Читать книгу Le morne au diable - Эжен Сю - Страница 7

TOME PREMIER
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE VII.
LA CAVERNE

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Pendant que le chevalier cherche la route du Morne-au-Diable à travers la forêt, nous conduirons le lecteur vers la partie la plus septentrionale de la côte de la Martinique.

La mer déferlait avec une majestueuse lenteur au pied des grands rochers presque à pic qui défendaient naturellement cette partie de l’île, en formant une sorte de muraille perpendiculaire de deux cents pieds de haut; le continuel ressac des vagues rendait ces parages si dangereux, qu’une embarcation ne pouvait risquer d’aborder en cet endroit sans être infailliblement brisée.

Le site dont nous parlons était d’une simplicité sauvage, grandiose; une ceinture de rochers âpres, nus, d’un rouge fauve, se dessinait sur un ciel d’un bleu de saphir; leur base disparaissait au milieu d’un brouillard de neigeuse écume, soulevée par le choc incessant d’énormes montagnes d’eau qui s’abattaient sur ces récifs en tonnant comme la foudre.

Le soleil dans toute sa force jetait une lumière éblouissante, torride sur cette masse granitique; il n’y avait pas le plus léger nuage sur ce ciel d’airain. A l’horizon apparaissaient, à travers une vapeur brûlante, les terres élevées des autres Antilles.

A quelque distance de la côte, où brisaient les lames, la mer était d’un azur sombre, et calme comme un miroir.

Un objet d’abord imperceptible, tant il offrait peu de surface au-dessus de l’eau, s’approchait rapidement de cette partie de l’île appelée la Cabesterre.

Peu à peu on put distinguer un balaou, pirogue longue, légère, étroite, dont l’arrière et l’avant sont également coupés en taille-mer; cette embarcation non voilée s’avançait à force de rames.

A chaque banc, on distinguait parfaitement un homme qui nageait vigoureusement. Quoique pendant l’espace de trois lieues la côte fût aussi inabordable qu’en cet endroit, l’on ne pouvait douter que le balaou se dirigeât pourtant vers ces rochers.

Le dessein de ceux qui s’approchaient ainsi semblait inexplicable. Bientôt la pirogue fut engagée au milieu des vagues énormes qui déferlaient sur les récifs. Sans la merveilleuse adresse du pilote, qui évitait les masses d’eau dont l’arrière de cette frêle barque était incessamment menacé, elle eût été bientôt submergée.

A deux portées de fusil des rochers, le balaou mit en travers, en profitant d’une intermittence dans la succession des lames, embellie, ou moment de calme qui revient périodiquement après que sept ou huit lames ont déferlé.

Deux hommes, qu’à leurs vêtements on reconnaissait facilement pour des marins européens, assurèrent leur toque sur leur tête, et se jetèrent hardiment à la nage, pendant que leurs compagnons, virant de bord à la fin de l’embellie, regagnèrent le large et disparurent après avoir de nouveau bravé la fureur et l’élévation des vagues avec une merveilleuse habileté.

Pendant ce temps, les deux intrépides nageurs, tour à tour soulevés ou précipités au milieu de lames énormes qu’ils coupaient adroitement, arrivaient au pied des rochers au milieu d’une nappe d’écume.

Ils paraissaient courir à une mort certaine, et devoir être brisés sur les récifs.

Il n’en fut rien.

Ces deux hommes paraissaient connaître parfaitement la côte: ils se dirigèrent vers un endroit où la violence des eaux avait creusé une immense grotte naturelle.

Les vagues, s’engouffrant sous cette voûte avec un bruit horrible, retombaient ensuite en cataracte dans un bassin inférieur, large, creux et profond.

Après quelques sourdes ondulations, les lames s’apaisaient et formaient ainsi, au milieu des parois d’une caverne gigantesque, un petit lac souterrain, dont le trop plein retournait à la mer par quelque conduit caché.

