Читать книгу Le sorcier de Meudon - Eliphas Levi - Страница 15
LA CHARITÉ DE FRÈRE LUBIN
ОглавлениеEn quittant le père prieur, maître François était rentré dans sa cellule.
La cellule du frère médecin n'était point située comme les autres dans l'intérieur du cloître; c'était une assez grande salle qui servait en même temps de bibliothèque, et qui dépendait des anciens bâtiments du prieuré; l'une des fenêtres avait été murée, parce qu'autrefois elle servait de porte et communiquait avec le clos extérieur au moyen d'un vieil escalier de pierre tout moussu, dont les restes branlants subsistaient encore. La fenêtre qui restait était en ogive, et tout ombragée de touffes de lierre qui montaient jusque-là et se balançaient au vent. Une corniche de pierre en saillie, soutenue par une rangée d'affreux petits marmousets accroupis et tirant la langue, passait sous la fenêtre à trois ou quatre pieds environ, et se rattachait à l'ancien balustre de l'escalier, dont il ne restait plus que trois ou quatre colonnettes. De la fenêtre de maître François on pouvait voir le plus beau paysage du beau pays d'Anjou. Le clos des moines, tout planté de vignes, descendait en amphithéâtre et n'était séparé de la route que par une haie d'églantiers. Plus loin s'étendaient d'immenses prairies, que des pommiers émaillaient au printemps d'une pluie de fleurs blanches et rosés; puis, plus loin encore, entre les touffes rembrunies des grands arbres de la Chesnaie, on voyait au pied d'un coteau boisé, joyeuses et bien entretenues, les maisonnettes de la closerie où nous avons laissé Marjolaine.
La table sur laquelle travaillait le frère médecin était auprès de la fenêtre, et de gros livres entassés lui servaient pour ainsi dire de rempart. Des ouvrages en latin, en grec, en hébreu, étaient ouverts pêle-mêle devant lui, à ses côtés et jusque sur le plancher, où le vent les feuilletait à son caprice. Les Dialogues de Lucien étaient posés sur les Aphorisme d'Hippocrate, la Légende dorée était coudoyée par Lucrèce, un petit Horace servait de marque à un immense Saint Augustin, qui ensevelissait le petit livre profane devant ses grands feuillets jaunes et bénis; le Satyricon de Pétrone était caché sous le Traité de la Virginité, par saint Ambroise, et près d'un gros in-folio de polémique religieuse était ouverte la Batracomyomachie d'Homère, dont les marges étaient tout illustrées, par le frère François lui-même, d'étonnants croquis à la plume, où les rats et les grenouilles figuraient en capuchons de moine, en tête rases de réformé, en robes fourrées de chattemite, en chaperons de formaliste et en gros bonnets de docteur.
En rentrant dans sa cellule, maître François avait l'air grave et presque soucieux; il s'assit dans sa grande chaire de bois sculpté, et posant ses deux coudes sur la table couverte de papiers et de livres, il resta quelques minutes immobile, caressant à deux mains sa barbe frisée et pointue. Puis, se renversant sur le dossier de son siège, il étendit les bras en bâillant, et son bâillement se termina par un long éclat de rire.
—Oh! le bon moine qu'ils vont faire! s'écria-t-il. Oh! la gloire future des cordeliers! Comme il fera croître et multiplier la sainte famille du Seigneur! Oh! le vrai parangon des moines! et combien les femmes et les filles se réjouiront des voeux qu'il va faire! Car, si à pas une ne doit-il du tout appartenir, toutes, en vérité, peuvent avoir espérance de conquérir ses bonnes grâces. Oh! comme il pratiquera bien la charité envers le prochain, et combien d'indulgence il fera gagner aux maris dont il confessera les femmes, et aux pères et mères dont il catéchisera les fillettes! Dieu garde de mal ceux qui n'en diront rien et qui voudront que pardessus tout et à propos de tout la Providence soit bénie! Ça, voyons un peu où j'en étais de mes annotations sur les ouvrages de Luther.
