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TOME PREMIER
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE II.
LA BARBE-BLEUE

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– Allez-vous enfin, monsieur, m’expliquer comment vous vous trouvez ici? s’écria le capitaine de la Licorne, trop impatient de savoir le secret du Gascon pour le faire sortir de table.

Le chevalier de Croustillac se versa un grand verre de vin, se leva et dit à haute voix:

– Je proposerai d’abord à l’illustre compagnie de porter une santé qui nous est chère à tous, celle de notre glorieux monarque, celle de Louis le Grand, le plus adorable des princes.

Dans ces temps de despotisme inquiet, il eût été impolitique, dangereux même pour le capitaine, d’accueillir froidement la proposition du chevalier.

Maître Daniel, et à son exemple les passagers, répondirent donc à son appel. Tous répétèrent en chœur:

– A la santé du roi! à la santé de Louis le Grand!

Un seul convive resta silencieux. C’était le voisin du chevalier. Croustillac le regarda en fronçant le sourcil.

– Mordioux! monsieur, n’êtes-vous donc pas des nôtres, lui dit-il; seriez-vous l’ennemi de notre monarque bien-aimé?

– Point du tout, point du tout, monsieur; j’aime et je vénère ce grand monarque. Mais comment boirais-je? vous avez pris mon verre, répondit timidement le passager.

– Comment! mordioux! c’est pour un si frivole motif que vous vous exposez à passer pour un mauvais Français? s’écria le chevalier en haussant les épaules. Est-ce que nous manquons de verres ici? Laquais… laquais… allons donc, un verre à monsieur! Mon cher ami… à la bonne heure! maintenant debout et redisons tous: A la santé du roi… de notre grand roi!

Le toast porté, on se rassit.

Le chevalier profita de ce mouvement pour faire donner une assiette et un couvert à son voisin. Puis, découvrant un potage placé devant lui, il dit effrontément au père Griffon:

– Mon révérend, vous offrirai-je de ce potage aux pigeonneaux?

– Mais, corbleu! monsieur, s’écria le capitaine, outré des libertés du chevalier, vous vous mettez bien à votre aise.

Celui-ci interrompit maître Daniel et lui dit d’un air grave:

– Capitaine, je sais rendre à chacun ce qui lui est dû: le clergé est le premier ordre de l’État; je me conduis donc en chrétien en servant d’abord le révérend père que voici; je ferai plus, je saisirai cette occasion de rendre hommage, dans sa respectable et sainte personne, aux vertus évangéliques qui distinguent et distingueront toujours notre Eglise.

En disant ces mots, le chevalier servit le père Griffon.

De ce moment il devenait assez difficile au capitaine d’expulser l’aventurier de sa table; il n’avait pu refuser le toast du chevalier, ni l’empêcher de faire les honneurs des mets qui se trouvaient à sa portée. Pourtant il continua son interrogatoire:

– Allons, monsieur, vous êtes bon gentilhomme, soit! vous êtes bon chrétien, vous aimez le roi comme nous l’aimons tous, cela est très bien. Maintenant, dites-moi comment diable il se fait que vous soyez ici à manger mon souper?

– Mon père, s’écria le chevalier, je vous prends à témoin, ainsi que l’honorable compagnie…

– A témoin de quoi, mon fils? dit le père Griffon.

– A témoin de ce que vient de dire le capitaine.

– Comment! Qu’ai-je dit! s’écria maître Daniel.

– Capitaine! vous avez dit, vous avez reconnu, proclamé à la face de la société que j’étais bon gentilhomme!..

– Je l’ai dit, sans doute, mais…

– Que j’étais bon chrétien!

– Oui, mais…

– Que j’aimais le roi!

– Oui, parce que…

– Eh bien! reprit le chevalier, j’en prends de nouveau à témoin l’illustre compagnie… quand on est bon chrétien, quand on est bon gentilhomme, quand on aime bien son roi, que peut-on vous demander de plus? Mon révérend, vous servirai-je de ce hochepot?

– J’en accepterai, mon fils, car mon mal de mer, à moi, c’est l’appétit; une fois embarqué, ma faim redouble.

– Je suis ravi, mon père, de cette conformité d’organisation, car je ne me sens pas d’autre indisposition qu’une faim dévorante…

– Eh bien! mon fils, puisque notre bon capitaine vous met à même de satisfaire cette faim, je vous dirai, pour me servir de vos propres paroles, que c’est justement parce que vous êtes bon gentilhomme, bon chrétien et affectionné à notre bien-aimé souverain, que vous devez aller au-devant de la question que vous fait maître Daniel au sujet de votre séjour extraordinaire à bord de son bâtiment.