Il fallait une grande témérité pour s’abandonner ainsi à l’impulsion des vagues furieuses qui vous précipitaient dans l’abîme; mais cette submersion momentanée était plus effrayante que dangereuse: l’ouverture de la caverne était si vaste qu’on ne risquait pas de se briser contre les rochers, et la nappe d’eau vous jetait ensuite au milieu d’un étang paisible, entouré d’une grève de sable fin et battu.

Pour ainsi dire tamisée à travers la chute d’eau qui bouillonnait à l’entrée de cette voûte énorme, la lumière y arrivait faible, douce, bleuâtre comme celle de la lune.

Les deux nageurs haletants, étourdis et meurtris par le choc des vagues, sortirent du petit lac et abordèrent sur sa grève, où ils se reposèrent quelque temps.

Le plus grand de ces deux hommes, quoique vêtu du costume d’un simple marin, était le colonel Rutler, partisan exalté du nouveau roi d’Angleterre, Guillaume d’Orange, sous les ordres duquel il avait servi alors que le beau-fils de l’infortuné Jacques II n’était encore que stathouder de Hollande.

Le colonel Rutler était grand et robuste; sa figure avait une expression d’audace, presque de cruauté; ses cheveux, dont quelques mèches roides et mouillées passaient à travers sa toque de marin, étaient d’un rouge ardent; d’épaisses moustaches de même nuance cachaient presque une large bouche surmontée d’un nez crochu comme le bec d’un oiseau de proie.

Rutler, homme fidèle et résolu, servait son maître avec un dévouement aveugle. Guillaume d’Orange lui avait témoigné sa confiance en le chargeant d’une mission aussi difficile que périlleuse, ainsi qu’on le verra plus tard.

Le marin qui accompagnait le colonel était petit, mais vigoureux, actif et déterminé.

Le colonel lui dit en anglais, après un moment de silence:

– Es-tu bien sûr au moins, John, qu’il y a un passage pour sortir d’ici?

– Ce passage existe, colonel, soyez tranquille.

– Pourtant… je n’aperçois rien…

– Tout à l’heure, colonel, lorsque votre vue sera habituée à cette espèce de jour, couleur de clair de lune, vous vous baisserez à plat ventre, et là, à droite, tout au bout d’un long conduit naturel, dans lequel on ne peut avancer qu’en rampant, vous distinguerez la lueur du jour qui y pénètre par une crevasse du roc.

– Si le chemin est sûr, il n’est pas commode.

– Si peu commode, colonel, que je défierais bien au master du brigantin, le Roi des eaux, qui vous a amené à la Barbade, d’entrer avec son gros ventre dans le boyau qui nous reste à traverser. C’est tout au plus si j’ai pu autrefois m’y glisser, moi; il est large comme un tuyau de cheminée.

– Et il aboutit?

– Au fond d’un précipice qui sert de défense au Morne-au-Diable; car de trois côtés ce précipice est à pic, et il est aussi impossible de le descendre que de le gravir…; quant à son quatrième côté, il n’est pas tout à fait impraticable, et en s’aidant des aspérités du roc, on peut arriver par ce chemin jusqu’aux limites du parc de l’habitation de la Barbe-Bleue.

– Je comprends… ce passage souterrain nous conduit au fond d’un abîme dominé par le Morne-au-Diable.

– Justement, colonel, c’est comme si nous étions au fond d’un fossé dont un des côtés inférieurs serait à pic, et l’autre en talus… quand je dis en talus, c’est une manière de parler, car, pour atteindre au sommet du rocher, il nous faudra rester plus d’une fois suspendus à quelque liane entre le ciel et la terre. Mais, arrivés au faîte, nous nous trouverons à l’extrémité du parc du Morne-au-Diable; une fois là, nous nous blottirons dans quelque trou en attendant le moment d’agir.

– Et le moment d’agir ne tardera pas. Allons, allons, allons, pour connaître si bien les êtres, il faut, en effet, que tu aies servi la Barbe-Bleue?

– Je vous l’ai dit, colonel. J’étais venu de la Côte-Ferme avec elle et son premier mari; au bout de trois mois, ils m’ont renvoyé; alors je suis parti pour Saint-Domingue, et je n’ai plus entendu parler d’eux.

