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AMATEURS ESPAGNOLS
CHAPITRE II

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Don Diego Hurtado de Mendoza. – Sa naissance et son éducation. – Son ambassade à Venise. – Sa liaison avec le Titien, l'Arétin et le Sansovino. – Service signalé qu'il rend à ce dernier. – Son altercation avec le pape Paul III. – Il est rappelé en Espagne, tombe en disgrâce et est mis en prison à la suite d'une querelle dans le palais de Philippe II. – Son exil à Grenade, ses travaux dans cette ville. – Ses relations avec sainte Thérèse. – Il meurt à Madrid. – Examen de ses œuvres. – Sonnet de Cervantès sur Mendoza.

1503 – 1575

De tous les grands personnages de la cour d'Espagne, aucun ne vécut aussi intimement avec le Titien que don Diego Hurtado de Mendoza, qui fut pendant longtemps ambassadeur de Charles-Quint, à Venise. La vie de cet homme d'État est curieuse à étudier, en ce qu'elle se trouve mêlée aux événements politiques les plus importants de son temps, et qu'elle donne une haute idée de l'instruction aussi profonde que variée, et des rares qualités qui distinguaient alors la haute noblesse espagnole. Elle n'est pas moins intéressante au point de vue de l'art, puisque Mendoza fut lié avec le Titien, l'Arétin, le Sansovino et beaucoup d'autres artistes.

«Les vies des hommes illustres, dit don Gregorio Mayans, dans l'édition qu'il a donnée à Valence, en 1776, de la Guerre de Grenade, présentant les exemples les plus efficaces pour exciter à imiter leurs actions, je me suis déterminé à écrire la vie de don Diego Hurtado de Mendoza, excellent écrivain et très-habile politique, afin qu'en parcourant son histoire de Grenade, on puisse en même temps avoir sous les yeux une notice sur ses études, et sur le soin et l'application qu'il apporta dans le maniement des affaires politiques, circonstances qui le préparèrent à écrire d'une manière si remarquable.» – Mais, pour que sa biographie fût complète, le savant auteur aurait dû ajouter à ses recherches des détails sur les relations de son héros avec les artistes vénitiens, relations dont il ne parle pas. Les arts, aussi bien que la politique, ont, en effet, occupé une notable place dans l'existence de don Hurtado de Mendoza. C'est pourquoi, tout en suivant la notice de don Gregorio Mayans, nous essayerons de la compléter par les renseignements puisés dans les Maraviglie dell'arte, de Ridolfi, dans la vie de Sansovino par le Temanza, et dans les lettres publiées par Bottari.

Don Diego Hurtado de Mendoza naquit à Grenade, à la fin de l'année 1503, ou au commencement de 1504. Son père, l'un des plus célèbres généraux qui servirent les rois catholiques dans la conquête du royaume de Grenade, fut don Inigo Lopez de Mendoza, second comte de Tendilla et premier marquis de Mondejar, fils du comte de Tendilla, qui fut frère germain du premier duc de l'infantado don Diego Hurtado de Mendoza, et tous deux fils du célèbre don Inigo de Mendoza, premier marquis de Santillana. Sa mère était doña Francisca Pacheco, seconde femme du marquis et fille de don Juan Pacheco, marquis de Villena et premier duc de Escalona. Il fut le cinquième des fils issus de ce mariage, qui tous se firent remarquer par les services rendus à leur pays: le premier, don Luis, fut capitaine général du royaume de Grenade, et depuis président du conseil; don Antonio fut vice-roi dans les deux Amériques; don Francisco, évêque à Jaen, et don Bernardino, général des galères de l'Espagne.

Rien ne prouve qu'il naquit à Tolède, comme on l'a prétendu; car on sait que ses parents restèrent à Grenade pendant les années qui suivirent la conquête de cette ville. Leur présence était nécessaire dans cette cité turbulente qui, par suite du zèle excessif déployé par le cardinal Ximenès pour la conversion des Mahométans, se révolta vers la fin du mois de décembre 1499, et dont les troubles durèrent presque pendant deux années. Il n'est pas à supposer que, pour éviter ce péril, la marquise, femme d'un caractère héroïque, se soit réfugiée à Tolède. On doit croire plutôt qu'elle se retira dans la forteresse de l'Albaïcin, lieu que le marquis choisit pour apaiser la sédition, et qu'elle s'établit avec ses jeunes enfants dans une maison attenant à la grande mosquée, comme si elle eût été livrée en otage.

Don Diego reçut une éducation très-soignée. On croit qu'il eut pour principal maître Pierre Martir de Angleria, qui vivait à Grenade, avait de grandes obligations à la famille Mendoza, et devait au premier comte de Tendilla d'être venu se fixer en Espagne. Le jeune Diego commença par étudier la grammaire et la langue arabe, qu'il cultiva toute sa vie: il alla terminer ses études à Salamanque, où il apprit le grec et le latin, la philosophie, le droit civil et canonique. Ces fortes études étaient une excellente préparation à la vie politique et au maniement des affaires, carrières réservées alors à la haute noblesse espagnole. La découverte de l'Amérique, la conquête de Grenade, la réunion des royaumes de Castille et de Léon sous un même sceptre, la compétition de l'empire d'Allemagne, la domination dans les Pays-Bas et en Italie, ouvraient à cette époque un large champ à l'ambition des grands seigneurs de la péninsule. Les principales familles de ce pays comprenaient l'importance d'une éducation solide, et la nécessité d'acquérir des connaissances variées, qui les missent à la hauteur des fonctions ou des commandements qu'elles auraient un jour à exercer. Aussi, tandis que la noblesse française continuait, en général, à vivre dans une grossière ignorance, méprisant les lettres et ne connaissant d'autre occupation que la guerre, les nobles Castillans, sans être moins braves, ne dédaignaient pas de s'instruire, et devenaient ainsi plus habiles dans la conduite des affaires et du gouvernement. Cette différence d'éducation des deux peuples n'a peut-être pas été assez remarquée. En mettant tout amour propre national de côté, on peut dire qu'elle contribua plus qu'on ne le pense généralement à établir et consolider, pendant tout le seizième siècle, la prédominance des armes, de l'administration et des idées espagnoles tant en Allemagne, dans les Pays-Bas, en Italie, à Naples et en Sicile, que dans les deux Amériques.