– Malheureusement voilà ce qui m’est impossible, mon père.

– Comment, impossible? s’écria le capitaine courroucé.

Le chevalier prit un air de componction solennelle, et répondit en montrant le père Griffon:

– Le révérend père peut seul entendre ma confession et mes aveux: ce secret n’est pas seulement le mien; ce secret est grave, bien grave, ajouta-t-il en levant les yeux au ciel avec contrition.

– Et moi!.. je pourrais vous forcer à parler, s’écria le capitaine, quand je devrais vous faire attacher un boulet à chaque pied et vous mettre à cheval sur une barre de cabestan jusqu’à ce que vous disiez la vérité.

– Capitaine, reprit le chevalier avec un calme imperturbable, je n’ai jamais souffert une menace, un clin d’œil… une moue… un signe… un zest… un rien qui me parût insultant… mais vous êtes roi à votre bord, par cela même je suis dans votre royaume… et je me reconnais pour votre sujet… vous m’avez admis à votre table (je continuerai à être toujours digne de cette faveur); pourtant ce n’est pas une raison pour m’infliger arbitrairement les plus mauvais traitements; néanmoins, je saurai m’y résigner, les supporter, à moins que ce bon père, l’appui du faible contre le fort, ne daigne intercéder auprès de vous en ma faveur, répondit humblement le chevalier.

La position du capitaine devenait embarrassante, car le père Griffon ne put s’empêcher de dire quelques mots en faveur de l’aventurier qui se mettait si brusquement sous sa protection, et qui promettait de révéler sous le sceau de la confession le secret de son séjour à bord de la Licorne.

La colère du capitaine se calma un peu; le chevalier, d’abord flatteur, insinuant, devint jovial, plaisant, bouffon: il fit, pour amuser les convives, toutes sortes de tours d’adresse; il mit des couteaux en équilibre sur le bout de son nez, il construisit des pyramides de verres et de bouteilles avec une habileté surprenante, il chanta de nouveaux noëls, il imita le cri de différents animaux.

Enfin, Croustillac sut tellement divertir le capitaine de la Licorne, assez peu difficile d’ailleurs sur le choix de ses amusements, qu’à la fin du souper il dit au Gascon en lui frappant sur l’épaule:

– Allons, chevalier, après tout, vous voici à mon bord; il n’y a pas moyen de faire que vous n’y soyez pas; vous êtes un gai compagnon, il y aura toujours pour vous un couvert à ma table, et on trouvera bien à vous accrocher un hamac dans quelque coin du faux-pont.

Le chevalier se confondit en remercîments et en protestation de reconnaissance, se rendit au gîte qu’on lui avait assigné, et s’endormit bientôt d’un profond sommeil, parfaitement rassuré sur sa condition pendant la traversée, quoiqu’un peu humilié d’avoir été obligé de souffrir les menaces du capitaine et d’être descendu jusqu’aux complaisances pour s’assurer de la bienveillance de maître Daniel, qu’il traita mentalement de bête brute et d’ours marin.

Le chevalier voyait dans les colonies un véritable Eldorado. Il avait tellement entendu vanter la magnifique hospitalité des colons, trop heureux, disait-on, de retenir des mois entiers les Européens qui venaient les voir, qu’il avait fait ce raisonnement statistique fort simple:

«Il y a environ cinquante ou soixante riches habitations à la Martinique et à la Guadeloupe; leurs propriétaires, qui s’ennuient comme des morts, sont ravis de pouvoir garder auprès d’eux des gens d’esprit, de joyeuse humeur et de ressources; je suis essentiellement de ces gens-là; je n’aurai donc qu’à paraître pour être choyé, fêté, adoré; en admettant que j’accorde six mois à chaque habitation l’une dans l’autre, elles sont au nombre de soixante environ, cela me fait donc une moyenne de vingt-cinq à trente ans de joyeuse et excellente vie parfaitement assurée, et encore je ne parle que de la chance la moins favorable. Je suis dans la pleine maturité de mes agréments; je suis aimable, je suis spirituel, j’ai toutes sortes de talents de société; comment croire que les opulentes héritières des colonies seront assez aveugles, assez stupides pour ne pas profiter de mon occasion, et s’assurer ainsi du plus charmant mari que jeune fille ou veuve agaçante ait jamais rêvé dans ses nuits d’insomnie?»

Telles étaient les espérances du chevalier; on verra si elles furent déçues..