– Et elle, la reconnaîtrais-tu bien?

– De taille, de tournure, oui, mais pas de figure, car nous sommes partis de la Côte-Ferme la nuit, et une fois débarquée, on l’a transportée en litière jusqu’au Morne-au-Diable. Quand, par hasard, elle sortait pendant le jour, elle mettait son masque; les uns disaient qu’elle était belle comme un ange; les autres, qu’elle était laide comme un monstre. Je ne puis pas dire qui se trompe, car moi et mes camarades nous ne mettions jamais le pied dans l’intérieur de la maison, le service particulier se faisait par des mulâtresses toujours muettes comme des poissons.

– Et lui?

– Il était beau, grand, mince, élancé; il avait trente-six ans environ; brun, des yeux et une moustache noirs, le nez aquilin.

– C’est lui, c’était bien lui, se disait le colonel à mesure que John faisait ce signalement. C’est ainsi qu’on l’a toujours dépeint. Et l’on ne sait pas comment il est mort?

– On a dit qu’il était mort en voyage; on n’en a pas su davantage.

– Et l’on n’a jamais eu de doutes sur sa mort?

– Ma foi, non, colonel, puisque la Barbe-Bleue s’est remariée deux fois depuis.

– Et ces deux maris, les as-tu vus?

– Non, colonel, car j’arrivais de Saint-Domingue, lorsqu’il y a huit jours vous m’avez engagé pour cette expédition, sachant que je pouvais vous servir. Vous m’avez promis cinquante guinées si je vous introduisais dans l’île malgré les croiseurs français qui, depuis la guerre, ne laissent aucun bâtiment approcher des côtes… abordables… s’entend; aussi notre balaou n’a pas été gêné, car, grâce aux rochers à pic de la Cabesterre, personne ne s’imagine qu’on puisse s’introduire dans l’île de ce côté, et on n’y veille pas.

– Et puis, ainsi, personne ne peut soupçonner notre présence dans l’île; et, selon ce que tu m’as dit, la Barbe-Bleue a une espèce de police qui l’instruit de l’arrivée de tous les étrangers.

– Du moins, colonel, on disait dans le temps que les gens qui tiennent ses comptoirs à Saint-Pierre ou à Fort-Royal étaient aux aguets, et que pas un étranger débarquant à la Martinique n’échappait à leur surveillance.

– Tout est donc pour le mieux: tu auras tes cinquante guinées… Mais encore une fois, tu es bien sûr que le conduit souterrain…?

– Soyez donc tranquille, colonel; j’y ai passé, vous dis-je, avec le nègre pêcheur de perles, qui m’a le premier conduit ici.

– Mais pour sortir du précipice, il t’a fallu traverser le parc du Morne-au-Diable?

– Sans doute, colonel, puisque c’était la curiosité de voir ce parc, dans lequel nous ne pouvions jamais entrer, qui m’avait fait accepter l’offre du pêcheur de perles; étant de la maison, je savais la Barbe-Bleue et son mari absents; j’étais donc bien sûr de pouvoir sortir par le jardin après être sorti du précipice: c’est ce que nous avons fait, non pas sans risquer de nous rompre le cou mille fois, mais, que voulez-vous! je mourais d’envie de voir l’intérieur de cette habitation, qui nous était défendue. De fait, c’était un vrai paradis. Ce qui a été très amusant, c’est la surprise de la mulâtresse qui servait de portière; quand elle nous a vus, moi et le noir, elle ne pouvait pas concevoir comment nous avions fait pour entrer. Nous lui avons dit que nous avions échappé à sa surveillance. Elle nous a crus; aussi nous a-t-elle mis à la porte le plus vite possible, et elle s’est tue pour n’être pas chassée par ses maîtres.

Après quelques moments de silence, le colonel dit brusquement à John:

– Ce n’est pas tout, maintenant il n’y a plus à reculer, je dois tout te dire.

– Quoi donc, colonel?