Pendant le séjour de don Diego à l'université de Salamanque, il aurait composé, selon quelques auteurs, la vie de Lazarille de Tormes, roman dans lequel notre Lesage a puisé plus d'un caractère et plus d'une scène de son immortel Gil Blas. Mais c'est une question très-controversée; d'autres écrivains attribuant cet ouvrage au frère Juan de Ortega, religieux hiéronimite.

Après l'achèvement de ses études, notre écolier, attiré comme tant d'autres de ses compatriotes par le désir de la gloire, passa en Italie, où il combattit longtemps contre les Français. On n'est pas fixé sur les campagnes auxquelles il prit part: on croit cependant, d'après un passage de son histoire de la guerre de Grenade, où il parle des nombreuses armées dans lequelles il a servi sous les ordres de l'empereur Charles-Quint, qu'il assista, en 1524, au siège de Marseille, et qu'il se trouva également à la bataille de Pavie où, suivant l'attestation de Sandoval, la compagnie de don Diego de Mendoza se distingua. Cependant il est impossible de l'affirmer, parce que, dans ce temps, il y avait à l'armée plusieurs Espagnols de ce nom.

Il est également vraisemblable qu'il prit part à la guerre faite à Lautrec, à l'occasion du duché de Milan; qu'il assista, en 1522, à la bataille de la Bicoque, et qu'il entra en France avec Charles-Quint, en 1536. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'au milieu des mouvements et des préoccupations de la guerre, nul autre ne manifestait une plus ardente inclination pour les lettres. Dès que l'armée avait pris ses quartiers d'hiver, temps ordinairement consacré aux plaisirs et à l'oisiveté, il quittait les lieux de garnison et se rendait aux plus célèbres universités, telles que Bologne, Padoue, Rome et autres, pour apprendre, des professeurs les plus renommés, les mathématiques, la philosophie et les autres sciences. Il suivit, entre autres, les leçons d'Augustin Nifo et de Juan Montedosca, fameux philosophe sévillan, qui était en grande réputation dans les universités d'Italie, et qui mourut en 1532.

Ses talents, son application, sa haute naissance, le firent distinguer par Charles-Quint. Ce prince conçut la plus haute idée des qualités de don Diego; il apprécia beaucoup ses services pendant toute la durée de son règne, et lui confia les négociations les plus difficiles: dès 1538, il était ambassadeur à Venise. Nous n'avons pas à suivre ici don Diego de Mendoza dans l'exercice de ses fonctions publiques; cette partie de sa vie appartient à l'histoire générale de son pays. Nous devons nous borner à faire connaître l'existence qu'il menait à Venise, et les relations qu'il y entretenait avec les savants et les artistes.

Au milieu des négociations les plus épineuses, le comte n'abandonna jamais le goût qu'il avait pour les sciences et pour les lettres. Il aimait particulièrement à se procurer des manuscrits grecs, à les faire copier à grands frais, ou à les faire chercher et rapporter des extrémités les plus éloignées de la Grèce. C'est ainsi qu'il envoya jusqu'en Thessalie et au mont Athos, Nicolas Sofiano, natif de Corfou, pour rechercher et copier tout ce qu'il trouverait de remarquable parmi les anciens auteurs grecs. Il se servit également de Arnoldo Ardénio, Grec fort instruit, auquel il fit traduire, avec grande dépense, beaucoup de manuscrits de diverses bibliothèques, et principalement de celle du cardinal Bessarion. Grâce à ces recherches, l'Europe, dit son biographe, put connaître beaucoup d'ouvrages ignorés jusqu'alors, des plus célèbres auteurs grecs sacrés et profanes, tels que saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, saint Cyrille d'Alexandrie, Archimède tout entier, Héron, Appien et d'autres. C'est de sa bibliothèque que l'on publia les œuvres complètes de Josèphe.

Mais, ce qui est surtout digne d'être transmis à la postérité, c'est le cadeau qu'il reçut du sultan Soliman, auquel il avait renvoyé libre et sans rançon un captif que ce prince aimait beaucoup, encore que don Diego l'eût racheté à grand prix de ceux qui l'avaient fait prisonnier. Le Grand-Seigneur voulait lui témoigner sa satisfaction par un don en rapport avec sa puissance; mais don Diego ne consentit à recevoir qu'un présent digne de la noblesse de sa naissance et de ses sentiments, et fait pour montrer le désintéressement d'un ministre de l'empereur. La république de Venise se trouvait alors dans une extrême pénurie de blé. Pour la tirer de ce terrible embarras, le comte demanda au Grand-Seigneur qu'il permît aux vaisseaux vénitiens d'acheter librement du froment dans ses États, et de l'apporter dans ceux de la république. Soliman accueillit cette demande, et ne se montra pas moins favorable à une autre, qui fut la remise de beaucoup de manuscrits grecs, que don Diego préférait aux plus riches trésors. Les auteurs ne sont pas d'accord sur le nombre de ces manuscrits. Les uns veulent que Soliman en ait envoyé à l'ambassadeur un navire entièrement chargé; d'autres disent qu'il n'en reçut que trente; enfin, don Gregorio Mayans, adoptant un terme moyen, croit plus probable, d'après Ambrosio Moralès et don Nicolas Antonio, qu'il en reçut du sultan six caisses entièrement remplies.

La passion que don Diego apportait à rechercher et réunir des manuscrits l'a fait accuser, par ses ennemis, d'avoir dérobé une partie de ceux que le cardinal Bessarion avait légués à la république de Venise. Il les aurait rapportés en Espagne, et on ne se serait aperçu que plus tard de la substitution de volumes absolument semblables, en apparence, aux manuscrits qu'il aurait enlevés. Cette accusation est réfutée avec indignation par le biographe de don Diego de Mendoza, et il a d'autant plus de raison, que les travaux de Zanetti, et la publication qu'il a faite des bibliothèques grecque et latine, ont démontré l'existence de ces manuscrits à la bibliothèque de Saint-Marc16.