Le lendemain matin, Croustillac tint sa promesse et se confessa au père Griffon.

Quoique assez véridiques, ses aveux n’apprirent rien de bien nouveau au révérend sur la position de son pénitent, qu’il avait à peu près devinée; tel fut à peu près le résumé de la confession du chevalier:

Il avait dissipé son patrimoine et tué un homme en duel; poursuivi par les lois, se trouvant sans ressources, il avait pris le parti désespéré d’aller chercher fortune aux îles; ne possédant pas de quoi payer son passage, il avait eu recours à la compassion du tonnelier qui l’avait introduit et caché à bord dans une barrique vide.

Cette apparente sincérité rendit le père Griffon assez favorable à l’aventurier; mais il ne lui dissimula pas que l’espoir de trouver la fortune aux colonies était un leurre; il faut y arriver avec des capitaux assez considérables pour y former le plus mince établissement; le climat était meurtrier, les habitants se défiaient généralement des étrangers, et les traditions de généreuse hospitalité laissées par les premiers colons étaient complétement oubliées, autant par l’égoïsme des habitants que par la gêne où ils se trouvaient par suite de la guerre avec l’Angleterre qui portait une grave atteinte à leurs intérêts.

En un mot, le père Griffon conseillait au chevalier d’accepter l’offre du capitaine, qui lui avait proposé de le ramener à La Rochelle après avoir touché à la Martinique.

Selon le religieux, Croustillac devait trouver en France mille ressources qu’il ne pouvait espérer de rencontrer dans ce pays à demi-barbare, la condition des Européens étant telle aux colonies que jamais, par égard pour leur dignité de blancs, ils n’occupaient d’emplois trop subalternes.

Le père Griffon ignorait que son pénitent avait tellement exploité les ressources de la France, qu’il s’était vu forcé de s’expatrier. Dans certaines circonstances, personne n’était d’ailleurs plus facile à abuser que le bon religieux; sa pitié pour le malheur nuisait à sa pénétration habituelle.

La vie passée du chevalier de Croustillac ne lui paraissait pas d’une blancheur immaculée; mais cet homme était si insouciant de sa détresse, si indifférent de l’avenir qui le menaçait, que le père Griffon finit par prendre à cet aventurier plus d’intérêt peut-être qu’il n’en méritait et qu’il lui proposa de l’héberger dans sa maison curiale de Macouba, tant que la Licorne resterait à la Martinique; offre que Croustillac se garda bien de refuser.

Le temps se passait: maître Daniel ne cessait d’admirer les talents prodigieux du chevalier, chez lequel il découvrait chaque jour de nouveaux trésors de prestidigitation.

Croustillac avait fini par mettre dans sa bouche des bouts de bougie allumée, et par avaler des fourchettes. Ce dernier trait avait porté l’engouement du capitaine jusqu’à l’enthousiasme; il avait formellement offert au Gascon une place à vie à son bord, pourvu qu’il lui promît de charmer toujours aussi agréablement les loisirs de la navigation de la Licorne.

Nous dirons enfin, pour expliquer les succès de Croustillac, qu’à la mer les heures semblent bien longues, que les moindres distractions sont précieuses, et que l’on est alors bien aise d’avoir toujours à ses ordres une espèce de bouffon d’une bonne humeur imperturbable.

Quant au chevalier, il cachait sous ce masque riant et insoucieux une triste préoccupation; le terme de la traversée s’approchait; le langage du père Griffon avait été trop sensé, trop sincère, trop juste pour ne pas vivement impressionner notre aventurier, qui avait compté mener joyeuse vie aux dépens des colons. La froideur que lui témoignèrent plusieurs habitants qui, se trouvant au nombre des passagers, retournaient à la Martinique, acheva de ruiner ses espérances. Malgré les talents qu’il développait et dont ils s’amusaient, nul de ces colons ne fit la plus légère avance au chevalier, quoiqu’il répétât sans cesse qu’il serait ravi de faire dans l’intérieur de l’île une longue exploration.

Le terme du voyage arrivait, les dernières illusions de Croustillac étaient détruites; il se voyait réduit à la déplorable alternative de naviguer à tout jamais avec le capitaine Daniel, ou de revenir en France affronter les rigueurs des gens du roi.

Le hasard vint tout à coup offrir à l’esprit du chevalier le plus éblouissant mirage et éveiller en lui les plus folles espérances.

La Licorne n’était plus qu’à deux cents lieues environ de la Martinique, lorsqu’elle rencontra un bâtiment de commerce français venant de cette île et faisant voile pour la France.