– Une fois introduits dans le Morne-au-Diable, nous aurons un homme à surprendre et à garrotter; quoi qu’il fasse pour se défendre, il ne faudra pas qu’il lui tombe un cheveu de la tête… à moins qu’il ne nous force absolument à défendre notre vie; alors, ajouta le colonel avec un sourire sinistre, alors… deux cents guinées pour toi, que nous réussissions ou non.

– Mille diables… Vous attendez un peu tard pour me dire cela, colonel… Mais maintenant le vin est tiré, il faut le boire.

– Allons, je ne me suis pas trompé, tu es un brave…

– Ah ça! mais cet homme que vous cherchez est-il fort et courageux?

– Mais… dit Rutler, après avoir réfléchi quelques minutes, figure-toi à peu près le premier mari de la veuve… un homme grand et mince.

– Diable… celui-là était mince, c’est vrai; mais une baguette d’acier aussi est mince, ce qui ne l’empêche pas d’être furieusement forte. Voyez-vous, colonel, cet homme-là savait mieux que personne comment on se sert du plomb et du fer; il était si vigoureux que je l’ai vu prendre un nègre insolemment par la ceinture et le jeter à dix pas de lui, comme il eût fait d’un enfant, quoique ce nègre fût plus grand et plus robuste que vous. Ainsi donc, colonel, si l’homme que vous cherchez ressemble à celui-là, nous aurons du mal à le bâter, comme on dit…

– Moins que tu ne le crois… je t’expliquerai ça…

– Et puis, dit John, si par hasard le flibustier, le boucanier ou le Caraïbe, qui, dit-on, fréquentent la veuve, sont aussi là… ça commencera à devenir gênant…

– Écoute-moi, d’après ce que tu m’as dit, il y a au bout du parc un bois où l’on peut se cacher.

– Oui, colonel.

– Excepté le boucanier, le flibustier ou le Caraïbe, personne n’entre dans l’habitation particulière de la Barbe-Bleue?..

– Personne, colonel, excepté les mulâtresses de service…

– Et aussi excepté l’homme que je cherche, bien entendu; j’ai mes raisons pour croire que nous l’y trouverons.

– Bien, colonel.

– Alors rien de plus simple, nous nous embusquons au plus épais du bois, jusqu’à ce que mon homme vienne de notre côté.

– Ce qui ne peut manquer d’arriver, colonel, car le parc n’est pas grand, et quand on s’y promène, il faut forcément passer près d’un bassin de marbre, non loin duquel nous serons très bien cachés…

– Si notre homme ne se promène pas, une fois la nuit venue, nous attendons qu’il soit couché, et nous le surprenons au lit…

– Cela serait plus sûr, colonel, à moins que votre homme n’appelât à son secours un des consolateurs de la Barbe-Bleue!..

– Sois donc tranquille… pourvu qu’avec ton aide je puisse mettre la main sur lui, alors, fût-il entouré de cent personnes armées jusqu’aux dents, il est à moi, j’ai un moyen sûr de le forcer à m’obéir… Ceci me regarde… Tout ce que je te demande, c’est de me conduire dans un endroit d’où je puisse sauter sur lui à l’improviste…

– C’est convenu, colonel…

– Alors, marchons… dit Rutler en se levant.

– A vos ordres, colonel, seulement au lieu de marchons… c’est rampons qu’il faut dire. Mais voyons donc, ajouta John en se baissant, si l’on aperçoit toujours la lumière du jour. Oui, oui… la voilà, mais comme ça paraît loin. A propos, colonel, si depuis que je suis venu ici le conduit avait été bouché par un éboulement, nous ferions, à l’heure qu’il est, une singulière figure! condamnés à rester ici et à mourir de faim… à moins de nous dévorer mutuellement… Impossible de sortir par le gouffre, vu qu’on ne peut pas remonter une chute d’eau comme une truite remonte une cascade…

– C’est vrai, dit Rutler en frémissant, tu m’épouvantes: heureusement il n’en est rien; tu as toujours le sac?

– Oui, oui, colonel; les courroies sont solides, et la peau de lamentin imperméable; nous trouverons là-dedans nos poignards, nos pistolets et notre cartouchière aussi secs que s’ils sortaient d’un râtelier d’armes.

