Читать книгу Le morne au diable - Эжен Сю - Страница 6
TOME PREMIER
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE VI.
L’AVERTISSEMENT
ОглавлениеTout ceci s’était passé si rapidement que le chevalier restait ébahi.
– Debout! lui cria le père Griffon, debout!! les Caraïbes! les Caraïbes!! Regardez au dossier de votre fauteuil! et ne restez pas près de la lumière.
Le chevalier se leva vivement et vit en effet une flèche de trois pieds de long profondément enfoncée dans le dossier de son fauteuil.
Deux pouces plus haut, le chevalier était transpercé entre les deux épaules.
Croustillac saisit son épée qu’il avait déposée sur une chaise et courut sur les pas du curé.
Celui-ci, à la tête de ses deux noirs armés de fusils, et précédé de son chien dogue, cherchait l’agresseur de tous côtés; malheureusement la porte de la salle à manger donnait sur le verger treillagé; la nuit était sombre: sans doute, celui qui avait lancé cette flèche était déjà loin ou bien caché dans la cime de quelque arbre touffu.
Snog aboyait et quêtait avec ardeur; le père Griffon rappela ses deux noirs qui s’aventuraient trop imprudemment hors du verger.
– Eh bien! mon père, où sont-ils? dit le chevalier en brandissant son épée, faut-il les charger? Une lanterne… donnez-moi une lanterne; nous allons visiter le verger et les environs de la maison!
– Non, non, pas de lanterne! mon fils! elle servirait de point de mire aux assaillants, s’il y en a plusieurs, et vous seriez trop exposé, vous recevriez quelque flèche en plein corps! Allons, allons, dit le curé en désarmant son fusil après quelques moments d’attente, ce n’est qu’une alerte; rentrons et remercions le Seigneur de la maladresse de cet idolâtre, car il s’en est fallu de peu que vous ne fussiez atteint, mon fils. Ce qui m’étonne, et j’en rends grâce à Dieu, c’est qu’on vous ait manqué; un Caraïbe assez hardi pour s’aventurer ainsi doit avoir le coup d’œil juste et la main sûre.
– Mais quel mal avez-vous fait à ces sauvages, mon père?
– Aucun. J’ai été souvent dans leur carbet de l’île des Saintes, et il m’ont toujours parfaitement accueilli: aussi je ne comprends pas le but de cette attaque… Mais voyons donc cette flèche… je reconnaîtrai bien à son empennure si c’est une flèche caraïbe…
– Il faut faire bonne garde cette nuit, mon père, et pour cela… fiez-vous à moi, dit le Gascon. Vous voyez que ce n’est pas seulement à l’endroit de l’amour que j’ai de la résolution.
– Je n’en doute pas, mon fils, et j’accepte votre offre; je vais faire fermer les fenêtres avec les volets à meurtrières, et barrer solidement la porte. Snog nous servira de sentinelle avancée. Oh! ce ne serait pas la première fois que cette maison de bois soutiendrait un siége. Une douzaine de pirates anglais l’ont attaquée, il y a deux ans; mais avec mes nègres et le procureur fiscal de la Cabesterre qui se trouvait par hasard chez moi, nous avons rudement étrillé ces hérétiques.
En disant ces mots, le père Griffon rentra dans la salle à manger, arracha avec assez de peine la flèche qui tenait au fauteuil par un fer barbelé, et s’écria avec étonnement:
– Il y a un papier attaché à l’empennure de cette flèche.
Puis, en le déployant, il y lut ces mots d’une magnifique écriture bâtarde:
– Premier avertissement au chevalier de Croustillac.
– Au révérend père Griffon, respect et attachement.
Le curé regarda le chevalier sans dire une parole.
Celui-ci prit le papier et lut à son tour.
– Qu’est-ce que cela signifie? s’écria-t-il.
– Cela signifie que je ne me trompais pas en parlant de la sûreté de coup d’œil des Caraïbes. Celui qui a lancé cette flèche vous tuait s’il l’eût voulu. Voyez ce fer barbelé, empoisonné sans doute; il est entré d’un pouce dans le dossier de ce fauteuil de bois de fer; si vous aviez été atteint, vous étiez mort. Quelle adresse n’a-t-il pas fallu pour guider ainsi cette flèche!
– Peste, mon père… Je trouve ceci d’autant plus merveilleusement adroit que je ne suis pas touché, dit le Gascon. Mais que diable ai-je fait à ce sauvage?
Le père Griffon se frappa le front.
– Quand je vous le disais! s’écria-t-il.
– Quoi, mon révérend?
– Premier avertissement au chevalier de Croustillac!
– Eh bien?
– Eh bien! cet avis vient du Morne-au-Diable.
– Vous croyez, mon père?
– J’en suis certain. On a su vos projets, l’on veut vous forcer d’y renoncer.
