie dans la maison; on mit la bête à l'étable en attendant qu'on la vendît.
Quand les deux pâtres rentrèrent, le soir, au château, ils avaient l'oreille si basse et l'air si déconfit, que le roi vit de suite qu'on s'était joué de lui. Il envoya chercher le petit homme gris, qui se présenta avec la sérénité d'un grand coeur.
—C'est toi qui m'as volé mon taureau, dit le roi.
—Majesté, répondit le petit homme, je ne l'ai fait que pour vous obéir.
—Fort bien, dit le roi; voici dix écus d'or pour le rachat de mon taureau; mais, si dans deux jours tu n'as pas volé les draps de mon lit tandis que j'y couche, tu seras pendu.
—Majesté, dit le petit homme, ne me demandez pas une pareille chose. Vous êtes trop bien gardé pour qu'un pauvre homme tel que moi puisse seulement approcher du château.
—Si tu ne le fais pas, dit le roi, j'aurai le plaisir de te voir pendu.
Le soir venu, le petit homme gris, qui était rentré dans la chaumière, prit une longue corde et un panier. Dans ce panier garni de mousse, il plaça avec toute sa nichée une chatte qui venait d'avoir ses petits; puis, marchant au milieu de la plus sombre des nuits, il se glissa dans le château et monta sur le toit sans que personne l'aperçût.
Entrer dans un grenier, scier proprement le plancher, et, par cette lucarne, descendre dans la chambre du roi, fut pour notre habile homme l'affaire de peu de temps. Une fois là, il ouvrit délicatement la couche royale et y plaça la chatte et ses petits; puis, il borda le lit avec soin, et, s'accrochant à la corde, il s'assit sur le baldaquin. C'est de ce poste élevé qu'il attendit les événements.
Onze heures sonnaient à l'horloge du palais, quand le roi et la reine entrèrent dans leur appartement. Une fois déshabillés, tous deux se mirent à genoux et firent leur prière, puis le roi éteignit la lampe, la reine entra dans le lit.
Tout d'un coup elle poussa un cri et se jeta au milieu de la chambre.
—Êtes-vous folle? dit le roi. Allez-vous donner l'alarme au château?
—Mon ami, dit la reine, n'entrez pas dans ce lit; j'ai senti une chaleur brûlante, et mon pied a touché quelque chose de velu.
—Pourquoi ne pas dire de suite que le diable est dans mon lit? reprit le roi en riant de pitié. Toutes les femmes ont un coeur de lièvre et une tête de linotte.
Sur quoi, en véritable héros, il s'enfonça bravement sous la couverture et sauta aussitôt en hurlant comme un damné, traînant après lui la chatte qui lui avait enfoncé ses quatre griffes dans le mollet.
Aux cris du roi, la sentinelle s'approcha de la porte et frappa trois coups de sa hallebarde, comme pour demander si on avait besoin de secours.
—Silence! dit le prince honteux de sa faiblesse, et qui ne voulait pas se laisser prendre en flagrant délit de peur.
Il battit le briquet, ralluma la lampe et vit au milieu du lit la chatte, qui s'était remise à sa place et qui léchait tendrement ses petits.
—C'est trop fort! s'écria-t-il; sans respect pour notre couronne, cet insolent animal se permet de choisir notre couche royale pour y déposer ses ordures et ses chats! Attends, drôlesse, je vais te traiter comme tu le mérites!
—Elle va vous mordre, dit la reine; elle peut être enragée.
—Ne craignez rien, chère amie, dit le bon prince; et, relevant les coins du drap de dessous, il enveloppa toute la nichée, puis il roula ce paquet dans la couverture et le drap de dessus, en fit une boule énorme, et la jeta par la fenêtre.
—Maintenant, dit-il à la reine, passons dans votre chambre, et, puisque nous voilà vengés, dormons en paix.
Dors, ô roi! et que des songes heureux bercent ton sommeil; mais, tandis que tu reposes, un homme grimpe sur le toit, y attache une corde et se laisse glisser jusque dans la cour. Il cherche à tâtons un objet invisible, il le charge sur son dos, le voilà qui franchit le mur et qui court dans la neige. Si l'on en croit les sentinelles, un fantôme a passé devant elles, et elles ont entendu les gémissements d'un enfant nouveau-né.
Le lendemain, quand le roi s'éveilla, il rassembla ses idées et se mit à réfléchir pour la première fois. Il soupçonna qu'il avait été victime de quelque tricherie et que l'auteur du crime pourrait bien être le petit homme gris. Il l'envoya chercher aussitôt.
Le petit homme arriva, portant sur l'épaule les draps fraîchement repassés; il mit un genou à terre devant la reine, et lui dit d'un ton respectueux:
—Votre Majesté sait que tout ce que j'ai fait n'a été que pour obéir au roi; j'espère qu'elle sera assez bonne pour me pardonner.