Le palais de l'ambassadeur de Charles-Quint à Venise était le rendez-vous de la société lettrée de cette ville. Les étrangers de passage, cardinaux, évêques, nobles, savants, tant Espagnols qu'Allemands, Italiens et Flamands, s'empressaient de venir le visiter. On aimait à s'instruire dans sa conversation et à écouter ses explications sur la philosophie des anciens, qu'il connaissait à fond, et qu'il étudiait tous les jours. En considération de son savoir et de sa bienveillance, Paul Manuce lui dédia les œuvres philosophiques de Cicéron, corrigées avec le plus grand soin; «encore bien, dit-il, dans son épître dédicatoire, que, par ses lectures continuelles et sa sagacité, don Diego les possède encore plus correctes.» On voit par cette dédicace, qu'il s'appliquait principalement à la philosophie; qu'il prit chez lui une de ses sœurs, fort instruite dans la langue latine et également distinguée, et que l'opinion de don Diego, dans la méthode de l'enseignement de la jeunesse, était que l'on gâte les longues années destinées à l'étude de la langue latine, en apprenant aux jeunes gens les sciences dans leur langue maternelle; opinion que lui avait inspirée le cardinal Alcolti, qui demeurait dans sa maison.

La bonté de son caractère, sa générosité, son amour pour les lettres, le portèrent à venir en aide à un grand nombre de Grecs, qui s'étaient réfugiés à Venise, fuyant la dure servitude des Turcs. À cette occasion, Lazaro Bonamico lui adressa une épître en vers latins17, dans laquelle, décrivant sa manière de vivre et les études auxquelles il se livrait, il l'engage à s'abandonner à son génie, c'est-à-dire à l'étude et à la contemplation de la nature; il vante son application à la philosophie, sa vigilance à défendre les droits de l'empereur, ses efforts pour résister au Turc, l'ennemi commun; il loue son éloquence, rappelle l'estime que le sénat vénitien faisait de sa personne et le secours de blé qui, par son intervention, évita une horrible famine à la sérénissime république; il loue la libéralité avec laquelle il envoyait dans la Grèce, à ses frais, des savants chargés d'en rapporter des monuments anciens; il termine en montrant le crédit dont il jouissait auprès de Charles-Quint, et dont il savait faire l'emploi le plus utile, soit pour obtenir la grâce des uns, soit pour favoriser l'avancement des autres18.

Vivant ainsi à Venise dans l'étude, avec les savants et les lettrés, tout en dirigeant des négociations qui le mettaient en rapport avec les personnages les plus influents de cette république, don Diego ne pouvait manquer de prendre bientôt goût aux beautés de l'art, et de rechercher l'amitié des principaux maîtres de la brillante école de la couleur. L'art, l'amour et la politique étaient alors les seules occupations dignes d'un habitant de Venise, fût-il même étranger. Mais l'aristocratie du livre d'or, par ses priviléges et par ses richesses, était seule en position de mener de front ces trois grands mobiles de la vie vénitienne. Elle dominait dans le sénat, au Conseil des Dix, dans les élections; commandait les flottes et les armées, gouvernait Chypre et les États de terre ferme; ce qui ne l'empêchait pas de céder aux attraits de ces beautés faciles célébrées par Le Bembo, l'Arioste et tant d'autres poëtes. Cette noblesse patriotique et intelligente, avait compris l'importance de l'art. Depuis plusieurs siècles, il s'était établi entre les principales familles comme une rivalité publique, pour construire les plus beaux édifices, églises, palais et autres monuments, et pour les faire décorer des fresques et des mosaïques les plus belles et les plus curieuses. Ce grand mouvement artistique redoubla vers le milieu du seizième siècle, alors que l'école vénitienne dans tout son éclat, vit briller à la fois Gio-Bellino, Giorgione, Tiziano et beaucoup d'autres peintres éminents. Mais au milieu de cette pléïade, il manquait un architecte et un statuaire: Venise les trouva dans le toscan Sansovino, qui chassé de Rome, à la suite du sac de cette ville par les bandes du connétable de Bourbon en 1527, vint se fixer au milieu de ses lagunes, et décora sa patrie d'adoption des chefs-d'œuvre de la sculpture et de l'architecture.

Comment don Diego de Mendoza aurait-il pu rester insensible aux merveilleuses peintures exposées alors, non-seulement dans l'intérieur des palais et des églises, mais sur les murs extérieurs des monuments et des maisons particulières? Le Giorgione et le Titien ne venaient-ils pas de lutter de génie dans ces fresques fameuses, peintes sur les différentes façades du fondaco de' Tedeschi, qui sont aujourd'hui détruites, mais dont Zanetti nous a conservé une idée par ses gravures19? Le palais ducal, la basilique de Saint-Marc, n'étaient-ils pas ornés à la fois des œuvres les plus remarquables de la peinture, de la sculpture, de la ciselure et de la mosaïque? L'ambassadeur de Charles-Quint, admirablement préparé par ses études pour comprendre et aimer les belles choses, ne pouvait donc pas échapper à l'influence de l'art vénitien.

L'Arétin fut sans doute l'instigateur des relations que le comte établit avec le Titien et le Sansovino, ses amis intimes. L'écrivain avait besoin de l'appui de l'ambassadeur du César pour obtenir et conserver les bonnes grâces, c'est-à-dire les pensions et les gratifications du puissant empereur, en échange de ses flatteries outrées et de ses impudentes bassesses. Il s'attacha donc à gagner la faveur de don Diego, non-seulement en le louant, comme toutes les puissances, mais surtout en lui inspirant le désir de posséder des œuvres du Titien, dont il était a peu près certain de pouvoir disposer. L'artiste, de son côté, avait intérêt à ménager le représentant du souverain dont il cherchait à devenir le peintre. Quant à don Diego, il était déjà sous le charme du génie véritablement irrésistible du chef de l'école vénitienne. Avec ces dispositions réciproques, une étroite intimité s'établit entre l'homme d'État, l'écrivain et les deux artistes. Cette intimité ne fut point inutile à Titien pour le soutenir à la cour de Charles-Quint et l'accréditer parmi les grands seigneurs espagnols. Mais elle fut surtout favorable au Sansovino, et l'aida efficacement à se tirer d'une situation difficile, ainsi qu'on va le voir.

