Читать книгу Le sorcier de Meudon - Eliphas Levi - Страница 11
MAÎTRE FRANÇOIS
ОглавлениеLe père prieur était donc, ainsi que nous l'avons dit, en oraison de quiétude; son menton rembourré de graisse assurant l'équilibre de sa tête, marmotant par intervalles et babinottant des lèvres, comme s'il eût remâché quelque réponse, à la manière des enfants qui s'endorment en suçant une dragée: son gros bréviaire glissant peu à peu de dessus ses genoux, comme un poupon qui s'ennuie des caresses d'une vieille femme, et les bienheureuses besicles aussi aventurées sur le gros livre que Dindenaut le fut plus tard en s'accrochant à la laine de son gros bélier.
Toutes ces choses en étaient là lorsque maître François, après avoir préalablement frappé deux ou trois petits coups, entr'ouvrit discrètement la porte, et arriva tout à propos pour rattraper les besicles et le bréviaire. Il prit l'un doctoralement, chaussa magistralement les autres sur son nez, où elles s'étonnèrent de tenir bien, et tournant la page, il continua le pseaume où le prieur l'avait laissé:
Vanum est vobis ante lucem surgere; surgite postquam sederitis, qui manducatis panem doloris, quùm dederit dilectis suis somnum.
En achevant ce verset, frère François étendit gravement la main sur la tête du prieur et lui donna une bénédiction comique.
Le bon père était vermeil à plaisir, il ronflait à faire envie et remuait doucement les lèvres.
Le frère médecin, comme homme qui connaissait les bonnes cachettes, souleva le rideau poudreux de la bibliothèque à laquelle le fauteuil du dormeur était adossé, plongea la main entre deux rayons et la ramena victorieuse, armée d'un large flacon de vin; sans lâcher le gros bréviaire, il déboucha le flacon avec les dents, en flaira le contenu, hocha la tête d'un air satisfait, puis approchant doucement le goulot des lèvres du père, il y fit couler goutte à goutte la divine liqueur.
Le prieur alors poussa un grand soupir, et, sans ouvrir les yeux, renversa sa tête en arrière pour ne rien perdre, puis avec autant de ferveur qu'un nourrisson à jeun prend et étreint la mamelle de sa nourrice, il leva les bras et prit à deux mains le flacon, que maître François lui abandonna, puis il but, comme on dit, à tire-larigot.
—Beatus vir!… continua le frère médecin en reprenant la lecture de son bréviaire.
Le gros prieur ouvrit alors des yeux tout étonnés, et regardant alternativement son flacon et maître François d'un air ébahi… il ne pouvait rien comprendre à sa position et se croyait ensorcelé.
—Avalez, bon père, ce sont herbes; et grand bien vous fasse! dit le frère François, du plus grand sérieux. La crise est passée, à ce qu'il me paraît, et nous commençons à nous mieux porter.
—Mon Dieu! dit le moine en se tâtant le ventre, je suis donc malade!
—Buvez le reste de ce julep, dit le frère en frappant sur le flacon, et la maladie passera.
—Que veut dire ceci?
—Que nous avons changé de bréviaire. Le vôtre vous endort, le mien vous réveille. Je dis pour vous l'office divin, et vous faites pour moi l'office du vin: n'êtes-vous pas le mieux partagé?
—Maître François! maître François! je vous l'ai déjà dit souvent, si le père Paphnuce nous entendait, vous nous feriez un mauvais parti: à vous, pour parler ainsi, et à moi pour vous écouter. Vos propos sentent l'hérésie.
—Eh quoi! se récria le frère, le bon vin est-il hérétique? Serait-ce parce qu'il n'est pas baptisé? Qu'il périsse en ce cas, le traître, et que notre gosier soit son tombeau! Mais rassurez-vous, bon père, il ne troublera point notre estomac; il peut y dormir en terre sainte; il est catholique et ami des bons catholiques; onc ne fut-il excommunié du pape, mais au contraire bien reçu et choyé à sa table. Point n'a besoin d'être baptisé, pour être chrétien, depuis les noces de Cana; mais au contraire, étant l'eau pure perfectionnée et rendue plus divine, il doit servir au baptême de l'homme intérieur! L'eau est le signe du repentir, le vin est celui de la grâce; l'eau purifie, le vin fortifie. L'eau, ce sont les larmes, le vin, c'est la joie. L'eau arrose la vigne, et la vigne arrose les moines qui sont la vigne spirituelle du Seigneur. Vous voyez donc bien que les amis de la perfection doivent préférer le vin à l'eau, et le baptême intérieur au baptême extérieur.
