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TOME PREMIER
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE IX.
LA NUIT
ОглавлениеNous avons laissé le chevalier de Croustillac alors qu’il s’enfonçait dans la forêt au milieu des cris de tous les animaux qui la peuplaient.
Un moment étourdi de ce vacarme, le Gascon poursuivit bravement sa route, s’orientant toujours vers le nord, du moins autant qu’il le pouvait, grâce à son peu de connaissances astronomiques.
Ainsi que le père Griffon l’en avait prévenu, on ne trouvait aucun chemin frayé à travers ces bois; des détritus de végétaux, de grandes herbes, des lianes, des troncs d’arbres, des broussailles inextricables encombraient le sol; les arbres étaient si touffus, que l’air, la lumière et le soleil pénétraient difficilement sous ces épaisses voûtes de verdure, où il régnait une humidité chaude presque suffocante, produite par la fermentation de l’humus végétal qui recouvrait la terre à une assez grande épaisseur.
Les violents parfums des fleurs tropicales saturaient cette atmosphère étouffante; aussi le chevalier éprouvait-il une sorte d’ivresse, de pesanteur; il marchait d’un pas moins délibéré, il se sentait la tête lourde, les objets extérieurs lui étaient presque indifférents, il n’admirait plus les colonnades de feuillée qui s’étendaient à perte de vue dans la pénombre de la forêt. Il jetait un coup d’œil distrait sur le plumage étincelant et varié des périques, des aras, des colibris, qui poussaient mille cris joyeux, becquetaient des insectes aux ailes d’or, ou concassaient entre leurs becs les baies aromatiques du bois d’Inde.
Les gambades des singes qui se balançaient aux souples guirlandes des passiflores, ou qui sautaient d’arbre en arbre, lui arrachaient à peine un sourire. Complétement absorbé, il n’avait que la force de songer au terme de son dangereux voyage. Il n’avait de pensée que pour la Barbe-Bleue et ses trésors.
Au bout de quelques heures de marche, il commença de s’apercevoir que ses bas de soie étaient une chaussure incommode pour traverser une forêt. Une énorme branche de raquette épineuse avait fait un large accroc à son pourpoint; ses chausses n’étaient pas irréprochables, et plus d’une fois, sentant sa longue rapière s’embarrasser dans quelques plantes rampantes, il s’était involontairement retourné comme pour châtier l’importun qui prenait la liberté de le retenir.
Soit hasard, soit grâce aux fréquentes évolutions de sa gaule, dont il battait incessamment les broussailles, le chevalier eut le bonheur de ne pas rencontrer un serpent sous ses pas.
Vers midi, harassé de fatigue, il s’arrêta pour cueillir quelques bananes, et monta sur un arbre assez peu élevé pour y déjeuner plus à son aise; il découvrit avec une douce surprise que les feuilles de cet arbre, roulées en cornets, contenaient une eau claire, fraîche, et parfaite au goût; le chevalier but quelques cornets de cette eau, mit dans ses poches les bananes qui lui restaient, et continua sa route.
D’après son estime, il devait avoir fait environ quatre lieues, et ne plus être éloigné du Morne-au-Diable.
Malheureusement l’estime du chevalier n’était pas d’une extrême précision, du moins quant à la direction qu’il croyait avoir prise, car il évaluait assez justement le chemin parcouru. Il se trouvait donc à midi un peu plus éloigné du Morne-au-Diable qu’il n’en était éloigné en entrant dans la forêt.
Pour ne pas perdre le soleil de vue (on l’apercevait à peine à travers l’épaisseur du feuillage), il eût été nécessaire d’avoir presque constamment les yeux levés au ciel. Or, le chemin était presque inextricable, et il fallait sans cesse veiller aux serpents; ainsi partagée entre le ciel et la terre, l’attention du chevalier avait pu s’égarer quelque peu.
Néanmoins, comme il lui était impossible de croire qu’il se fût trompé d’une seconde dans ses calculs, il reprit courage, presque certain d’arriver au terme de sa course.