Ce bâtiment mit en panne et envoya un canot à bord de la Licorne pour avoir des nouvelles d’Europe; aux colonies tout allait assez bien depuis quelques semaines; on n’avait pas vu un seul bâtiment de guerre anglais. Quelques autres communications échangées, les deux navires se séparèrent.

– Pour un bâtiment d’une telle valeur (les passagers avaient évalué son chargement à 400,000 francs environ), il n’est guère bien armé, dit le chevalier, ce serait une bonne capture pour les Anglais.

– Ah! bah! reprit un passager d’un air d’envie, la Barbe-Bleue peut bien perdre ce bâtiment-là.

– Pardieu! oui; il lui resterait assez d’argent pour en acheter et en armer d’autres.

– Une vingtaine même si elle le voulait, dit le capitaine Daniel.

– Oh! vingt… c’est beaucoup, reprit un passager.

– Ma foi, sans compter sa magnifique plantation de l’Anse-aux-Sables, et sa mystérieuse maison du Morne-au-Diable, reprit un autre; ne dit-on pas qu’elle a pour cinq ou six millions d’or et de pierreries… enfouis dans quelque cachette.

– Ah! voilà… enfouis on ne sait où, reprit le capitaine Daniel, mais pour sûr elle les a, car, moi, je tiens du vieux père l’Ouvre-l’œil, qui avait été une fois voir le premier mari de la Barbe-Bleue, au Morne-au-Diable, lequel mari était, disait-on, jeune et beau comme un ange, je tiens de l’Ouvre-l’œil que la Barbe-Bleue, ce jour-là, s’amusait à mesurer dans un couï1 des diamants, des perles fines et des émeraudes; or, toutes ces richesses sont encore en sa possession, sans compter qu’on dit que son troisième et dernier mari était puissamment riche, et que toute sa fortune était en poudre d’or.

– Les uns la disent si avare qu’elle ne dépense pas pour elle et les siens 10,000 fr. par année… reprit un passager.

– Quant à cela, ça n’est pas sûr, reprit maître Daniel, personne ne peut savoir comment elle vit, puisqu’elle est étrangère à la colonie, et qu’il n’y a pas quatre personnes qui aient mis le pied au Morne-au-Diable.

– Certes, et l’on fait bien: ce n’est pas moi qui aurais la curiosité d’y aller, dit un autre; le Morne-au-Diable ne jouit pas pour cela d’une assez bonne renommée… On dit qu’il s’y passe des choses… des choses…

– Ce qui est certain, c’est que le tonnerre y est tombé trois fois…

– Cela ne m’étonnerait pas; l’on entend, dit-on, des bruits étranges autour de cette habitation.

– On dit qu’elle est bâtie en manière de forteresse inaccessible au milieu des rochers de la Cabesterre…

– Cela se conçoit, si la Barbe-Bleue a tant de trésors à garder…

Croustillac écoutait cette conversation avec une excessive curiosité. Ces trésors, ces diamants miroitaient singulièrement à son imagination.

– Mais de qui donc parlez-vous ainsi, mes gentilshommes? demanda-t-il enfin.

– Nous parlons de la Barbe-Bleue!

– Qu’est-ce que la Barbe-Bleue?

– La Barbe-Bleue? Eh bien! c’est la Barbe-Bleue…

– Mais, enfin, est-ce un homme ou une femme? dit le chevalier.

– La Barbe-Bleue?

– Oui, oui, dit impatiemment Croustillac.

– Eh! mon Dieu! c’est une femme!

– Comment! une femme? Et pourquoi l’appelle-ton la Barbe-Bleue?

– Pourquoi? Parce qu’elle se débarrasse de ses maris, comme l’homme à la barbe bleue du nouveau conte se débarrassait de ses femmes.

– Et elle est veuve!.. c’est une veuve!.. ce serait une veuve! comment!.. s’écria le chevalier avec un battement de cœur inexprimable; une veuve… répéta-t-il en joignant les mains, une veuve! riche à éblouir! à donner le vertige par le seul calcul de ses richesses… une veuve!!

– Une veuve, si veuve qu’elle l’est pour la troisième fois depuis trois ans, dit le capitaine.

– Et elle est aussi riche qu’on le dit?

– Mais, oui, c’est connu, tout le monde le sait, dit le capitaine.

– Riche à millions!! riche à armer des bâtiments de 400,000 livres… riche à avoir des sacs de diamants et d’émeraudes et de perles fines… s’écria le Gascon, dont les yeux étincelaient, dont les narines se gonflaient, dont les mains se crispaient.