Il tira alors d'une cachette pratiquée entre le mur et la table un in-folio chargé de notes manuscrites qu'il se mit à étudier. Parfois il frappait du dos de la main sur le livre et souriait d'une manière étrange en disant à demi-voix: Courage, Martin! D'autres fois, il haussait les épaules et soulignait un passage. A un endroit où était prédite la destruction de Rome, il écrivit en marge: Quando corpus destruitur, anima emancipatur. «Quand le corps est détruit, l'âme est délivrée.» Puis plus bas: Corpus est quod corrumpitur et mutatur, anima immortalis est. «Le corps se corrompt et change de forme, l'âme est immortelle.»
A une autre page, il écrivit encore: «Il y a une Rome spirituelle comme une Jérusalem spirituelle. C'est la Jérusalem des scribes et des pharisiens qui a été détruite par Titus, et les luthériens ne pourront jamais renverser que la Rome des castrats et des moines hypocrites, celle de Jésus-Christ et de saint Pierre ne les craint pas.»
A la fin du volume, il écrivit en grosses lettres: «ECCLESIA CATHOLICA.—Association universelle. ECCLESIA LUTHERANA.—Société de maître Luther.» Puis il se prit à rire.
Mais bientôt reprenant son sérieux et devenant rêveur:—Eh bien! oui, murmurait-il, la société universelle doit respecter les droits de maître Martin, si elle veut que maître Martin se soumette aux devoirs que la société universelle lui impose!—Brûler un homme parce qu'il se trompe… c'est sanctifier l'erreur par le martyre. Toute pensée est vraie par le seul courage de sa protestation et de sa résistance dès qu'on veut la rendre esclave et l'empêcher de se produire, et l'on doit combattre pour elle jusqu'à la mort: car la vérité ne craint pas le mensonge, elle le dissipe par elle-même comme le jour dissipe la nuit. C'est le mensonge qui a peur de la vérité: ce sont donc les persécuteurs qui sont les vrais sectaires. La liberté généreuse est catholique, parce qu'elle seule doit conquérir et sauver l'univers: elle est apostolique, parce que les apôtres sont morts pour la faire régner sur la terre. La vraie église militante, c'est la société des martyrs!… la liberté de conscience… Voilà la base de la religion éternelle: voilà la clef du ciel et de l'enfer!
Maître François rouvrit encore une fois son livre, et à un endroit où il était parlé de la prétendue idolâtrie de l'église romaine, il écrivit:
Quid judicas si tu non vis judicari? Libertatem postulas, da libertatem.—Pourquoi juger si tu ne veux pas qu'on te juge? Tu veux la liberté, donne la liberté.»
Et plus bas: «Chacun peut renverser ses propres idoles dès qu'il ne les adore plus. Mais, si ton idole est encore un Dieu pour ton frère, respecte le Dieu de ton frère, si tu veux qu'il respecte ton incrédulité: et laisse-lui sa religion, pour qu'il n'attente pas à ta vie: car l'homme doit estimer sa vie moins que ses dieux.»
Au bas d'une autre page, il écrivit encore: «Je proteste contre la protestation qu'on impose, et quand les luthériens iront torturer les catholiques, les vrais protestants seront les martyrs… Voilà le vrai: le reste n'est que de la brouillerie et du grimoire… Mais que répondrons-nous aux sorbonistes, aux subtilités d'Eckius, aux doctes fariboles de Melanchton et aux arguments que le diable fait à maître Martin Luther? Solventur risu tabuloe, lu missus abibis!» J'en accepte l'augure, et buvons frais, dit maître François en fermant son gros livre.
Autre argument ne peut mon coeur élire, Voyant le deuil qui vous mine et consomme: Mieux vaut de ris que larmes écrire, Pour ce que rire est le propre de l'homme.
Où diable ai-je pris ce quatrain? Je crois en vérité que je viens de le faire. J'ai donc pris au fond du pot, puisque je rime déjà!
En ce moment on frappa discrètement à la porte, puis le loquet tourna avec précaution, et la plus jolie tête de moinillon qui fût oncques encapuchonnée regarda dans la chambre, en disant:
—Peut-on entrer, maître François?
—Comment! vous ici, frère Lubin? Mais, petit malheureux, vos épaules vous démangent-elles? et voulez-vous que frère Paphnuce, demain au chapitre, vous fasse donner du miserere jusqu'à vitulos?