Vers les trois heures du soir, il commença de soupçonner le Morne-au-Diable de s’éloigner à mesure qu’il s’en approchait. Croustillac était harassé, mais la crainte de passer la nuit dans la forêt l’aiguillonnait; à force de marcher, de marcher, il arriva enfin à une sorte de fondrière assez creuse, qui s’enfonçait entre deux gorges de rochers.
Le chevalier respira, s’épanouit.
– Mordioux! s’écria-t-il en s’éventant avec son feutre, me voici donc enfin au Morne-au-Diable! Il me semble que je m’y reconnais, quoique je n’y sois jamais venu. Je ne pouvais d’ailleurs pas me perdre; j’avais l’amour pour boussole; on irait ainsi aux antipodes sans dévier d’un cheveu. C’est tout simple, mon cœur tourne vers l’or et la beauté, comme l’aimant vers le pôle! car si la Barbe-Bleue est riche, elle doit être belle… et puis une femme qui se débarrasse aussi lestement de trois maris doit aimer le changement; or, je serai du fruit nouveau pour elle… Et quel fruit! Après tout, les trois défunts n’ont eu que ce qu’ils méritaient, puisqu’ils me font place… Ce qui me rassure à l’endroit du physique de la Barbe-Bleue, c’est qu’il n’y a qu’une très jolie femme qui puisse se permettre ces irrégularités, ces façons… un peu cavalières… de dénouer le lien conjugal… Mordioux! je vais la voir, lui plaire, la séduire; pauvre femme… elle ne se doute pas que son vainqueur est à sa porte! Si… si… je parie que son petit cœur bat bien fort à ce moment. Elle me presse… elle me devine… son attente ne sera pas trompée… elle va être éblouie… le bonheur lui arrive sur les ailes de l’amour…
En disant ces mots, le chevalier jeta un coup d’œil sur sa toilette; il ne put s’empêcher de trouver qu’elle était un peu en désordre: ses bas, primitivement pourpres, puis rose-pâle, s’étaient zébrés d’une multitude de rayures vertes depuis son voyage dans la forêt; son pourpoint s’était aussi orné de plusieurs crevés bizarrement placés, mais le Gascon fit tout haut cette réflexion, sinon très modeste, du moins très consolante:
– Mordioux! Vénus en sortant de l’onde n’avait pas de pourpoint; la Vérité n’en avait pas non plus en sortant de son puits. Or, puisque la beauté et la vérité apparaissent sans voile… je ne vois pas pourquoi… l’amour… D’ailleurs la Barbe-Bleue doit être femme à me comprendre!
Absolument rassuré, le chevalier hâta le pas, gravit le revers de la fondrière et se trouva… dans un endroit de la forêt beaucoup plus sombre et beaucoup plus fourré que celui qu’il venait de quitter.
D’autres auraient perdu courage, Croustillac s’écria au contraire:
– Mordioux! ceci est très habile, cacher son habitation au plus épais du bois est d’une femme de tête!.. je suis sûr… plus je m’empêtre dans ces ronces, plus j’approche de la maison… je me regarde comme arrivé… Barbe-Bleue… Barbe-Bleue… enfin je te tiens!
Le chevalier conserva cette précieuse illusion tant que le jour dura, ce qui ne fut pas long: il n’y a pas de crépuscule sous les tropiques.
Bientôt le chevalier vit avec étonnement les rares clartés qui traversaient le sommet des arbres s’éteindre peu à peu, et en s’éteignant donner une apparence fantastique aux grandes masses de la forêt. Pendant quelques moments elle resta dans une demi-obscurité, çà et là éclairée par les vifs reflets du soleil, qui semblait rouge comme une fournaise, car il se couchait dans le vent, ainsi qu’on le dit aux Antilles.
Pendant un moment, cette végétation d’une verdure si puissante et si crue se teignit de pourpre: le chevalier croyait voir la nature à travers un vitrail rouge, ce qu’on apercevait du ciel était comme une lave en fusion.