—Voilà un bon propos d'ivrogne, dit le prieur, moitié riant, moitié voulant moraliser!
—Sur ce, dit frère François, permettez-vous que je vous fasse quinaut?
Dites-moi, je vous prie, ce que c'est qu'un ivrogne?
—La chose assez d'elle-même se comprend. C'est celui qui sait trop bien boire.
—Vous n'y êtes en aucune manière et n'y touchez pas plus qu'un rabbin à une tranche de jambon. L'ivrogne est celui qui ne sait pas boire et qui, de plus, est incapable de l'apprendre.
—Et comment cela? fit le père prieur en allongeant la main pour faire signe qu'on lui rendît ses besicles, car la chose lui semblait assez curieuse pour être contemplée à travers des lunettes.
—Voici, reprit maître François en présentant l'objet demandé. Y sont-elles? Bien; je crois qu'elles tiennent à peu près; maintenant, écoutez mon argument, qui ne sera ni en barbara ni en celarunt…
—Il sera donc en darii?
—Non.
—En ferio?
—Non.
—En baralipton?
—Non.
—Sera-ce un argument cornu?
—Je ne suis point marié et vous ne l'êtes point, que je sache, pourtant mon argument cornu sera-t-il si vous voulez: cornu comme Silène et le bon père Bacchus, cornu à la manière du pauvre diable dont Horace parle en disant, à propos du père Liber (c'était le père général des cordeliers du paganisme): Addis cornua pauperi. Ceci n'est pas matière de bréviaire.
—Ergo, ceci n'est point propos de moine.
—Distinguo, en tant que science, concedo; en tant que buverie, nego.
—Buverie, soit; mais comment prouvez-vous que l'ivrogne est celui qui ne sait pas boire?
—Patience! bon père, j'y étais, et vous allez tantôt en connaître le tu autem. Mais, d'abord, dites-moi, si bon vous semble, à quels signes vous reconnaissez un ivrogne?
—Par saint François! la chose est facile à connaître. L'ivrogne est celui qui est habituellement ivre, flageolant des jambes, dessinant la route en zigzag, coudoyant les murailles, trimballant et dodelinant de la tête, grasseyant de la langue; et toujours ce maudit hoquet… et puis n'écoutez pas, monsieur rêve tout haut: emportez la chandelle, il se couche tout habillé, et honni soit qui mal y pense! C'est affaire à sa ménagère si son matelas crotte tant soit peu ses habits.
—A merveille, père prieur! vous le dessinez de main de maître. Mais d'où lui viennent, je vous prie, tous ces trimballements, tous ces bégayements, tous ces étourdissements, toutes ces chutes?
—Belle question! De ce qu'il a trop bu.
—Il n'a donc pas su boire assez, et il ne le saura jamais, puisqu'il recommence tous les jours, et que tous les jours il boit trop! Il ne sait donc pas boire du tout; car savoir boire consiste à boire toujours assez. Dira-t-on du sculpteur qu'il sait tailler la pierre s'il l'entame trop ou trop peu? Celui-là est également un mauvais tireur, qui va trop au delà ou reste trop en deçà du but: le savoir consiste à l'atteindre.
—Je n'ai rien à dire à cela, repartit le prieur en se grattant l'oreille. Vous êtes malin comme un singe! Mais changeons de propos, et dites-moi ce qui vous amène. Vouliez-vous pas vous confesser? Vous savez que c'est dans trois jours la fête du grand saint François.
—Confesser? et de quoi? et pourquoi me confesserais-je! Ne l'ai-je pas fait ce matin, comme tous les jours, en plein chapitre, en disant le confiteor? Dire tout haut que j'ai beaucoup péché en pensées, en paroles, en actions et en omissions, n'est-ce pas tout ce que la loi d'humilité requiert? Eh! puis-je savoir davantage et spécifier ce que Dieu seul peut connaître? Le détail de nos imperfections n'appartient-il pas à la science de la perfection infinie? N'est-il pas écrit au livre des psalmes: Delicta quis intelligit? Ne serais-je pas bien orgueilleux de prétendre me juger moi-même, lorsque la loi et la raison me défendent de juger mon prochain? Et cependant est-il de fait que des défauts et péchés du prochain, bien plus clairvoyants investigateurs et juges plus assurés sommes-nous que des nôtres, attendu que dans les yeux des autres pouvons-nous lire immédiatement et sans miroir?