Depuis longtemps, l'ancien bâtiment de la Monnaie (Zecca), sur la place Saint-Marc, menaçait ruine, et on avait reconnu qu'il n'était pas possible de le réparer. Il fut résolu, en l'année 1535, d'en construire un autre à la même place, et trois architectes furent chargés d'en préparer les plans. Le conseil des Dix choisit celui de Sansovino, qui fut ensuite exécuté. Ce magnifique édifice est tout entier en pierres d'Istria. Les salles attenant à la fonderie du rez-de-chaussée ont des voûtes qui s'élèvent jusqu'au-dessous de la toiture. Mais il n'est pas exact, ainsi que l'a écrit Francesco Sansovino20, fils de l'architecte, de dire qu'il n'est pas entré de bois dans la construction de ce bâtiment, puisque le feu y prit et que, par bonheur, cet événement arriva pendant le jour. La façade sur la Pescheria est très-noble. La grande cour du milieu est entourée de vingt-cinq ateliers dans lesquels étaient distribuées autrefois les différentes industries nécessaires à la fabrication de la monnaie. Il n'y a que deux entrées, l'une sur l'eau, du côté du canal qui règne derrière les Procuraties neuves; l'autre sur la place Saint-Marc, qui débouche sur un petit espace correspondant à une arcade du portique de la Bibliothèque de Saint-Marc.

Cette bibliothèque est elle-même une œuvre remarquable du Sansovino. Le motif qui la fit construire fut de placer convenablement les précieux manuscrits et les livres qui avaient été légués à la république, en partie par Francesco Petrarca, en partie par le cardinal Bessarion. Cet édifice ne se compose que de deux ordres, un dorique très-orné, et un gracieux ionique dont l'entablement présente une frise d'une remarquable exécution. Au-dessus de la corniche qui fait gouttière au toit, règne une balustrade, sur les piédestaux de laquelle sont disposées des statues fort belles, ouvrages des plus célèbres élèves du Sansovino. À l'entrée est un portique élevé de trois marches au-dessus du niveau de la place, qui comprend vingt et une arcades, avec autant d'autres correspondant à l'intérieur. Celle du milieu donne accès à un magnifique escalier divisé en deux branches, qui conduit à une grande salle consacrée à un très-précieux musée de statues antiques données, pour la plus grande partie, à la république par les deux prélats Grimani, c'est-à-dire par le cardinal Dominique et par Jean-Germain, patriarche d'Aquilée. De cette salle, on passe à la bibliothèque, située au levant, et qui occupe en longueur sept arcades et trois en largeur. Le Sansovino ne construisit entièrement que la partie qui comprend l'escalier, le musée et la bibliothèque: le surplus fut terminé treize ans après sa mort.

Comme cette construction dura plusieurs années, il y arriva un accident qui mit en péril non-seulement la réputation de l'architecte, mais même sa liberté et sa fortune. C'est dans cette circonstance que l'intervention de l'ambassadeur de Charles-Quint lui fut très-secourable. On doit croire que cet homme d'État prenait un grand intérêt à cette entreprise, puisque, dans le mois de février 1540, l'Arétin l'invita par un billet à venir en masque, sur la place Saint-Marc, pour voir les travaux merveilleux du Sansovino21. Vers la fin de 1545, les cintres étaient posés, et l'on murait la grande voûte qui devait recouvrir la bibliothèque. Pour que les murs latéraux pussent résister à la poussée de cette voûte, l'architecte avait disposé, de cinq pieds en cinq pieds, des chaînes de fer qui, comme la corde d'un arc, traversaient toute la longueur de la bibliothèque, d'un mur à l'autre. Cette opération traînant en longueur plus que le Sansovino ne l'avait supposé, la gelée arriva, et néanmoins on continua le travail. La voûte fut terminée vers la mi-décembre; mais le 18 du même mois, vers une heure du matin, elle s'écroula tout à coup, entraînant avec elle les murs situés du côté du palais ducal. Cet événement causa une grande rumeur et une stupéfaction générale dans la ville; et il y eut un fonctionnaire trop zélé qui, de sa propre autorité, se hâta de faire incarcérer le malheureux artiste.

Dès quatre heures du matin, L'Arétin avait appris la mésaventure du pauvre architecte. Il s'empressa d'en informer le Titien, qui était alors à Rome, afin qu'il intervînt et fit intervenir, auprès du sénat et du Conseil des Dix, le Bembo et d'autres puissances, en faveur de leur ami commun et compère. Si le Sansovino, comme tous les hommes supérieurs, avait ses ennemis et ses envieux qui cherchaient à exploiter contre lui cet événement, il trouva de chauds défenseurs parmi ses amis et ses élèves, au milieu desquels Cattaneo Danese se distingua par l'ardeur de son zèle. Don Diego Mendoza ne fut pas le dernier à agir; il était alors à Sienne, dont Charles-Quint l'avait nommé gouverneur, tout en lui conservant son ambassade de Venise. Dès qu'il eut reçu la nouvelle de l'accident, il s'empressa d'envoyer à Venise une personne de confiance, afin d'offrir au Sansovino toute l'assistance dont il pourrait avoir besoin. Bien qu'il fût interdit aux ambassadeurs étrangers de se mêler des affaires du gouvernement de la sérénissime république, il est à croire que, par ses relations avec les principaux membres du sénat et du Conseil des Dix, l'envoyé de Charles-Quint ne fut pas étranger à l'heureuse issue de la négociation entreprise pour tirer l'architecte du mauvais pas dans lequel il était tombé. Grâce aux démarches qui furent faites, le Sansovino put sortir de prison, et vit enfermer à sa place celui qui l'y avait fait mettre. Toutefois, il ne se disculpa pas facilement auprès des procurateurs di sopra22, de son défaut de surveillance: il subit donc l'humiliation de voir son traitement suspendu, et d'être condamné à une amende de mille ducats, qui devaient être employés à refaire les parties écroulées de l'édifice. L'artiste supporta ce malheur avec résignation; car à quoi bon, dit un de ses biographes, en citant un vers du Dante23, se révolter contre sa destinée?