– Mordioux… s’écria le chevalier, je ne me trompais pas, je suis près de ce morne infernal, cette réverbération me le prouve. Lucifer rend sans doute visite à la Barbe-Bleue qui, pour le recevoir, fait allumer tous les fourneaux de sa cuisine.
Peu à peu les tons ardents du ciel se refroidirent; ils devinrent d’un rouge pâle, violacé, et finirent par se fondre dans l’azur foncé de la nuit.
Dès que l’ombre envahit la forêt, les cris plaintifs des anolis, les sinistres glapissements des chouettes célébrèrent le retour des ténèbres.
La brise de mer, qui se lève toujours après le coucher du soleil, passa comme un souffle immense sur la cime des arbres; toutes les feuilles frissonnèrent.
Ces mille bruits vagues, lointains, sans nom, qu’on n’entend pour ainsi dire que la nuit, commencèrent à sourdre de toutes parts.
– Mordioux! s’écria le chevalier, c’est à se couper la figure!!! Penser que je ne suis qu’à cent pas peut-être du Morne-au-Diable, et que me voici obligé de dormir à la belle étoile!
Croustillac, craignant les serpents, se dirigea vers un énorme acajou qu’il avait remarqué; à l’aide des lianes dont cet arbre était enveloppé de toutes parts, il parvint à atteindre une espèce de fourche formée par deux maîtresses branches; il s’y installa assez commodément, ramena son épée entre ses genoux, et se mit à souper avec les bananes qu’il avait heureusement gardées dans ses poches.
Il ne ressentait aucune des frayeurs que tant d’hommes, même braves, auraient pu éprouver dans une position si critique. D’ailleurs, dans les cas extrêmes, le chevalier avait toutes sortes de raisonnements à son usage; tantôt il s’écriait:
– Mordioux! le sort s’acharne contre moi… il choisit bien… il ne peut se commettre… Au lieu de s’adresser à quelque faquin, à quelque pleutre, que fait-il? il avise le chevalier de Croustillac en disant: Voilà mon homme… Il est digne de lutter contre moi.
Dans la circonstance dont il s’agit, le chevalier vit une autre combinaison providentielle non moins flatteuse pour lui.
– Mon bonheur est certain, se dit-il, les trésors de la Barbe-Bleue vont être à moi; c’est une dernière épreuve que ledit sort me fait subir; j’aurais mauvaise grâce de me révolter… Il ne serait pas d’un galant homme de se plaindre. Je ne mériterais pas l’inestimable récompense qui m’attend.
A l’aide de ces réflexions, le chevalier combattit victorieusement le sommeil; il craignait, en y cédant, de se laisser choir du haut de son arbre; il finit par être enchanté des légères traverses qu’il avait à surmonter pour arriver jusqu’à la Barbe-Bleue; elle lui saurait gré de son courage, pensait-il, et serait sensible à son dévouement.
Dans ses accès de chevaleresque vaillance, le chevalier regrettait même de n’avoir eu jusqu’alors aucun ennemi sérieux à combattre, et de n’avoir lutté que contre des broussailles, des épines et des troncs d’arbres.
A ce moment, un bruit étrange attira l’attention de l’aventurier; il prêta l’oreille et s’écria:
– Qu’est-ce que ceci? on dirait que des chats viennent ici faire leur sabbat. Je le disais bien… Puisque voici des chats, la maison ne doit pas être éloignée.
Croustillac se trompait.
Ces chats n’étaient pas domestiques, mais sauvages, et jamais chats-tigres ne furent plus féroces; ils continuèrent de faire un vacarme infernal.
Pour les faire cesser, le chevalier prit sa gaule et frappa sur l’arbre. Les chats, au lieu de fuir, se rapprochèrent avec un redoublement de cris rauques et furieux.
Depuis très longtemps, les bois étaient parcourus par des bandes de ces animaux, qui le cédaient à peine aux jaguars en grosseur, en force et en voracité; ils avaient attaqué et dévoré de jeunes chevreaux, des chèvres, et jusqu’à de jeunes génisses.