– Mais on vous répète qu’elle est riche à acheter la Martinique et la Guadeloupe, si cela lui faisait plaisir, reprit le capitaine.

– Et vieille… très vieille?.. demanda le chevalier avec inquiétude.

Son interlocuteur regarda les autres passagers d’un air interrogatif, et dit: – Quel âge peut bien avoir la Barbe-Bleue?

– Ma foi, je n’en sais rien, dit l’un.

– Tout ce que je sais, reprit un autre, c’est que lorsque je suis arrivé dans la colonie, il y a deux ans, elle en était déjà à son second mari, et qu’elle entamait le troisième… qui ne lui a pas seulement duré un an.

– Pour ce qui est du troisième mari, on ne dit pas qu’il soit mort, mais il a disparu, reprit un autre.

– Il est si bien mort, au contraire, qu’on dit avoir vu la Barbe-Bleue en grand deuil de veuve, dit un passager.

– Sans doute, sans doute, ajouta un troisième interlocuteur; la preuve qu’il est mort, c’est que le desservant de la paroisse de Macouba, en l’absence du révérend père Griffon, a dit une messe des morts pour lui.

– Au reste, il ne serait pas étonnant qu’il eût été assassiné, dit un autre.

– Assassiné… par sa femme, sans doute, reprit-on avec une unanimité qui prouvait peu en faveur de la Barbe-Bleue.

– Non pas par sa femme!

– Ah! ah! voilà du nouveau.

– Pas par sa femme? et par qui donc alors?

– Par des ennemis qu’il avait à la Barbade.

– Par des colons anglais?

– Oui, par des Anglais, puisqu’il était, dit-on, Anglais lui-même…

– Toujours est-il, mon gentilhomme, que le troisième mari est mort… et bien mort?.. demanda le chevalier avec anxiété.

– Oh! pour mort… oui, oui, répéta-t-on en chœur.

Croustillac respira; un moment comprimées, ses espérances reprirent leur vol audacieux.

– Mais l’âge de la Barbe-Bleue le sait-on? reprit-il.

– Pour son âge, je puis vous satisfaire: elle doit avoir environ… de vingt… oui, c’est à peu près cela, de vingt… à soixante ans, dit le capitaine Daniel.

– Mais vous ne l’avez donc pas vue? dit le chevalier impatienté de cette plaisanterie.

– Vue!! moi? et pourquoi diable voulez-vous que j’aie vue la Barbe-Bleue? demanda le capitaine. Est-ce que vous êtes fou?

– Comment?

– Entendez-vous… mes compères… dit le capitaine à ses passagers; il me demande si j’ai vu la Barbe-Bleue.

Les passagers haussèrent les épaules.

– Mais, reprit Croustillac, qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à ma question?

– Ce qu’il y a d’étonnant? dit maître Daniel.

– Oui.

– Tenez… vous venez de Paris, vous, n’est-ce pas? et c’est bien moins grand que la Martinique.

– Sans doute!

– Eh bien! avez-vous vu le bourreau à Paris?

– Le bourreau? non… mais quel rapport?

– Eh bien! une fois pour toutes, sachez qu’on est aussi peu curieux de voir la Barbe-Bleue, qu’on est curieux de voir le bourreau… mon gentilhomme. D’abord, parce que la maison qu’elle habite est située au milieu des solitudes du Morne-au-Diable, où l’on ne se soucie pas de s’aventurer… Puis, parce qu’une assassine n’est pas d’une agréable société, et puis parce que la Barbe-Bleue a de trop mauvaises connaissances.

– De mauvaises connaissances? fit le chevalier.

– Oui, des amis… des amis de cœur… pour ne pas dire plus, qu’il ne fait pas bon rencontrer le soir sur la grève, la nuit dans les bois ou au coucher du soleil sous le vent de l’île, dit le capitaine.

– L’Ouragan… le capitaine flibustier, d’abord… dit un des passagers d’un air d’effroi.

– Puis Arrache-l’Ame… le boucanier de Marie-Galande, dit un autre.

– Puis Youmaalë… le Caraïbe anthropophage de l’anse aux Caïmans, reprit un troisième.

– Comment! s’écria le chevalier, est-ce que la Barbe-Bleue serait à la fois en coquetterie réglée avec un flibustier, un boucanier et un cannibale… Peste… Quelle matrone!

– Comme vous dites, mon gentilhomme… elle passe pour une matrone, une buonaroba, comme disent les Espagnols.

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Espèce de calebasse assez profonde.

Le morne au diable

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