On abandonna alors le projet de faire la voûte en pierre, et il fut décidé, avec raison, qu'on établirait une toiture, et qu'on placerait, au-dessous une voûte en lattis de roseau. Le Sansovino, non plus comme un architecte qui dirige les travaux, mais comme un ouvrier qui répare ce qu'il a mal fait, prit part à la reconstruction des parties tombées. Les procurateurs voulurent bien consentir à lui prêter mille ducats, mais ils lui en firent payer neuf cents; dont six cents furent appliqués aux statues de bronze de la Logetta; et trois cents aux bas-reliefs, également de bronze, placés dans le haut, à gauche de la chapelle ducale de Saint-Marc.

Dès le mois d'octobre 1546 la reconstruction était très-avancée, car le cardinal Bembo écrivait de Rome: «Magnifique et excellent messire Jacopo Sansovino, mon très-cher, vous ne m'avez pas fait un petit plaisir, en m'apprenant que vous aviez amené la réédification du bâtiment que vous faites pour l'illustrissime seigneurie à un tel degré d'avancement, que sous peu on pourra l'habiter. Cette nouvelle m'a été aussi agréable que m'avait été pénible, par divers motifs, mais surtout par l'amitié que je vous porte, l'écroulement de cette construction, arrivé l'année dernière. Maintenant qu'elle est arrivée au degré que vous dites, je m'en réjouis avec vous, autant qu'il convient à l'attachement que je vous porte, et qui me fait désirer de trouver l'occasion de vous montrer par ses effets qu'il n'est pas médiocre. Je n'ai rien autre chose à vous dire, si ce n'est que vous fassiez attention à conserver votre santé. – De Rome, le 23 octobre 1546; prêt à satisfaire à vos désirs. – P. card. Bembo.24»

Au mois de novembre 1546, tout ce qui s'était écroulé avait été reconstruit, et l'édifice entier était complétement terminé au commencement de l'année suivante, c'est-à-dire, suivant l'usage alors adopté à Venise, en mars 1548. Dès le mois de février précédent, le Sansovino avait été rétabli dans ses fonctions d'architecte, avec le même traitement qu'auparavant. On lui restitua même la portion de ses appointements, dont le payement avait été provisoirement suspendu.

La voûte de la bibliothèque fut alors divisée en plusieurs espaces, destinés à être décorés de peintures par les principaux maîtres de Venise. Les procurateurs voulant donner une récompense d'honneur à celui dont le projet de composition aurait paru le meilleur, firent choix de Titien et de Sansovino pour décider la question. Mais ces derniers, désirant éviter le reproche de partialité, voulurent savoir de chacun des concurrents, séparément, quelle était l'œuvre qui, après la sienne propre, lui paraissait préférable. Ils désignèrent tous la composition de Paul Véronèse, et les deux arbitres rendirent leur décision en faveur de ce grand peintre25.

Nous ignorons si ce fut à cette époque que le Titien fit le portrait en pied de don Diego de Mendoza, célébré par le Partenio dans le sonnet suivant:

Chi vuol veder quel Tiziano Apelle

Far dell'arte mia tacita natura,

Miri il Mendoza si vivo in pittura

Che nel silenzio suo par che favelle.

Moto, spirto, vigor, carne, ossa e pelle

Gli da lo stil, ch'in piedi lo figura:

Talche il ritratto esprime quella cura

Che hanno di lui le generose stelle.

Dimostra ancor nella sembianza vera

Non pur il sacro illustre animo ardente,

E delle sue virtù l'eroica schiera,

Ma i pensier alti della nobil mente

Che in le sue gravità raccolta e intera

Tanto scorge il futur quanto il presente26.


«Que celui qui veut voir Titien Apelles faire de l'art une nature muette, vienne admirer Mendoza, si vivant en peinture que, dans son silence, il paraît parler. Le pinceau qui l'a représenté en pied lui a donné mouvement, intelligence, vigueur, chair, os et peau; tellement que ce portrait exprime le soin qu'ont de lui les heureuses étoiles qui ont présidé à sa naissance. Dans sa ressemblance frappante, il montre encore, non pas seulement son âme illustre et ardente, avec l'accompagnement de ses vertus héroïques; mais il révèle aussi les pensées profondes que son esprit scrutateur examine et médite, afin de pénétrer et le présent et l'avenir.»

Si don Diego, comme le prétend son biographe27, «était un Démosthènes devant le sénat vénitien, et un Socrate dans sa maison,» au moins il aurait dû reconnaître que ce n'était pas un Socrate insensible aux charmes des Laïs vénitiennes, de tout temps renommées pour leur beauté. Ridolfi raconte28 que Titien fit pour don Diego le portrait d'une de ses maîtresses (una sua favorita), et que le même Partenio a chanté ainsi les attraits de cette femme, et la passion qu'elle avait inspirée au grave ambassadeur:

Furtivamente Tiziano e Amore

Preser 'ambi i penelli e le quadrella;

Due esempi han fatto d'una donna bella,

E sacrati al Mendoza, aureo signore.

Onde egli altier di si divin favore,

Per seguir cotal dea, come sua stella,

Con cerimonie appartenenti a quella,

L'uno in camera tien, l'altro nel core.

E mentre quell'effigie e questo imago

Dentro à se scopre e fuor cela ad altrui;

E in cio, che più desia, meno appar vago.

Vanta il secreto, che si asconde in lui,

Che s'ogn'un è del foco suo presago,

Ardendo poi non sà verun di cui.


«Titien et l'Amour prirent tous deux en cachette les pinceaux et la palette, et firent deux portraits d'une belle dame, chère au Mendoza, chevalier de la Toison d'or. Fier de cette faveur divine, et voulant suivre cette déesse comme son étoile, et la traiter avec les honneurs qu'elle mérite, ce seigneur a placé l'un des portraits dans sa chambre et fait entrer l'autre dans son cœur. Et, tandis qu'il admire en lui-même ces deux images, il les cache avec soin à tout autre, se montrant ainsi, en apparence, peu désireux de ce qu'il souhaite le plus. Il est heureux du secret qu'il cache si bien; de telle sorte, que si l'on peut présumer qu'il brûle du feu de l'amour, au moins ne sait-on pas quel est l'objet de sa flamme.»

