Читать книгу Le Suicide: Etude de Sociologie - Durkheim Émile - Страница 13

LIVRE PREMIER
CHAPITRE II
II

Оглавление

Accordons, cependant, qu'il existe en Europe quelques grands types dont on aperçoit en gros les caractères les plus généraux et entre lesquels se répartissent les peuples et convenons de leur donner le nom de races. Morselli en distingue quatre: le type germanique, qui comprend, comme variétés, l'allemand, le scandinave, l'anglo-saxon, le flamand; le type celto-romain (belges, français, italiens, espagnols); le type slave et le type ouralo-altaïque. Nous ne mentionnons ce dernier que pour mémoire, car il compte trop peu de représentants en Europe pour qu'on puisse déterminer quels rapports il a avec le suicide. Il n'y a, en effet, que les Hongrois, les Finlandais et quelques provinces russes qui y puissent être rattachés. Les trois autres races se classeraient de la manière suivante selon l'ordre décroissant de leur aptitude au suicide: d'abord les peuples germaniques, puis les celto-romains, enfin les slaves[57].

Mais ces différences peuvent-elles être réellement imputées à l'action de la race?

L'hypothèse serait plausible si chaque groupe de peuples réunis ainsi sous un même vocable avait pour le suicide une tendance d'intensité à peu près égale. Mais il existe entre nations de même race les plus extrêmes divergences. Tandis que les Slaves, en général, sont peu enclins à se tuer, la Bohême et la Moravie font exception. La première compte 158 suicides par million d'habitants et la seconde 136, alors que la Carniole n'en a que 46, la Croatie 30, la Dalmatie 14. De même, de tous les peuples celto-romains, la France se distingue par l'importance de son apport, 150 suicides par million, tandis que l'Italie, à la même époque, n'en donnait qu'une trentaine et l'Espagne moins encore. Il est bien difficile d'admettre, comme le veut Morselli, qu'un écart aussi considérable puisse s'expliquer par ce fait que les éléments germaniques sont plus nombreux en France que dans les autres pays latins. Étant donné surtout que les peuples qui se séparent ainsi de leurs congénères sont aussi les plus civilisés, on est en droit de se demander si ce qui différencie les sociétés et les groupes soi-disant ethniques, ce n'est pas plutôt l'inégal développement de leur civilisation.

Entre les peuples germaniques, la diversité est encore plus grande. Des quatre groupes qu'on rattache à cette souche, il en est trois qui sont beaucoup moins enclins au suicide que les Slaves et que les Latins. Ce sont les Flamands qui ne comptent que 50 suicides (par million), les Anglo-saxons qui n'en ont que 70[58]; quant aux Scandinaves, le Danemark, il est vrai, présente Le chiffre élevé de 268 suicides, mais la Norwège n'en a que 74,5 et la Suède que 84. Il est donc impossible d'attribuer le taux des suicides danois à la race, puisque, dans les deux pays où cette race est le plus pure, elle produit des effets contraires. En somme, de tous les peuples germaniques, il n'y a que les Allemands qui soient, d'une manière générale, fortement portés au suicide. Si donc nous prenions les termes dans un sens rigoureux, il ne pourrait plus être ici question de race, mais de nationalité. Cependant, comme il n'est pas démontré qu'il n'y ait pas un type allemand qui soit, en partie, héréditaire, on peut convenir d'étendre jusqu'à cette extrême limite le sens du mot et dire que, chez les peuples de race allemande, le suicide est plus développé que dans la plupart des sociétés celto-romaines, slaves ou même anglo-saxonnes et scandinaves. Mais c'est tout ce qu'on peut conclure des chiffres qui précèdent. En tout état de cause, ce cas est le seul où une certaine influence des caractères ethniques pourrait être, à la rigueur, soupçonnée. Encore allons-nous voir que, en réalité, la race n'y est pour rien.

En effet, pour pouvoir attribuer à cette cause le penchant des Allemands pour le suicide, il ne suffit pas de constater qu'il est général en Allemagne; car cette généralité pourrait être due à la nature propre de la civilisation allemande. Mais il faudrait avoir démontré que ce penchant est lié à un état héréditaire de l'organisme allemand, que c'est un trait permanent du type, qui subsiste alors même que le milieu social est changé. C'est à cette seule condition que nous pourrons y voir un produit de la race. Cherchons donc si, en dehors de l'Allemagne, alors qu'il est associé à la vie d'autres peuples et acclimaté à des civilisations différentes, l'Allemand garde sa triste primauté.