—Saint François! qu'est ceci! s'écria le père prieur. L'examen de conscience et l'accusation des péchés sont-ce pratiques déraisonnables? A genoux, mon frère, et accusez-vous tout d'abord d'avoir eu cette mauvaise pensée.
—Vous jugez ma pensée, mon père, et vous la trouvez mauvaise; moi je ne la juge point, mais je la crois bonne. Vous voyez bien que j'avais raison.
—Accusez-vous de songer à la raison, quand vous ne devriez tenir compte que de la foi!
—Je m'accuse d'avoir raison, fit maître François avec une humilité comique et en se frappant la poitrine.
—Accusez-vous aussi de toute votre science diabolique, ajouta le père; car ce sont vos études continuelles qui vous éloignent de la religion.
—Je m'accuse de n'être pas assez ignorant, reprit maître François de la même manière.
—Et dites-moi, continua le prieur qui s'animait peu à peu, comment faites-vous pour éviter les distractions pendant vos prières?
—Je ne prie pas quand je me sens distrait.
—Mais si la cloche sonne la prière et vous oblige d'aller au choeur?
—Alors je ne suis pas responsable de mes distractions, ou plutôt je ne suis pas distrait; c'est la cloche qui est distraite et l'office qui vient hors de propos.
—Jésus, mon Dieu! qui a jamais ouï pareil langage sortir de la bouche d'un moine! mais, mon cher enfant, je vous assure que vous avez l'esprit faux, accusez-vous-en.
—Mon père, il est écrit: Faux témoignage ne diras ni mentiras aucunement! Eussé-je en effet l'esprit faux et le jugement boiteux, point ne devrais m'en accuser: autant vaudrait-il vous faire un crime à vous, mon bon père, de ce que votre nez (soit dit sans reproche) est un peu… comme qui dirait légèrement camard.
(Ici le prieur se rebiffe et laisse tomber ses besicles qui, par bonheur, ne sont point cassées.)
—Tenez, poursuit frère François, à quoi bon nous emberlucoquer l'entendement pour nous trouver coupables? Ne devons-nous pas suivre en tout les préceptes du divin Maître? et ne nous a-t-il pas dit qu'il fallait recevoir le royaume de Dieu, comme bons et naïfs petits enfants, avec calme et simplicité? Or, pourquoi, je vous prie, les petits enfants sont-ils de tout le monde estimés heureux, et à nous par le Sauveur pour modèles proposés comme beaux petits anges d'innocence? Les petits enfants disent-ils le bréviaire, et le pourraient-ils d'un bout à l'autre réciter sans distraction? Aiment-ils les longues oraisons et le jeûne? Prennent-ils la discipline? Tant s'en faut; qu'au contraire ils prient et supplient en pleurant à chaudes larmes et à mains jointes pour qu'on ne leur donne point le fouet, et conviennent alors volontiers qu'ils ont péché; ce qui est de leur part un premier mensonge, car ils n'en ont pas conscience. Mais d'où vient, je vous prie encore, qu'ils sont appelés innocents? Hélas! c'est que tout doucement et bonnement ils suivent la pente de nature, ne se reprochant rien de ce qui leur a fait plaisir, et ne discernant le bien du mal que par l'attrait ou la douleur. Apprendre la confession aux enfants, c'est leur enseigner le péché et leur ôter leur innocence. Et voulez-vous que je vous dise le fond de ma pensée? Je crois que les novices du couvent sont bien plus agités des reproches de leur conscience, bien plus poursuivis de pensées impures, bien moins simples et moins candides que la jeunesse de la campagne, qui vit au jour le jour et point n'y songe, n'examinant jamais sa conscience, d'autant c le la conscience d'elle même nous avertit assez quand quelque chose lui déplaît, laissant couler sans les compter les flots du ruisseau et les jours de la jeunesse, tantôt laborieuse, tantôt joyeuse, quand il plaît à Dieu, amoureuse: on se marie et point d'offense; les petits enfants viendront à bien: puis quand Dieu voudra nous rappeler à lui, qu'il nous appelle: nous le craindrons bien moins encore à la fin qu'au commencement, nous étant habitués à l'aimer et à nous confier à lui. Je vous le demande, mon père, n'est ce pas là le meilleur, et le plus facile, et le plus assuré chemin pour aller bellement au ciel?