Les sonnets de Partenio ne restèrent sans doute pas sans récompense; car les poëtes de circonstance n'avaient pas alors l'habitude d'écrire seulement pour la gloire, et, d'ailleurs, don Diego était généreux. Tiraboschi29 rapporte qu'il fit cadeau de vingt-quatre écus d'or à Ant. Francesco Doni, qui lui avait envoyé la description de la gravure du portrait de Charles-Quint, par Énea Vico Parmigiano. Cette description, imprimée d'abord à Venise en 1550, par le Marcolini, fut plus tard dédiée de nouveau par l'auteur, qui cherchait à tirer profit de sa plume, au marquis Doria et au seigneur Ferrante Caraffa30.

Nous ne suivrons pas don Diego dans son gouvernement de Sienne, dans sa mission au concile de Trente, non plus que dans son ambassade à Rome, qui le contraignit, à son grand regret, de quitter définitivement Venise. Sa carrière politique ressemble à celle de tous les hommes d'État de son siècle. Il recevait de ses maîtres, Charles-Quint et Philippe II, des instructions et des ordres, et il s'y conformait en les faisant exécuter avec le zèle et même le fanatisme ardent qui dominait alors à la cour d'Espagne. Le comte paraît avoir eu en partage un caractère violent et passionné qui, dans l'âge mûr et même dans la vieillesse, le jeta plus d'une fois dans des extrémités regrettables. C'est ainsi, qu'étant ambassadeur à Rome, il eut une véritable altercation avec le pape Paul III (Farnèse), à l'occasion de la translation à Bologne des Pères du concile de Trente, qu'il convenait mieux à la politique de Charles-Quint de maintenir dans cette dernière ville31. Le pape, irrité des remontrances de l'ambassadeur, voulut le consigner dans son palais, mais don Diego lui répondit avec hauteur: «Qu'il était cavalier, et que son père l'avait été; qu'en cette qualité, il devait prendre au pied de la lettre les ordres que lui envoyait son maître, sans aucune crainte de Sa Sainteté, quoique conservant toujours le respect que l'on doit au vicaire du Christ; et qu'étant ministre de l'empereur, sa maison était là où il voulait qu'il mît les pieds, et que là où il se trouvait, il se trouvait en toute sûreté.»

Il paraît qu'il rentra en Espagne vers l'année 1554, qu'il fut maintenu dans le conseil d'État, et qu'il accompagna Philippe II à la grande journée de Saint-Quentin, en 1557. Toutefois, il ne jouissait plus auprès de ce prince de la même confiance qu'il avait pendant si longtemps inspirée à son père, soit que sa conduite en Italie eût déplu au roi, soit, qu'en vieillissant, il dût naturellement perdre de son crédit.

Au milieu des distractions de la cour, il n'oubliait pas les lettres, et c'est à cette époque qu'il composa deux épîtres critiques, vives, éloquentes et remplies, suivant l'appréciation de son biographe32, des plus délicates beautés de la langue castillane, sur l'histoire de la guerre de Charles-Quint contre les luthériens, que venait de publier in-folio, en 1552, Pedro Salazar. Il prit le pseudonyme du bachelier Arcade: dans la première lettre, il critique ouvertement cet ouvrage; dans la seconde, sous prétexte de le défendre, il relève ses erreurs avec encore plus d'acrimonie. Ce caractère ardent avait besoin d'action, et n'étant plus absorbé par le maniement des grandes affaires, il cherchait un autre aliment à son activité encore toute juvénile.

Il lui arriva, vers ce temps, une aventure singulière, qui découvre l'emportement de son humeur et peint bien les mœurs de ce siècle. Se trouvant un jour dans le palais de Philippe II, il se prit de querelle avec un autre grand seigneur. Après un échange d'invectives, ils en vinrent aux mains, et don Diego ayant arraché le poignard de son adversaire, le précipita par la fenêtre. Don Gregorio Mayans ne dit pas si ce seigneur fut tué ou blessé; mais c'est fort probable, si l'on réfléchit qu'il fut jeté du balcon d'un des étages élevés du palais. Cet événement fit beaucoup de bruit et déplut extrêmement à Philippe II, qui donna l'ordre de mettre le comte en prison. Il fut ensuite exilé de la cour, après avoir employé presque toute sa vie à rendre d'importants services à la couronne. Il essaya de se disculper, par des raisons qui passaient alors pour acceptables. Il écrivait à don Diego de Espinosa, évêque de Sigüenza et président du conseil de Castille: «…Je pourrais citer beaucoup d'exemples semblables, outre ceux de ces hommes dont on a feint d'ignorer la conduite, et qui ont été promptement rétablis dans leurs honneurs et leur crédit, sans avoir été, pour ce qu'ils avaient fait, considérés comme fous. Seul, don Diego de Mendoza est obligé d'aller en exil, parce que, revenant par ici, à l'âge de soixante-quatre ans, il se saisit d'un poignard, dans un des corridors du palais, sans qu'on puisse l'excuser, ou lui infliger une réprimande proportionnée. Et afin qu'on ne me regarde pas comme un historien, j'omets de rappeler beaucoup d'autres exemples. Si ceux-ci ne suffisent pas, l'indignation qui me rend muet parlera partout.»

Ces explications hautaines n'apaisèrent point le ressentiment du roi. Il fut donc obligé de se retirer à Grenade, où il vécut dans le calme de l'étude, loin du bruit de la cour, bien qu'il prévît les troubles qui ne tardèrent pas à s'élever dans cette province, et qui se prolongèrent de 1568 à 1570. Don Diego vit éclater, en effet, la révolte de la population moresque, persécutée dans ses croyances par le zèle outré des conquérants. Il écrivit alors sa célèbre Histoire de la guerre de Grenade, composée à la manière de Salluste, remplie de maximes et de réflexions dignes d'un homme d'État, et présentée dans un style vif, concis et profond qui n'a pas été surpassé en espagnol. Ce soulèvement ne lui fit pas quitter Grenade, sa ville natale, qu'il aimait pour sa beauté, ainsi que pour les souvenirs de son enfance et de sa famille. Il continua d'y résider en cultivant les lettres, et en particulier la poésie, comme on le voit par l'épître en vers ou hymne qu'il adressa à don Diego de Espinosa, pour le complimenter sur le chapeau de cardinal que le pape Pie V lui avait envoyé, en mars 1568. Dans cette pièce, il traite le cardinal en ami, et lui insinue ce qu'il a souffert d'être exilé de la cour.