—Je me moque bien de frère Paphnuce, dit le novice en se glissant dans la bibliothèque dont il referma cependant la porte avec soin et sans bruit; il faut absolument que je vous parle; vous savez que je dois faire profession dans trois jours?
—Frère Paphnuce ne me l'a pas laissé ignorer, mon pauvre petit frère Lubin, et je vous en félicite de mon mieux; ce n'est pas ma faute si ce n'est guère.
Cependant le frère Lubin s'était vite installé à la fenêtre, et, avec des larmes au bord des yeux, il regardait du côté de la Chesnaie.
—J'ai eu bien de la peine à m'échapper, dit-il après un long silence: frère Paphnuce me croit en oraison dans la grotte de la Basmette, d'où l'on a déjà déplacé la statue peinte de madame sainte Madeleine, pour mettre à sa place l'image miraculeuse de saint François, vous savez, cette statue de bois qu'on habille en vrai franciscain, et qui pleure, dit-on, lorsque l'ordre est menacé de quelque danger; est-ce vrai cela, maître François?
—Vous pouvez le croire, puisque vous ne l'avez jamais vu, dit le frère; moi, je n'en douterais que si je le voyais.
—Enfin, je me suis glissé le long du jardin et j'ai trouvé entre-bâillée la porte du prieuré. Je m'y suis glissé sans que personne me voie… et me voilà. Oh! que j'avais besoin de vous parler!… et puis, des fenêtres qui donnent sur le cloître, on ne voit pas la Chesnaie et la closerie où j'ai joué tant de fois lorsque j'étais encore tout enfant!
—Ah! oui, je sais avec la petite Marjolaine, n'est-ce pas?
—Chut! taisez-vous, maître François, s'écria le novice en rougissant jusqu'aux oreilles; si quelqu'un nous entendait!
—Eh bien! que comprendrait-il? pourvu qu'il ne puisse pas voir, comme moi, que vous pleurez en regardant la closerie, et que vous regrettez la charmante enfant, qui est devenue une délicieuse jeune fille…
—Oh! silence! je vous en prie, ne me dites pas de ces choses-là. Comment pouvez-vous deviner? Comment pouvez-vous savoir?… Je ne l'ai même pas dit à mon confesseur!
—Si j'étais votre confesseur, je le saurais précisément parce que vous ne me l'auriez pas dit et vous me le dites à moi, précisément, parce que je ne suis pas votre confesseur.
—Mais, mon Dieu, qu'est-ce que je vous dis donc, mon frère? Mais je vous assure bien que je ne vous ai rien dit du tout.
—Pas plus qu'à Marjolaine, n'est-ce pas?
—Oh! mais vous êtes donc sorcier! Voilà maintenant que vous savez!… Mais au surplus, je pourrais bien vous dire que non. Comment ferais-je pour lui parler, je ne puis la voir qu'à l'église?
—Aussi y vient-elle bien régulièrement, la dévote petite fillette au nom doux et bien odorant! Et vous l'aimez bien, n'est-ce pas? J'entends d'affection fraternelle et charitable, celle que l'Évangile nous commande de partager entre tous nos frères, et ne nous défend pas non plus d'étendre un peu jusqu'à nos soeurs!
—C'est vrai que Marjolaine est bien modeste et bien pieuse.
—Elle est aussi bien aimable et bien jolie. C'est cela que vous diriez d'abord, si vous l'osiez.
—Oh! pour cela, je n'en sais rien, dit le novice en prenant un air ingénu et en baissant les yeux.
—Aussi vous voilà bien décidé à faire profession?
—Hélas! fît en soupirant le frère Lubin; et tournant les yeux vers la closerie, il laissa tomber deux grosses larmes.
—Frère Lubin! frère Lubin! cria dans le corridor une voix trop facile à reconnaître et trop bien connue des novices.
—Ah! mon Dieu! voilà à présent frère Paphnuce qui me cherche dans le prieuré; s'il vient ici, je suis perdu!
—Cachez-vous! lui dit maître François en se levant et en allant doucement vers la porte.
—Mais où me cacher? Derrière cette pile de livres, il me verra. Mon
Dieu! mon Dieu! que je suis malheureux!