—Soit, dit la reine, mais n'y revenez plus. J'en mourrais de frayeur.
—Et, moi, je ne pardonne pas, dit le roi, fort vexé que la reine se permît d'être clémente sans consulter son seigneur et maître. Écoute-moi, triple fripon. Si, demain soir, tu n'as pas volé la reine elle-même, dans son château, demain soir tu seras pendu.
—Majesté, s'écrie le petit homme, faites-moi pendre tout de suite, vous m'épargnerez vingt-quatre heures d'angoisses. Comment voulez-vous que je vienne à bout d'une pareille entreprise? Il serait plus aisé de prendre la lune avec les dents.
—C'est ton affaire et non la mienne, reprit le roi. En attendant, je vais faire dresser le gibet.
Le petit homme sortit désespéré: il cachait sa tête dans ses deux mains et sanglotait à fendre le coeur; le roi riait pour la première fois.
Vers la brume, un saint homme de capucin, le chapelet à la main, la besace sur le dos, vint, suivant l'usage, quêter au château pour son couvent. Quand la reine lui eut donné son aumône:
—Madame, dit le capucin, Dieu reconnaîtra tant de charité. Demain, vous le savez, on pendra dans le château un malheureux bien coupable sans doute.
—Hélas! dit la reine, je lui pardonne de grand coeur, et j'aurais voulu lui sauver la vie.
—Cela ne se peut pas, dit le moine; mais cet homme, qui est une espèce de sorcier, peut vous faire un grand cadeau avant de mourir. Je sais qu'il possède trois secrets merveilleux dont un seul vaut un royaume. De ces trois secrets il peut en léguer un à celle qui a eu pitié de lui.
—Quels sont ces secrets? demanda la reine.
—En vertu du premier, répondit le capucin, une femme fait faire à son mari tout ce qu'elle veut.
—Ah! dit la princesse en faisant la moue, ce n'est point une recette merveilleuse. Depuis Ève, de sainte mémoire, ce mystère est connu de mère en fille. Quel est le deuxième secret?
—Le second secret donne la sagesse et la bonté.
—Fort bien, dit la reine d'un ton distrait, et le troisième?
—Le troisième, dit le capucin, assure à la femme qui le possède une beauté sans égale et le don de plaire jusqu'à son dernier jour.
—Mon Père, c'est ce secret-là que je veux.
—Rien n'est plus aisé, dit le moine. Il faut seulement qu'avant de mourir, et tandis qu'il est encore en pleine liberté, le sorcier vous prenne les deux mains et vous souffle trois fois dans les cheveux.
—Qu'il vienne, dit la reine. Mon Père, allez le chercher.
—Cela ne se peut pas, dit le capucin, le roi a donné les ordres les plus sévères pour que cet homme ne puisse entrer au château. S'il met les pieds dans cette enceinte, il est mort. Ne lui enviez pas les quelques heures qui lui restent.
—Et moi, mon Père, le roi m'a défendu de sortir jusqu'à demain soir.
—Cela est fâcheux, dit le moine. Je vois qu'il vous faut renoncer à ce trésor sans pareil. Il serait doux cependant de ne pas vieillir et de rester toujours jeune, belle et, surtout, aimée.
—Hélas! mon Père, vous avez bien raison; la défense du roi est une suprême injustice. Mais, quand je voudrais sortir, les gardes s'y opposeraient. N'ayez pas l'air étonné; voilà de quelle façon le roi me traite dans ses caprices. Je suis la plus malheureuse des femmes.
—J'en ai le coeur navré, dit le capucin. Quelle tyrannie! Quelle barbarie! Pauvre femme! Eh bien! non, Madame, vous ne devez pas céder à de pareilles exigences; votre devoir est de faire votre volonté.
—Et le moyen? dit la reine.
—Il en est un si vous avez le sentiment de vos droits. Entrez dans ce sac; je vous ferai sortir du château, au risque de ma vie. Et dans cinquante ans quand vous serez aussi belle et aussi fraîche qu'aujourd'hui, vous vous applaudirez encore d'avoir bravé votre tyran.
—Soit! dit la reine, mais ce n'est point un piège que l'on me tend?
—Madame, dit le saint homme en levant les bras et en se frappant la poitrine, aussi vrai que je suis un moine, vous n'avez rien à craindre de ce côté. D'ailleurs, tant que ce malheureux sera près de vous, j'y resterai.
—Et vous me ramènerez au château?
—Je le jure.
—Et avec le secret? ajouta la reine.
—Avec le secret, reprit le moine. Mais, enfin, si Votre Majesté a quelque scrupule, restons-en là, et que la recette meure avec celui qui l'a trouvée, s'il n'aime mieux la donner à quelque femme plus confiante.