– Comment les aura-t-on sus?
– A bord de la Licorne, vous ne les avez pas cachés. Quelques passagers, en débarquant il y a trois jours à Saint-Pierre, en auront parlé; ce bruit sera venu jusqu’au comptoir de la Barbe-Bleue, tenu par l’homme d’affaires; et il en aura instruit sa maîtresse.
– Je suis forcé d’avouer, reprit le chevalier en réfléchissant, que la Barbe-Bleue a de singuliers moyens de correspondance! C’est une drôle de petite poste…
– Eh bien mon fils, j’espère que la leçon vous profitera, dit le curé. Puis il ajouta, en s’adressant aux deux noirs qui apportaient les volets crénelés et les leviers pour les assujettir:
– C’est inutile, mes enfants, je vois maintenant qu’il n’y a rien à craindre.
Les deux noirs, habitués à une obéissance passive remportèrent leur attirail défensif.
Le chevalier regardait le père Griffon avec étonnement.
– Sans doute, reprit celui-ci, la parole des habitants du Morne-au-Diable est sacrée; je n’ai maintenant rien à craindre d’eux, ni vous non plus, mon fils, puisque vous êtes averti et que vous renoncerez nécessairement à cette folle entreprise.
– Moi, mon père?
– Comment?..
– Que je devienne à l’instant aussi noir que vos deux nègres, si j’y renonce!
– Que dites-vous?.. malgré cet avertissement?
– Et! qui me dit d’abord que cet avertissement vienne de la Barbe-Bleue? ne peut-il pas venir d’un rival? du boucanier, du flibustier, du Caraïbe? car j’ai de quoi choisir parmi les galants de la beauté du Morne-au-Diable.
– Eh bien! qu’importe!..
– Comment, qu’importe, mon révérend? mais je tiens à montrer à ces drôles ce que c’est que le sang de Croustillac. Ah! ils croient m’intimider!.. Mais ils ne savent donc pas que cette épée que voilà… s’agiterait toute seule dans son fourreau! que sa lame rougirait d’indignation, si je renonçais à mon entreprise!
– Mon fils, c’est de la folie… de la folie…
– Et pour quel pleutre, pour quel bélître passerait le chevalier de Croustillac aux yeux de la Barbe-Bleue, s’il était assez lâche pour se rebuter de si peu?
– De si peu! mais deux pouces plus haut, vous étiez tué.
– Mais comme on a tiré deux pouces plus bas, et que je ne suis pas tué, je consacrerai ma vie à dompter le cœur rebelle de la Barbe-Bleue et à vaincre mes rivaux, fussent-ils dix, vingt, trente, cent, dix mille! ajouta le Gascon avec une exaltation croissante.
– Mais si l’on a agi par l’ordre de la maîtresse du Morne-au-Diable?
– Si l’on a agi par son ordre, elle verra, la cruelle, que je brave la mort qu’elle m’envoie pour arriver jusqu’à son cœur… Elle est femme… elle sera sensible à la valeur. Je ne sais pas si c’est une Vénus, mais je sais que, sans faire tort au dieu Mars, Polyphème-Amador Croustillac est terriblement martial. Or, de la beauté au courage, il n’y a que la main.
Il faut se figurer l’exagération et la prononciation gasconne du chevalier pour avoir une idée de cette scène.
Le père Griffon ne savait s’il devait rire ou s’effrayer de l’opiniâtre détermination du chevalier. Le secret de la confession l’empêchait de parler, d’entrer dans aucun détail sur le Morne-au-Diable; il ne pouvait que supplier le chevalier de renoncer à sa funeste entreprise: ce qu’il tenta, mais en vain.
– Puisque rien ne peut vous ébranler, mon fils, il ne sera pas dit du moins que j’aurai été, même indirectement, le complice de votre entreprise insensée. Vous ignorez où est situé le Morne-au-Diable; ni moi, ni mes nègres, et, je vous l’affirme, nul de mes paroissiens ne voudra vous servir de guide; je les prierai de vous refuser. D’ailleurs la réputation du Morne-au-Diable est telle que personne ne se souciera d’enfreindre mes recommandations.
Cette déclaration du père Griffon sembla donner à réfléchir au chevalier; il baissa d’abord la tête en silence, puis il reprit résolument:
– Je le sais, le Morne-au-Diable est éloigné de quatre lieues d’ici; il est situé dans le nord de l’île; mon cœur me servira de boussole et me guidera vers la dame de mes pensées… avec l’assistance du soleil et de la lune.
– Mais, malheureux insensé! s’écria le père Griffon, il n’y a pas de chemin tracé dans les forêts où vous allez vous engager; les arbres sont si touffus qu’ils vous cacheront la position du soleil; vous vous égarerez.