Don Diego était consulté par ses compatriotes les plus instruits sur les sciences et, en particulier, sur les antiquités de l'Espagne, dont il avait fait une étude approfondie. Il n'avait jamais cessé d'entretenir la connaissance qu'il avait acquise dans sa jeunesse des langues hébraïque, arabe et grecque. Il se mit donc à faire des recherches sur les antiquités arabes; il fut déterminé à entreprendre ce travail par le grand nombre de monuments de ce peuple qu'il voyait à Grenade. Malheureusement, ces recherches n'ont pas été publiées; c'est fort regrettable, car elles jetteraient une vive lumière sur l'origine et la destination des monuments de cette nation, qui sont aujourd'hui entièrement détruits, et dont on a perdu l'histoire. Il avait réuni plus de quatre cents manuscrits arabes, ainsi que l'assure Jérôme de Zurita, auquel il en communiqua quelques-uns pour être insérés ou cités dans ses Annales de l'Aragon.

Notre personnage touchait alors à sa soixante-dixième année, et les infirmités lui étaient venues avec la vieillesse. Ses idées tournèrent à l'extrême dévotion; il se mit en correspondance avec sainte Thérèse et avec son directeur, le frère Jérôme Gracian, qui l'avait assistée dans l'établissement de la réforme de son ordre (des Carmélites). Don Diego lui écrivit de fixer un jour pour le recommander à Dieu d'une manière toute spéciale. La sainte répondit que, le jour indiqué, elle et ses sœurs communieraient à son intention et qu'elles rempliraient cette journée le mieux qu'elles pourraient33.

Cette ferveur dévote n'empêchait pas le comte de faire des démarches pour obtenir de rentrer à la cour. Philippe II lui permit enfin, au commencement de 1575, de se rendre à Madrid, soit pour se justifier, soit pour terminer quelques affaires. En témoignage de sa reconnaissance, don Diego envoya au roi ses livres en cadeau, et se mit en route pour Madrid. Mais à peine arrivé, il fut pris d'un mal de jambe et mourut en avril 157534.

En 1610, un chevalier de Saint-Jean de Jérusalem, chapelain et musicien de chambre du roi d'Espagne, le frère Jean Diaz Hidalgo, publia, en un volume petit in-4º imprimé à Madrid, quelques-unes des poésies de don Diego, choisies parmi ses autres ouvrages, sous ce titre: Obras del insigne cavallero don Diego de Mendoza, embaxador del emperador Carlos Quinto en Roma35. Il a dédié ce volume à don Inigo Lopez de Mendoza, quatrième marquis de Mondejar. L'éditeur n'a pas voulu publier les autres œuvres de don Diego, tant, dit son historien36, à cause de la singularité des matières qui s'y trouvent traitées, que parce qu'elles ne sont pas faites pour être mises entre les mains de tout le monde. D'un autre côté, le frère Jean Diaz nous apprend, dans son avertissement à ses lecteurs, que les autres poésies de don Diego consistaient en satires et pièces burlesques qu'il avait composées pour son plaisir et celui de ses amis, et qu'on ne doit pas les livrer à l'impression par respect pour la mémoire de leur auteur. – Nous ignorons dans quel dépôt public ou privé peuvent se trouver aujourd'hui les manuscrits de tous ces ouvrages.

Quant au volume publié à Madrid, en 1610, il contient un grand nombre de pièces dans tous les rhythmes: il y a des églogues, des villanzicos, espèces de pastorales, des canziones, des épîtres, des stances, des sonnets, des quintas, ou suite de cinq vers, des redondillas, morceaux qui répètent les mêmes rimes, comme le refrain de nos chansons; un dialogue entre Tirsis et Pasqual, une fable d'Adonis, Hypomène et Atalante; l'Hymne à la louange du cardinal de Espinosa, etc. La plupart de ces morceaux sont des compositions amoureuses dans le goût des Italiens du temps. On trouve cependant des épîtres qui se distinguent par des pensées plus sérieuses, et par quelques remarquables descriptions des plus beaux sites de l'Espagne, du Portugal, de l'Italie et de la Sicile. Il n'appartient pas à un étranger de parler du style: les Espagnols le trouvent vif, élégant et pur.

Les compositions les plus remarquables de ce recueil sont celles qui ont été inspirées à don Diego par les suites de la scène que nous avons rapportée, et après laquelle il fut arrêté et mis en prison. Il a déploré, en redondillas de pie quebrado (rimes à vers inégaux et brisés), son emprisonnement et sa disgrâce, et ses vers37 peignent bien l'état violent de cette âme ardente et fière, dont l'orgueil était si cruellement humilié sous cette punition. À la suite, on trouve des quintillas (p. 120) dans lesquelles il se plaint qu'on le punisse sans l'entendre. On voit aussi, par plusieurs épîtres en redondillas à sa dame (p. 126, 132, 134, 139 vº), que la querelle fatale, dans laquelle il s'était laissé emporter jusqu'à jeter son adversaire par une des fenêtres du palais de Philippe II, avait été causée par la jalousie, et pour venger l'honneur outragé de sa belle. Ce n'est pas là le trait le moins singulier de notre personnage, qui était alors parvenu, ainsi qu'il le dit lui-même dans sa lettre au cardinal de Espinosa, à l'âge de soixante-quatre ans. Si l'on juge de sa passion par ses vers, il n'avait encore rien perdu de l'ardeur de la jeunesse, et ses quintas à sa maîtresse, qu'il était obligé de quitter pour se rendre en exil à Grenade, sont empreintes de la passion la plus vive38. Il est bien à regretter que l'éditeur des poésies de don Diego, ou son biographe, n'ait pas expliqué l'énigme de cette aventure; mais ils ont sans doute été retenus l'un et l'autre par la crainte de quelque puissante famille, dont le nom aurait été mêlé à cet événement.