– Allons… John, en route, passe le premier, dit le colonel, il nous faut le temps de faire sécher nos habits.

– Cela ne sera pas long, colonel… une fois au fond du précipice, nous serons comme dans un four; le soleil y donne en plein.

John, se mettant à plat ventre, commença à se glisser dans un passage si étroit, qu’il put à peine s’y introduire.

Les ténèbres y étaient profondes… au loin seulement on distinguait une pâle lueur.

Le colonel suivit John en se traînant sur un sol humide et fangeux..

Pendant quelque temps, les deux Anglais s’avancèrent ainsi, rampant sur les genoux, sur les mains et sur le ventre, dans l’obscurité la plus complète.

Tout à coup John s’arrêta brusquement, et s’écria d’une voix altérée par l’épouvante:

– Colonel…

– Que veux-tu?

– Ne sentez-vous pas une odeur forte?

– Oui, cette odeur est fétide.

– Ne bougez pas… c’est un serpent… fer-de-lance! Nous sommes perdus…

– Un serpent? s’écria le colonel avec effroi.

– Nous sommes morts… Je n’ose pas avancer… l’odeur devient de plus en plus forte, murmura John.

– Tais-toi… Écoute…

Dans une mortelle angoisse, les deux hommes retinrent leur respiration.

Tout à coup, à quelques pas, ils entendirent un bruit continu, précipité, comme si l’on eût battu le sol humide avec un fléau.

L’odeur nauséabonde et subtile que répandent les gros serpents devint de plus en plus pénétrante…

– Le serpent est en fureur, il s’est lové; c’est de sa queue qu’il bat ainsi la terre, dit John d’une voix affaiblie. – Colonel… recommandons notre âme à Dieu…

– Il faut crier pour l’effrayer, dit Rutler.

– Non, non, il se jettera tout de suite sur nous, dit John.

Les deux hommes restèrent quelques moments dans une horrible attente.

Ils ne pouvaient ni se retourner ni changer de position; leur poitrine touchait au sol, leur dos touchait au roc… Ils n’osaient faire un mouvement de recul dans la crainte d’attirer le reptile à leur poursuite.

L’air, de plus en plus imprégné de l’odeur infecte du serpent, devenait suffocant.

– Ne trouves-tu pas sous ta main une pierre pour la lui jeter? dit tout bas le colonel.

A peine avait-il dit ces mots que John poussa des cris terribles et se débattit avec violence en s’écriant:

– A moi! à moi! je suis mort…

Éperdu de terreur, Rutler voulut se redresser, mais il se frappa violemment le crâne aux parois de l’étroit passage.

Alors, rampant en arrière aussi rapidement qu’il le put à l’aide de ses genoux et de ses mains, il tâcha de fuir à reculons pendant que John, aux prises avec le serpent, poussait des hurlements de douleur et d’épouvante.

Tout à coup ses cris devinrent sourds: inarticulés, gutturaux, comme si le marin eût été étouffé.

En effet, le serpent, furieux, après avoir, dans l’obscurité, mordu John aux mains, à la gorge, au visage, essayait d’introduire sa tête plate et visqueuse dans la bouche entr’ouverte de ce malheureux, et le mordait aux lèvres et à la langue; et cette dernière blessure l’acheva.

Le serpent, avant assouvi sa rage, dénoua rapidement ses horribles nœuds et prit la fuite.

Le colonel sentit un corps flasque et glacé effleurer sa joue; il se tint immobile.

Le serpent glissa rapidement le long des parois du conduit souterrain et s’échappa.

Ce danger passé, le colonel resta quelques moments pétrifié de terreur; il écoutait les derniers râlements de John; son agonie fut rapide.

Rutler l’entendit faire quelques soubresauts convulsifs, et ce fut tout.

Son compagnon était mort…

Alors Rutler s’avança vers John, et le saisit par la jambe…

Cette jambe était déjà roide et froide, tant le venin du serpent fer-de-lance est rapide.

Un nouveau sujet d’effroi vint assaillir le colonel.