Le père prieur ne répondit rien; il paraissait songer et réfléchir profondément, tout en frottant le verre de ses lunettes avec le bout de son scapulaire.
—Or sus, mon père, poursuivit maître François, confessons-nous, je le veux bien; confessons-nous l'un à l'autre, et réciproquement accusons-nous, non pas d'être hommes et d'avoir les faiblesses de l'homme, car tels Dieu nous a faits et tels devons-nous être pour être bien; accusons-nous de vouloir sans cesse changer et perfectionner l'ouvrage du Créateur, accusons-nous d'être des moines; cartels nous sommes-nous faits nous-mêmes, et devons-nous répondre de tous les vices, de toutes les imperfections, de tous les ridicules qu'entraîne cet état opposé au voeu de la nature. Certes je dis tout ceci sans porter atteinte au mérite surnaturel du séraphique saint François: mais plus sa vertu a été divine, moins elle a été humaine. Et n'est-ce pas grande folie de prétendre imiter ce qui est au-dessus de la portée des hommes? Tous ces grands saints n'ont eu qu'un tort, c'est d'avoir laissé des disciples.
—Quelle impiété! s'écria le prieur en joignant les mains. Voilà de quelles billevesées vous repaissez la tête des novices de céans, et je vois bien à cette heure que le frère Paphnuce a raison lorsqu'il leur défend de vous parler.
—Eh bien! en cela même, mon père, pardon encore si je vous contredis, mais ce sont plutôt les novices qui me suggèrent les pensées que voilà. Et, par exemple, que faites-vous ici du petit frère Lubin? Ne vous semble-t-il pas séraphique comme un démon, avec ses grands yeux malins, son nez fripon et sa bouche narquoise? Le beau modèle d'austérité à présenter aux femmes et aux filles! Je me donne au diable si toutes ne le lorgnent déjà, et si les papas et les maris n'en ont une peur mortelle! M'est avis que vous donniez à ce petit drôle un congé bien en forme, et qu'il retourne aux champs labourer, et sous la chesnaie danser et faire sauter Pérotte ou Mathurine. Je les vois d'ici rougir, se jalouser et être fières! Oh! les bonnes et saintes liesses du bon Dieu! et que tous les bons coeurs sont heureux d'être au monde! Voyez-vous la campagne toute baignée de soleil et comme enivrée de lumière? Entendez-vous chanter alternativement les grillons et les cornemuses? On chante, on danse, on chuchote sous la feuillée; les vieux se ragaillardissent et parlent de leur jeune temps; les mères rient de tout coeur à leurs petits enfants, qui se roulent sur l'herbe ou leur grimpent sur les épaules; les jeunes gens se cherchent et se coudoient sans en faire semblant, et le garçon dit tout bas à la jeune fille des petits mots qui la rendent toute heureuse et toute aise. Or, croyez-vous que Dieu ne soit pas alors comme les mères, et ne regarde pas le bonheur de ses enfants avec amour? Moi, je vous dis que la mère éternelle (c'est la divine Providence que les païens appellent nature) se réjouit plus que ses enfants quand ils se gaudissent. Voyez comme elle s'épanouit et comme elle rit de florissante beauté et de caressante lumière! Comme sa gaieté resplendit dans le ciel, s'épanche en fleurs et en feuillages, brille sur les joues qu'elle colore et circule dans les verres et dans les veines avec le bon petit vin d'Anjou! Vive Dieu! voilà à quel office ne manquera jamais frère Lubin, et je me fais garant de sa ferveur! Vous êtes triste, mon père, et le tableau que je vous fais vous rappelle que nous sommes des moines…. Or bien donc, ne faisons pas aux autres ce qu'on n'eût pas dû nous faire à nous-mêmes, et renvoyez frère Lubin!
—Frère Lubin prononcera ses voeux le jour même de saint François! dit une voix aigre et nazillarde en même temps que la porte du prieur s'ouvrait avec violence. C'était frère Paphnuce qui avait entendu la fin des propos de maître François.
Frère François fit un profond salut au prieur, qui n'osa pas le lui rendre et qui était tremblant comme un écolier pris en défaut; puis un nouveau salut à frère Paphnuce qui ne lui répondit que par une affreuse grimace, et il se retira grave et pensif, en écoutant machinalement la voix aigre du maître des novices qui gourmandait sans doute le pauvre prieur aux besicles, et lui faisait comprendre la nécessité urgente d'avancer d'une année, malgré sa promesse formelle, la profession de frère Lubin.