– J’irai tout droit devant moi, j’arriverai toujours quelque part, votre île n’est pas si grande (soit dit sans humilier la Martinique), mon père, alors je reviendrai sur mes pas et je chercherai jusqu’à ce que je trouve le Morne-au-Diable…
– Mais le sol de ces forêts est souvent impraticable; elles sont infestées des serpents les plus dangereux: je vous dis que vous y aventurer, c’est braver mille morts…
– Eh! mon père, qui ne risque rien n’a rien; s’il y a des serpents, eh bien, je mettrai des échasses, comme les habitants de nos landes!
– Allez donc marcher avec des échasses au milieu des lianes, des ronces, des rochers, des arbres déracinés par le temps! Je vous dis que vous ne savez pas ce que sont nos forêts.
– Si l’on pensait toujours au péril, mon révérend, on ne ferait jamais rien de bon. Est-ce que vous pensez au mal de Siam quand vous soignez ceux de vos paroissiens qui en sont attaqués?
– Mais mon but est pieux, à moi; je puis affronter la mort en faisant mon devoir… tandis que vous y courez certainement pour une vanité.
– Une vanité! mon révérend! une commère qui a des écuelles remplies de diamants, des sacs pleins de perles fines, et peut-être encore cinq à six millions de biens! Peste! quelle vanité!
Il n’y avait pas à espérer de vaincre une pareille opiniâtreté: le curé ne l’essaya pas; il conduisit son hôte dans la chambre qu’il lui destinait, bien décidé à mettre tous les obstacles possibles à la fantaisie du chevalier.
Inébranlable dans sa résolution, Croustillac s’endormit profondément. Une ardente curiosité était venue augmenter son entêtement naturel et sa confiance imperturbable dans sa destinée; plus cette confiance avait été jusqu’alors trompée, plus l’aventurier croyait que l’heure promise devait arriver pour lui.
Le lendemain matin, au point du jour, il s’éveilla, et alla sur la pointe du pied jusqu’à la porte de la chambre du père Griffon.
Le curé dormait encore, ne croyant pas le chevalier capable de s’aventurer sans guide dans un pays inconnu. Il se trompait.
Croustillac, pour échapper aux instances et aux reproches de son hôte, partit au moment même.
Il ceignit sa formidable épée, arme assez incommode pour traverser des buissons; il enfonça son feutre sur sa tête, prit une gaule à la main pour effaroucher les serpents, et le jarret ferme, le nez au vent, le cœur un peu palpitant, il quitta la demeure hospitalière du curé du Macouba, et se dirigea vers le nord en suivant pendant quelque temps la lisière d’un bois extrêmement touffu.
Il lui fallut bientôt quitter cette lisière qui, formant un angle vers l’orient, se prolongeait indéfiniment dans cette direction.
Le chevalier, au moment d’entrer dans la forêt, hésita un instant; il se rappela les sages conseils du père Griffon, il songea aux dangers qu’il allait courir; mais, évoquant aussitôt par la pensée les trésors de la Barbe-Bleue, il fut ébloui des monceaux d’or, de perles, de rubis, de diamants qu’il crut voir étinceler et fourmiller à ses yeux; il se figura l’habitante du Morne-au-Diable d’une beauté achevée. Entraîné par ce mirage, il entra résolument dans la forêt, en soulevant un épais rideau de lianes qui retombaient du haut des arbres après s’y être enlacées.
Le chevalier n’oublia pas de battre les buissons avec sa gaule, en criant à haute voix: – Dehors, les serpents… dehors!
Excepté les cris du Gascon, on n’entendait aucun bruit.
Le soleil allait bientôt se lever; l’air, rafraîchi par l’abondante rosée de la nuit et par la brise de mer, était imprégné des odeurs fortes et aromatiques des fleurs tropicales.
La forêt était encore presque plongée dans les ténèbres au moment où le chevalier y pénétra…
Pendant quelques minutes, le profond silence qui régnait dans cette solitude imposante ne fut troublé que par les coups de gaule que le chevalier donnait sur les buissons en répétant: – Dehors, les serpents, dehors!
Peu à peu les cris du Gascon, qui s’éloignait de plus en plus, devinrent moins distincts; puis ils cessèrent tout à fait…
Le morne et profond silence qui régnait alors fut subitement interrompu par une espèce de hurlement sauvage qui n’avait rien d’humain.
Ce bruit et les premiers rayons du soleil qui jaillirent à l’horizon comme une gerbe enflammée semblèrent éveiller les habitants de ces grands bois. Ils y répondirent sur tous les tons; le tapage devint infernal: les glapissements des singes, les miaulements des chats-tigres, les sifflements des serpents, le grognement des sangliers, les beuglements des taureaux éclatèrent de toutes parts avec un ensemble effrayant; les échos de la forêt et des mornes se renvoyèrent ces sons discordants; on eût dit une bande de démons répondant à l’appel d’un démon supérieur.