L'Autriche nous offre, pour répondre à la question, une expérience toute faite. Les Allemands y sont mêlés, dans des proportions très différentes selon les provinces, à une population dont les origines ethniques sont tout autres. Voyons donc si leur présence a pour effet de faire hausser le chiffre des suicides. Le tableau VII (V. ci-dessous) indique pour chaque province, en même temps que le taux moyen des suicides pendant la période quinquennale 1872-77, l'importance numérique des éléments allemands. C'est d'après la nature des idiomes employés qu'on a fait la part des différentes races; quoique ce critère ne soit pas d'une exactitude absolue, c'est pourtant le plus sûr dont on puisse se servir.


Tableau VII

Comparaison des provinces autrichiennes au point de vue du suicide et de la race.


Il nous est impossible d'apercevoir dans ce tableau, que nous empruntons à Morselli lui-même, la moindre trace de l'influence allemande. La Bohême, la Moravie et la Bukovine qui comprennent seulement de 37 à 9 % d'Allemands ont une moyenne de suicides (140) supérieure à celle de la Styrie, de la Carinthie et de la Silésie (125) où les Allemands sont pourtant en grande majorité. De même, ces derniers pays, où se trouve pourtant une importante minorité de Slaves, dépassent, pour ce qui regarde le suicide, les trois seules provinces où la population est tout entière allemande, la Haute-Autriche, le Salzbourg et le Tyrol transalpin. Il est vrai que l'Autriche inférieure donne beaucoup plus de suicides que les autres régions; mais l'avance qu'elle a sur ce point ne saurait être attribuée à la présence d'éléments allemands, puisque ceux-ci sont plus nombreux dans la Haute-Autriche, le Salzbourg et le Tyrol transalpin où l'on se tue deux ou trois fois moins. La vraie cause de ce chiffre élevé, c'est que l'Autriche inférieure a pour chef-lieu Vienne qui, comme toutes les capitales, compte tous les ans un nombre énorme de suicides; en 1876, il s'en commettait 320 par million d'habitants. Il faut donc se garder d'attribuer à la race ce qui provient de la grande ville. Inversement, si le Littoral, la Carniole et la Dalmatie ont si peu de suicides, ce n'est pas l'absence d'Allemands qui en est cause; car, dans le Tyrol cisalpin, en Galicie, où pourtant il n'y a pas plus d'Allemands, il y a de deux à cinq fois plus de morts volontaires. Si même on calcule le taux moyen des suicides pour l'ensemble des huit provinces à minorité allemande, on arrive au chiffre de 86, c'est-à-dire autant que dans le Tyrol transalpin, où il n'y a que des Allemands, et plus que dans la Carinthie et dans la Styrie où ils sont en très grand nombre. Ainsi, quand l'Allemand et le Slave vivent dans le même milieu social, leur tendance au suicide est sensiblement la même. Par conséquent, la différence qu'on observe entre eux quand les circonstances sont autres, ne tient pas à la race.

Il en est de même de celle que nous avons signalée entre l'Allemand et le Latin. En Suisse, nous trouvons ces deux races en présence. Quinze cantons sont allemands soit en totalité, soit en partie. La moyenne des suicides y est de 186 (année 1876). Cinq sont en majorité français (Valais, Fribourg, Neufchâtel, Genève, Vaud). La moyenne des suicides y est de 255. Celui de ces cantons où il s'en commet le moins, le Valais (10 pour 1 million) se trouve être justement celui où il y a le plus d'Allemands (319 sur 1,000 habitants); au contraire, Neufchâtel, Genève et Vaud, où la population est presque tout entière latine, ont respectivement 486, 321, 371 suicides.

Pour permettre au facteur ethnique de mieux manifester son influence si elle existe, nous avons cherché à éliminer le facteur religieux qui pourrait la masquer. Pour cela, nous avons comparé les cantons allemands aux cantons français de même confession. Les résultats de ce calcul n'ont fait que confirmer les précédents:


Cantons suisses.


D'un côté, il n'y a pas d'écart sensible entre les deux races; de l'autre, ce sont les Français qui ont la supériorité.