Pour expliquer au lecteur les intentions hostiles des bêtes carnassières qui rôdaient autour du chevalier, que la subtilité de leur odorat leur avait fait éventer, il faut retourner à la caverne où est demeuré le colonel Rutler.
On sait que le cadavre de John, mort d’une piqûre de serpent, obstruait complétement le passage souterrain par lequel on pouvait seulement sortir de la caverne. Des chats-tigres, étant descendus dans le précipice, dépistèrent le cadavre de John, s’en approchèrent d’abord timidement; puis, bientôt enhardis, ils le dévorèrent.
Le colonel les entendit et ne sut que penser de ces cris féroces; au jour, grâce à l’avidité de ces animaux, l’obstacle qui empêchait Rutler de sortir avait presque complétement disparu; il ne restait dans l’étroit souterrain que les ossements de John, et le colonel pouvait facilement les déplacer.
Après cette horrible curée, les chats-tigres, affriandés, mais non rassasiés par ce régal nouveau pour eux, se sentirent en goût de chair humaine; ils abandonnèrent le fond du précipice, regagnèrent les bois, éventèrent le chevalier, et leur férocité carnassière s’exaspéra.
Pendant quelque temps la crainte les retint; mais encouragés par l’immobilité de Croustillac, l’un des plus hardis et des plus affamés grimpa lestement sur l’arbre, et le Gascon vit tout à coup près de lui deux gros yeux brillants et verdâtres qui luisaient au milieu de l’obscurité.
Au même instant il se sentit mordre vigoureusement au mollet; il retira brusquement sa jambe, mais le chat-tigre le retint en enfonçant ses griffes dans la chair et fit entendre un grondement sourd, furieux, qui fut le signal de l’attaque: les assaillants grimpèrent de tous côtés, le chevalier ne vit autour de lui que des yeux flamboyants, et se sentit mordre en plusieurs endroits à la fois.
Cette attaque avait été si imprévue, les assaillants étaient d’une si singulière espèce, que Croustillac, malgré son courage, resta un moment stupéfait; mais les morsures des chats et surtout son indignation profonde d’avoir à combattre de si ignobles ennemis réveillèrent sa fureur.
Il saisit le plus acharné (celui du mollet) par la peau du dos, et, malgré quelques coups de griffes, il le lança rudement contre un tronc d’arbre et lui brisa les reins. Le chat poussa des cris affreux; le chevalier traita de la même manière un autre de ces forcenés qui lui était sauté sur le dos et entreprenait de lui dévorer la joue.
La troupe hésita: Croustillac se saisit de son épée comme d’un poignard, en transperça quelques autres, et mit fin à cette attaque d’un nouveau genre en s’écriant:
– Mordioux! pourvu que la Barbe-Bleue ne sache pas que le brave Croustillac a failli être dévoré par les chats, ni plus ni moins qu’une volaille pendue au croc d’un garde-manger!
La fin de la nuit se passa paisiblement, le chevalier sommeilla quelque peu; au point du jour il descendit de son arbre, et vit étendus à ses pieds cinq de ses adversaires de la nuit; il se hâta de quitter ce lieu témoin d’exploits dont il rougissait, et, persuadé que le Morne-au-Diable ne pouvait être loin, il se remit en route.
Après avoir aussi vainement marché que la veille, les tiraillements d’estomac causés par une faim canine annoncèrent au chevalier qu’il devait être environ midi; qu’on juge de son ravissement lorsque la brise lui apporta une délicieuse odeur de rôti, mais si suave, mais si pénétrante, mais si appétissante, que le chevalier ne put s’empêcher de passer légèrement sa langue sur ses lèvres.
Il doubla le pas, ne doutant pas cette fois d’être arrivé au terme de ses tribulations. Pourtant il ne voyait aucune trace d’habitation, et comment concilier cette solitude apparente avec le fumet exquis dont son odorat était de plus en plus chatouillé?
Marchant très légèrement, il parvint inaperçu et sans être entendu près d’une sorte de clairière où il s’arrêta un moment; le spectacle qu’il avait sous les yeux méritait d’exciter son attention.