L'immortel auteur de Don Quichotte semble faire allusion à cette histoire, dans le sonnet suivant, composé en l'honneur de don Diego de Mendoza et de sa renommée39:

En la memoria vive de las gentes,

Varon famoso, siglos infinitos,

Premio que le merecen tus escritos,

Por graves, puros, castos, y excelentes.

Las ansias en honesta llama ardientes,

Los Ethnas, los Estigios, los Cozitos,

Que en ellos suavemente van descritos,

Mira si es bien (ô fama) que los cuentes?

Y aunque los lleves en ligero buelo

Por quanto cine el mar, y el sol rodea,

Y en laminas de bronce los escultas.

Que assi el suelo sabra, que sabe el cielo,

Que el renombre immortal, que se dessea,

Tal vez le alcançan araorosas culpas.


«Vis dans la mémoire des nations, homme illustre, pendant une longue suite de siècles, récompense due à tes écrits graves, purs, corrects, excellents. Les soupirs brûlants d'une honnête flamme, les Etnas, les Styx, les Cocytes, dont tu fais une si agréable description, considère, ô Renommée, si ce sont bien là réellement des fables! À l'aide de tes ailes légères, répands-les partout où s'étend la mer, et où le soleil darde ses rayons, et fais-les graver sur des lames de bronze. Ainsi, le monde saura ce que savait déjà le ciel, que l'immortel renom dont il brillait racheta parfois ses fautes amoureuses.»

Parmi les poésies imprimées de don Diego, il n'y en a pas sur les arts, et aucune de ses épîtres n'est adressée à ses amis de Venise. Si l'on eût publié ses autres poésies légères, ainsi que ses lettres en prose, on aurait sans doute trouvé sa correspondance avec le Titien et le Sansovino. Quoi qu'il en soit, le nom de don Diego Hurtado de Mendoza restera toujours attaché à ceux de ces artistes, et, ainsi que l'a prédit Cervantès, sa mémoire vivra en Espagne et ailleurs, non-seulement comme celle d'un habile politique, mais, ce qui est de beaucoup préférable, comme celle d'un poëte illustre, d'un grand historien, et d'un amateur éclairé des beautés de l'art40.

16

Voy. l'Histoire des plus célèbres amateurs français, Mariette, p. 57.

17

Imprimée dans ses Poésies, publiées à Venise en 1552, in-8, et en 1572, in-4.

18

Vida de don Diego Hurtado de Mendoza, par don Gregorio Mayans, en tête de l'édition qu'il a donnée à Valence en 1776, in-4, de la Guerra de Granada; réimprimée dans la même ville par don Benito Montfort, 1830, in-12, de la p. 1re à 16, passim.

19

Voy. l'Histoire des plus célèbres amateurs français. Mariette, p. 57 et suiv.

20

Dans son ouvrage intitulé: Venezia città nobilissima e singolare descritta in XIIII libri, in Venezia appresso Giacomo Sansovino. 1581.

21

Per vedere i sudori mirabili del Sansovino; lettere dell'Aretino. T. II, p. 120.

22

D'en haut, – fonctionnaires d'un ordre supérieur, choisis dans la plus haute noblesse. – Voy. la Ville et la république de Venise, par le sieur de Saint-Didier. Amsterdam, Daniel Elzevier, 1680, petit in-18, p. 134, 135, 136 et suiv. – Voy. aussi l'Histoire de Venise, par M. Daru, t. VII, p. 292, édit. in-18. Didot. 1826.

23

«Che giova nelle fata dar di cozzo?» – Inferno, c. IX, v. 97.

24

Lettere di P. Bembo, t. V, p. 488, dans l'édition des Classiques italiens, de Milan, in-8, 1820; t. IX des Œuvres complètes de Bembo.

25

Vita di Jacopo Sansovino, scultore ed achitetto chiarissimo, scritta da Tommaso Temanza in Venezia, 1751. In-4, de la page 19 à la page 33. – Ridolfi, dans la Vie d'Andréa Schiavone, dit que Titien fit assigner à ce peintre les trois premières lunettes de la voûte (tondi) du côté du campanile ou clocher de Saint-Marc; et il donne une description détaillée de ces peintures.

26

Ridolfi, Vita di Tiziano, p. 152.

27

Don Gregorio Mayans, ut supra, p. 14.

28

Loc. cit., p. 152-153.

29

Storia della letteratura italiana, t. VII, p. 1514, édit. des Classiques, de Milan, 1824, in-8.

30

Bottari, Lettere pittoriche, t. V, p. 140-146, ad notam.

31

Vida de don D. H. de Mendoza, p. 38, 39.

32

Vida de don D. H. de Mendoza, p. 46.

33

Cartas de santa Teresa de Jesus, T. 1er, carta 11.

34

Vida de don D. H. de Mendoza, ut suprà, de la p. 38 à la p. 51.

35

Bibliothèque impériale de Paris, Y, n. 6256.

36

Vida de don D. H. de Mendoza, p. 51.

37

Cette pièce commence ainsi (p. 114):

Estoy en una prision

En un fuego y confusion

Sin pensallo.

Que aunque me sobra razon

Para dezir mi passion

Sufro y callo.


38

Quintas a una despedida, p. 141:

Yo parto, y muero en partirme,

Yo lo procure, yo lo pago.

No me dexcys en el trago,

Señora, del despedirme,

Por el servicio que os hago.


39

Il est rapporté en tête du volume publié à Madrid en 1610, et se trouve au verso du feuillet qui contient l'approbation de l'ouvrage et le permis d'imprimer donné par l'inquisition.

40

Dans le catalogue des meilleures estampes du musée de Madrid, on trouve cité le portrait de don D. H. de Mendoza, parmi ceux des cent quatorze personnages illustres de la nation espagnole. – P. 7. Cuaderno, 6º.

Histoire des Plus Célèbres Amateurs Étrangers

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