Les faits concordent donc à démontrer que, si les Allemands se tuent plus, que les autres peuples, la cause n'en, est pas au sang qui coule dans leurs veines, mais à la civilisation au sein de laquelle ils sont élevés. Cependant, parmi les preuves qu'a données Morselli pour établir l'influence de la race, il en est une qui, au premier abord, pourrait passer pour plus concluante. Le peuple français résulte du mélange de deux races principales, les Celtes et les Kymris, qui, dès l'origine, se distinguaient l'une de l'autre par la taille. Dès l'époque de Jules César, les Kymris étaient connus pour leur haute stature. Aussi est-ce d'après la taille des habitants que Broca a pu déterminer de quelle manière ces deux races sont actuellement distribuées sur la surface de notre territoire, et il a trouvé que les populations d'origine celtique sont prépondérantes au sud de la Loire, celles d'origine kymrique au nord. Cette carte ethnographique offre donc une certaine ressemblance avec celle des suicides; car nous savons que ceux-ci sont cantonnés dans la partie septentrionale du pays et sont, au contraire, à leur minimum dans le Centre et dans le Midi. Mais Morselli est allé plus loin. Il a cru pouvoir établir que les suicides français variaient régulièrement selon le mode de distribution des éléments ethniques. Pour procéder à cette démonstration, il constitua six groupes de départements, calcula pour chacun d'eux la moyenne des suicides et aussi celle des conscrits exemptés pour défaut de taille; ce qui est une manière indirecte, de mesurer la taille moyenne de la population correspondante, car elle s'élève dans la mesure où le nombre des exemptés diminue. Or il se trouve que ces deux séries de moyennes varient en raison inverse l'une de l'autre; il y a d'autant plus de suicides qu'il y a moins d'exemptés pour taille insuffisante, c'est-à-dire que la taille moyenne est plus haute[59].

Une correspondance aussi exacte, si elle était établie, ne pourrait guère être expliquée que par l'action de la race. Mais la manière dont Morselli est arrivé à ce résultat ne permet pas de le considérer comme acquis. Il a pris, en effet, comme base de sa comparaison, les six groupes ethniques distingués par Broca[60] suivant le degré supposé de pureté des deux races celtiques ou kymriques. Or, quelle que soit l'autorité de ce savant, ces questions ethnographiques sont beaucoup trop complexes et laissent encore trop de place à la diversité des interprétations et des hypothèses contradictoires pour qu'on puisse regarder comme certaine la classification qu'il a proposée. Il n'y a qu'à voir de combien de conjectures historiques, plus ou moins invérifiables, il a dû l'appuyer, et, s'il ressort avec évidence de ces recherches qu'il y a en France deux types anthropologiques nettement distincts, la réalité des types intermédiaires et diversement nuancés qu'il a cru reconnaître est bien plus douteuse[61]. Si donc, laissant de côté ce tableau systématique, mais peut-être trop ingénieux, on se contente de classer les départements d'après la taille moyenne qui est propre à chacun d'eux (c'est-à-dire d'après le nombre moyen des conscrits exemptés pour défaut de taille) et si, en regard de chacune de ces moyennes, on met celle des suicides, on trouve les résultats suivants qui diffèrent sensiblement de ceux qu'a obtenus Morselli:


Tableau VIII


Le taux des suicides ne croît pas, d'une manière régulière, proportionnellement à l'importance relative des éléments kymriques ou supposés tels; car le premier groupe, où les tailles sont le plus hautes, compte moins de suicides que le second, et pas sensiblement plus que le troisième; de même, les trois derniers sont à peu près au même niveau[62], quelqu'inégaux qu'ils soient sous le rapport de la taille. Tout ce qui ressort de ces chiffres, c'est que, au point de vue des suicides comme à celui de la taille, la France est partagée en deux moitiés, l'une septentrionale où les suicides sont nombreux et les tailles élevées, l'autre centrale où les tailles sont moindres et où l'on se tue moins, sans que, pourtant, ces deux progressions soient exactement parallèles. En d'autres termes, les deux grandes masses régionales que nous avons aperçues sur la carte ethnographique se retrouvent sur celle des suicides; mais la coïncidence n'est vraie qu'en gros et d'une manière générale. Elle ne se retrouve pas dans le détail des variations que présentent les deux phénomènes comparés.

Une fois qu'on l'a ainsi ramenée à ses proportions véritables, elle ne constitue plus une preuve décisive en faveur des éléments ethniques; car elle n'est plus qu'un fait curieux, qui ne suffit pas à démontrer une loi. Elle peut très bien n'être due qu'à la simple rencontre de facteurs indépendants. Tout au moins, pour qu'on pût l'attribuer à l'action des races, il faudrait que cette hypothèse fût confirmée et même réclamée, par d'autres faits. Or, tout au contraire, elle est contredite par ceux qui suivent:

1° Il serait étrange qu'un type collectif comme celui des Allemands, dont la réalité est incontestable et qui a pour le suicide une si puissante affinité, cessât de la manifester dès que les circonstances sociales se modifient, et qu'un type à demi problématique comme celui des Celtes ou des anciens Belges, dont il ne reste que de rares vestiges, eût encore aujourd'hui sur cette même tendance une action efficace. Il y a trop d'écart entre l'extrême généralité des caractères qui en perpétuent le souvenir et la spécialité complexe d'un tel penchant.

