Читать книгу Le Suicide: Etude de Sociologie - Durkheim Émile - Страница 17
LIVRE PREMIER
CHAPITRE III
II
ОглавлениеL'influence de la température saisonnière paraît mieux établie. Les faits peuvent être diversement interprétés, mais ils sont constants.
Si, au lieu de les observer, on essayait de prévoir par le raisonnement quelle doit être la saison la plus favorable au suicide, on croirait volontiers que c'est celle où le ciel est le plus sombre, où la température est la plus basse ou la plus humide. L'aspect désolé que prend alors la nature n'a-t-il pas pour effet de disposer à la rêverie, d'éveiller les passions tristes, de provoquer à la mélancolie? D'ailleurs, c'est aussi l'époque où la vie est le plus rude, parce qu'il nous faut une alimentation plus riche pour suppléer à l'insuffisance de la chaleur naturelle et qu'il est plus difficile de se la procurer. C'est déjà pour cette raison que Montesquieu considérait les pays brumeux et froids comme particulièrement favorables au développement du suicide et, pendant longtemps, cette opinion fit loi. En l'appliquant aux saisons, on en arriva à croire que c'est à l'automne que devait se trouver l'apogée du suicide. Quoique Esquirol eût déjà émis des doutes sur l'exactitude de cette théorie, Falret en acceptait encore le principe[86]. La statistique l'a aujourd'hui définitivement réfutée. Ce n'est ni en hiver, ni en automne que le suicide atteint son maximum;, mais pendant la belle saison, alors que la nature est le plus riante et la température le plus douce. L'homme quitte de préférence la vie au moment où elle est le plus facile. Si, en effet, on divise l'année en deux semestres, l'un qui comprend les six mois les plus chauds (de mars à août inclusivement), l'autre les six mois les plus froids, c'est toujours le premier qui compte le plus de suicides. Il n'est pas un pays qui fasse exception à cette loi. La proportion, à quelques unités près, est la même partout. Sur 1.000 suicides annuels, il y en a de 590 à 600 qui sont commis pendant la belle saison et 400 seulement pendant le reste de l'année.
Le rapport entre le suicide et les variations de la température peut même être déterminé avec plus de précision.
Si l'on convient d'appeler hiver le trimestre qui va de décembre à février inclus, printemps celui qui s'étend de mars à mai, été celui qui commence en juin pour finir en août, et automne les trois mois suivants, et si l'on classe ces quatre saisons suivant l'importance de leur mortalité-suicide, on trouve que presque partout l'été tient la première place. Morselli a pu comparer à ce point de vue 34 périodes différentes appartenant à 18 États européens, et il a constaté que dans 30 cas, c'est-à-dire 88 fois sur cent, le maximum des suicides tombait pendant la période estivale, trois fois seulement au printemps, une seule fois en automne. Cette dernière irrégularité que l'on a observée dans le seul grand-duché de Bade et à un seul moment de son histoire est sans valeur, car elle résulte d'un calcul qui porte sur une période de temps trop courte; d'ailleurs, elle ne s'est pas reproduite aux périodes ultérieures. Les trois autres exceptions ne sont guère plus significatives. Elles se rapportent à la Hollande, à l'Irlande, à la Suède. Pour ce qui est des deux premiers pays, les chiffres effectifs qui ont servi de base à l'établissement des moyennes saisonnières sont trop faibles pour qu'on en puisse rien conclure avec certitude; il n'y a que 387 cas pour la Hollande et 755 pour l'Irlande. Du reste, la statistique de ces deux peuples n'a pas toute l'autorité désirable. Enfin, pour la Suède, c'est seulement pendant la période 1835-51 que le fait a été constaté. Si donc on s'en tient aux États sur lesquels nous sommes authentiquement renseignés, on peut dire que la loi est absolue et universelle.
L'époque où a lieu le minimum n'est pas moins régulière: 30 fois sur 34, c'est-à-dire 88 fois sur cent, il arrive en hiver; les quatre autres fois en automne. Les quatre pays qui s'écartent de la règle sont l'Irlande et la Hollande (comme dans le cas précédent) le canton de Berne et la Norwège. Nous savons quelle est la portée des deux premières anomalies; la troisième en a moins encore, car elle n'a été observée que sur un ensemble de 97 suicides. En résumé 26 fois sur 34, soit 76 fois sur cent, les saisons se rangent dans l'ordre suivant: été, printemps, automne, hiver. Ce rapport est vrai sans aucune exception du Danemark, de la Belgique, de la France, de la Prusse, de la Saxe, de la Bavière, du Wurtemberg, de l'Autriche, de la Suisse, de l'Italie et de l'Espagne.
Non seulement les saisons se classent de la même manière, mais la part proportionnelle de chacune diffère à peine d'un pays à l'autre. Pour rendre cette invariabilité plus sensible, nous avons, dans le tableau XI (V. ci-dessous), exprimé le contingent de chaque saison dans les principaux États européens en fonction du total annuel ramené à mille. On voit que les mêmes séries de nombres reviennent presque identiquement dans chaque colonne.
Tableau XI
Part proportionnelle de chaque saison dans le total annuel des suicides de chaque pays.
De ces faits incontestables Ferri et Morselli ont conclu que la température avait sur la tendance au suicide une influence directe; que la chaleur, par l'action mécanique qu'elle exerce sur les fonctions cérébrales, entraînait l'homme à se tuer. Ferri a même essayé d'expliquer de quelle manière elle produisait cet effet. D'une part, dit-il, la chaleur augmente l'excitabilité du système nerveux; de l'autre, comme, avec la saison chaude, l'organisme n'a pas besoin de consommer autant de matériaux pour entretenir sa propre température au degré voulu, il en résulte une accumulation de forces disponibles qui tendent naturellement à trouver leur emploi. Pour cette double raison, il y a, pendant l'été, un surcroît d'activité, une pléthore de vie qui demande à se dépenser et ne peut guère se manifester que sous forme d'actes violents. Le suicide est une de ces manifestations, l'homicide en est une autre, et voilà pourquoi les morts volontaires se multiplient pendant cette saison en même temps que les crimes de sang. D'ailleurs, l'aliénation mentale, sous toutes ses formes, passe pour se développer à cette époque; il est donc naturel, a-t-on dit, que le suicide, par suite des rapports qu'il soutient avec la folie, évolue de la même manière.
Cette théorie, séduisante par sa simplicité, paraît, au premier abord, concorder avec les faits. Il semble même qu'elle n'en soit que l'expression immédiate. En réalité, elle est loin d'en rendre compte.