Le reptile, ne trouvant pas d’issue dans la caverne, pouvait revenir par le même chemin; Rutler croyait déjà entendre un léger frôlement derrière lui; il ne pouvait fuir en avant, le corps de John bouchait complétement le passage; fuir en arrière c’était s’exposer à rencontrer le serpent.

Pourtant, dans son épouvante, le colonel saisit le cadavre par les deux jambes, afin de l’entraîner jusqu’à l’entrée du conduit souterrain et de déblayer ainsi la seule issue par laquelle il pût sortir de cette caverne.

Ses efforts furent vains.

Soit que sa vigueur fût paralysée par la gêne de sa position, soit que le poison eût déjà fait gonfler le corps, Rutler ne put parvenir à le tirer à lui.

Ne voulant, n’osant croire que cette unique et dernière chance de salut lui fût enlevée, il trouva le moyen de détacher sa ceinture et de l’attacher aux pieds du mort, puis la prenant entre ses dents et s’aidant de tes deux mains, il se mit à tirer avec toute l’énergie du désespoir…

A peine il put imprimer un léger mouvement à ce cadavre.

Sa terreur augmenta; il chercha son couteau, dans le projet insensé de dépecer le corps de John: il reconnut bientôt l’inutilité de cette tentative.

Les pistolets et les munitions du colonel étaient dans un sac de peau de lamentin que portait John sur les épaules; il voulut au moins essayer d’enlever le sac à son compagnon; il y parvint après des difficultés inouïes, puis il regagna à reculons l’entrée du conduit.

Une fois dans la caverne, il se sentit faiblir, mais l’air le ranima, il se plongea le front dans l’eau froide et s’assit sur la grève.

Il avait presque oublié le serpent.

Un long sifflement lui fit lever la tête; il vit le reptile se balançant à quelques pieds au-dessus de lui, à demi enlacé dans les roches qui formaient la voûte du souterrain.

Le colonel retrouva son sang-froid à la vue du danger; restant presque immobile et n’agissant que des mains, il déboucla le sac, y prit un pistolet et l’arma.

Heureusement la charge et l’amorce étaient intactes.

Au moment où le serpent, irrité par le mouvement de Rutler, se précipita sur lui, ce dernier l’ajusta, tira, et le reptile tomba a ses pieds la tête fracassée. Il était d’un noir bleuâtre, tacheté de jaune, et avait huit à neuf pieds de long.

Délivré de cet ennemi, encouragé par ce succès, le colonel voulut tenter un dernier effort pour dégager la seule issue par laquelle il pût sortir.

Il rampa de nouveau dans le conduit; malgré sa vigueur, ses efforts inouïs, il ne put parvenir à déranger le cadavre de John.

De retour dans la caverne, il la parcourut en tous sens et ne trouva aucune autre issue.

Il ne pouvait espérer de secours du dehors, ses cris ne pouvaient être entendus.

A cette horrible pensée, ses yeux tombèrent sur le serpent; il y vit une ressource momentanée; il savait que quelquefois les nègres affamés mangeaient de ces chairs répugnantes, mais non malsaines.

La nuit vint, il se trouva dans de profondes ténèbres… Les lames mugissaient et se brisaient à l’entrée de la caverne; la chute d’eau se précipitait avec fracas dans le bassin inférieur.

Une nouvelle frayeur vint assaillir Rutler. Il savait que les serpents se rejoignent et s’accouplent souvent pendant la nuit; guidé par la voie, le mâle ou la femelle du reptile qu’il avait tué pouvait venir à sa recherche.

Les transes du colonel devinrent affreuses. Le moindre bruit le faisait tressaillir… malgré son caractère énergique; il se demanda, dans le cas ou il sortirait par un miracle de cette horrible position, s’il continuerait l’entreprise qu’il avait commencée.

Tantôt il croyait voir dans cette aventure un avertissement du ciel; tantôt il s’accusait de lâcheté, et attribuait ses folles appréhensions à l’état de faiblesse dans lequel il se trouvait..

Nous abandonnerons le colonel dans cette position difficile pour conduire le lecteur au Morne-au-Diable.

Le morne au diable

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