Pour toute réponse, la reine entra bravement dans le sac; le capucin tira les cordons, chargea le fardeau sur son épaule et traversa la cour à pas comptés.
Chemin faisant, il rencontra le roi, qui faisait sa ronde.
—La quête est bonne, à ce que je vois? dit le prince.
—Sire, répondit le moine, la charité de Votre Majesté est inépuisable; je crains d'en avoir abusé. Peut-être ferais-je mieux de laisser ici ce sac et ce qu'il contient.
—Non, non, dit le roi. Emportez tout, mon Père, et bon débarras! Je n'imagine pas que tout ce que vous avez là-dedans vaille grand'chose. Vous ferez un maigre festin.
—Je souhaite à Votre Majesté de souper d'aussi bon appétit, reprit le moine d'un ton paterne, et il s'éloigna en marmottant des paroles qu'on n'entendit pas, quelques oremus, sans doute.
La cloche sonna le souper; le roi entra dans la salle en se frottant les mains. Il était content de lui et il espérait se venger, double raison pour avoir grand appétit.
—La reine n'est pas descendue? dit-il d'une voix ironique; cela ne m'étonne guère. L'inexactitude est la vertu des femmes.
Il allait se mettre à table, quand trois soldats, croisant la hallebarde, poussèrent dans la salle le petit homme gris.
—Sire, dit un des gardes, ce drôle a eu l'audace d'entrer dans la cour du château, malgré la défense royale. Nous l'aurions pendu de suite pour ne pas troubler le souper de Votre Majesté, mais il prétend qu'il a un message de la reine, et qu'il est porteur d'un secret d'État.
—La reine! s'écria le roi tout ébahi, où est-elle? Misérable, qu'en as-tu fait?
—Je l'ai volée, dit froidement le petit homme.
—Et comment cela? dit le roi.
—Sire, le capucin qui avait un si gros sac sur le dos et à qui Votre
Majesté a daigné dire: «Emporte tout, et bon débarras!…»
—C'était toi! dit le prince; mais alors, misérable, il n'y a plus de sûreté pour moi. Un de ces jours tu me prendras, moi et mon royaume par-dessus le marché.
—Sire, je viens vous demander davantage.
—Tu me fais peur, dit le roi. Qui donc es-tu? Un sorcier ou le diable en personne?
—Non, sire, je suis simplement le prince de Holar. Vous avez une fille à marier, je venais vous demander sa main, quand le mauvais temps m'a forcé de me réfugier, avec mon grand-écuyer, chez le curé de Skalholt. C'est là que le hasard a jeté sur ma route un paysan imbécile et m'a fait jouer le rôle que vous savez. Du reste, tout ce que j'ai fait n'a été que pour obéir et plaire à Votre Majesté.
—Fort bien! dit le roi. Je comprends, ou plutôt je ne comprends pas; il n'importe! Prince de Holar, j'aime mieux vous avoir pour gendre que pour voisin. Dès que la reine sera venue…
—Sire, elle est ici. Mon grand-écuyer s'est chargé de la reconduire en son palais.
La reine entra bientôt, un peu confuse de sa simplicité, mais aisément consolée en songeant qu'elle avait pour gendre un si habile homme.
—Et le fameux secret, dit-elle tout bas au prince de Holar, vous me le devez?
—Le secret d'être toujours belle, dit le prince, c'est d'être toujours aimée.
—Et le moyen d'être toujours aimée? demanda la reine.
—C'est d'être bonne et simple, et de faire la volonté de son mari.
—Il ose dire qu'il est sorcier! s'écria la reine indignée en levant les bras au ciel.
—Finissons ces mystères, dit le roi, qui déjà prenait peur. Prince de Holar, quand vous serez notre gendre, vous aurez plus de temps que vous ne voudrez pour causer avec votre belle-mère. Le souper se refroidit: à table! Donnons toute la soirée au plaisir; amusez-vous, mon gendre, demain vous serez marié.
A ce mot, qu'il trouva piquant, le roi regarde la reine; mais elle fit une telle mine qu'à l'instant même il se frotta le menton et admira les mouches qui volaient au plafond.
Ici finissent les aventures du prince de Holar; les jours heureux n'ont pas d'histoire. Nous savons cependant qu'il succéda à son beau-père et qu'il fut un grand roi. Un peu menteur, un peu voleur, audacieux et rusé, il avait les vertus d'un conquérant. Il prit à ses voisins plus de mille arpents de neige, qu'il perdit et reconquit trois fois en sacrifiant six armées. Aussi son nom figure-t-il glorieusement dans les célèbres annales de Skalholt et de Holar. C'est à ces monuments fameux que nous renvoyons le lecteur.