2° Nous verrons plus loin que le suicide était fréquent chez les anciens Celtes[63]. Si donc, aujourd'hui, il est rare dans les populations qu'on suppose être d'origine celtique, ce ne peut être en vertu d'une propriété congénitale de la race, mais de circonstances extérieures qui ont changé.

3 °Celtes et Kymris ne constituent pas des races primitives et pures; ils étaient affiliés «par le sang, comme par le langage et les croyances[64]». Les uns et les autres ne sont que des variétés de cette race d'hommes blonds et à haute stature qui, soit par invasions en masse, soit par essaims successifs, se sont peu à peu répandus dans toute l'Europe. Toute la différence qu'il y a entre eux au point de vue ethnographique, c'est que les Celtes, en se croisant avec les races brunes et petites du Midi, se sont écartés davantage du type commun. Par conséquent, si la plus grande aptitude des Kymris pour le suicide a des causes ethniques, elle viendrait de ce que, chez eux, la race primitive, s'est moins altérée. Mais alors, on devrait voir, même en dehors de la France, le suicide croître d'autant plus que les caractères distinctifs de cette race sont plus accusés. Or il n'en est rien. C'est en Norwège que se trouvent les plus hautes tailles de l'Europe (1 m. 72) et, d'ailleurs, c'est vraisemblablement du Nord, en particulier des bords de la Baltique, que ce type est originaire; c'est aussi là qu'il passe pour s'être le mieux maintenu. Pourtant, dans la presqu'île Scandinave, le taux des suicides n'est pas élevé. La même race, dit-on, a mieux conservé sa pureté en Hollande, en Belgique et en Angleterre qu'en France[65], et cependant ce dernier pays est beaucoup plus fécond en suicides que les trois autres.

Du reste, cette distribution géographique des suicides français peut s'expliquer sans qu'il soit nécessaire de faire intervenir les puissances obscures de la race. On sait que notre pays est divisé, moralement aussi bien qu'ethnologiquement, en deux parties qui ne se sont pas encore complètement pénétrées. Les populations du Centre et du Midi ont gardé leur humeur, un genre de vie qui leur est propre et, pour cette raison, résistent aux idées et aux mœurs du Nord. Or, c'est au Nord que se trouve le foyer de la civilisation française; elle est donc restée chose essentiellement septentrionale. D'autre part, comme elle contient, ainsi qu'on le verra plus loin, les principales causes qui poussent les Français à se tuer, les limites géographiques de sa sphère d'action sont aussi celles de la zone la plus fertile en suicides. Si donc les gens du Nord se tuent plus que ceux du Midi, ce n'est pas qu'ils y soient plus prédisposés en vertu de leur tempérament ethnique; c'est simplement que les causes sociales du suicide sont plus particulièrement accumulées au nord de la Loire qu'au sud.

Quant à savoir comment cette dualité morale de notre pays s'est produite et maintenue, c'est une question d'histoire que des considérations ethnographiques ne sauraient suffire à résoudre. Ce n'est pas ou, en tout cas, ce n'est pas seulement la différence des races qui a pu eu être cause; car des races très diverses sont susceptibles de se mêler et de se perdre les unes dans les autres. Il n'y a pas entre le type septentrional et le type méridional un tel antagonisme que des siècles de vie commune n'aient pu en triompher. Le Lorrain ne différait pas moins du Normand que le Provençal de l'habitant de l'Ile-de-France. Mais c'est que, pour des raisons historiques, l'esprit provincial, le traditionnalisme local sont restés beaucoup plus forts dans le Midi, tandis qu'au Nord la nécessité de faire face à des ennemis communs, une plus étroite solidarité d'intérêts, des contacts plus fréquents ont rapproché plus tôt les peuples et confondu leur histoire. Et c'est précisément ce nivellement moral qui, en rendant plus active la circulation des hommes, des idées et des choses, a fait de cette dernière région le lieu d'origine d'une civilisation intense[66].

Le Suicide: Etude de Sociologie

Подняться наверх