—Vite! dit frère François, il approche; enjambez la fenêtre, mettez vos pieds en dehors sur la corniche et cachez-vous dans l'angle du mur. Prenez garde de tomber dans la vigne, les échalas vous feraient mal.
Le novice accomplit promptement l'évolution commandée par le médecin, et il avait à peine fini, qu'on entendit heurter assez rudement à la porte de la cellule.
Frère François ouvrit lui-même, et vit, comme il s'en doutait bien, la figure blême et renfrognée du terrible maître des novices.
—Frère Lubin n'est pas ici? demanda Paphnuce.
—Vite, mon frère, asseyez-vous. Vous n'êtes pas bien, je vous assure; laissez-moi tâter votre pouls. Parbleu! cela ne m'étonne pas, il faut aller vous coucher, vous avez la fièvre.
—Frère Lubin n'est pas ici? répéta le maître des novices avec humeur.
Maître François éclata de rire et demanda à son tour:
—Le père prieur est-il ici?
—Pourquoi cette demande?
—Pourquoi la vôtre? Frère Lubin est-il plus invisible que le frère prieur, et pourrait-il être ici sans qu'il fût possible de l'apercevoir?
—Il y est venu du moins.
—Doucement, doucement, mon frère! Vous me demandez s'il y est venu, bien que vous ne l'ayiez pas vu y venir, et vous me demandiez tout à l'heure s'il y était, bien que vous ne le vissiez pas; vous parlez donc métaphysiquement et en esprit? Or, qu'il soit ici en esprit et qu'il y soit venu en esprit, à cela je puis vous répondre que je vous en dirai mon sentiment quand l'Université de Paris aura sorbonificalement matagrobolisé la solution quidditative de cette question mirifique: Utrum Chimoera in vaciium bombinans possit comedere secundas intentiones.
—Vous êtes toujours moqueur, mon frère, dit Paphnuce en radoucissant sa voix, tandis qu'il se mordait la lèvre et lançait en dessous au railleur un regard de haine implacable; je désire vous voir toujours aussi gai, et qu'au jour du jugement notre Seigneur n'ait pas à se moquer de vous à son tour!
—Vrai! je le voudrais, ne fût-ce que pour le voir rire, ce bon Sauveur, qu'on nous peint toujours pleurant, malingre et meshaigné! Le sourire siérait si bien à son doux et beau visage! Et ses grands yeux toujours pleins de sang et de larmes s'illumineraient si bien d'un rayon de franche gaieté! M'est avis qu'alors le ciel attendri s'ouvrirait et que les pauvres pécheurs y entreraient pêle-mêle, ravis en extase et convertis par la risette du bon Dieu. Si bien que le grand diable lui-même ne pourrait se tenir d'en être ému et d'en pleurer; puis, pleurant rirait de voir rire, et riant pleurerait de n'avoir pas toujours ri d'un si aimant et si bon rire, et, pour l'enfer comme pour le ciel, ce jour-là ce serait dimanche!
—Impie! murmura le maître des novices!
—Soignez-vous, mon frère, dit maître François, vous avez de la bile; vos yeux sont jaunes. Prenez des remèdes, vos fonctions naturelles doivent être gênées.
En ce moment, une femme se présenta timidement à la porte et fit une profonde révérence. Frère François, en sa qualité d'habile médecin, avait le privilège unique de recevoir des visites de toutes sortes, et c'est pourquoi on l'avait logé hors du cloître, dans les bâtiments du prieuré, qui servaient aussi d'hôtellerie pour les étrangers de distinction lorsqu'il en venait au monastère. Ce privilège déplaisait fort au frère Paphnuce, et c'était là le commencement de sa haine contre le frère médecin.
—Entrez, ma bonne, dit frère François; justement nous ne sommes pas seuls et nous pouvons vous recevoir ici. Frère Paphnuce voudra bien rester et nous tenir compagnie.
—Non, dit sèchement le maître des novices; que je ne vous dérange pas.
Vous êtes en dehors de la règle; autant vaut vous y mettre tout à fait.
Je vais chercher frère Lubin, car il faut que je sache où il peut être
caché.
—Bonne chance, mon frère! dit maître François. Et Paphnuce sortit, en laissait toutefois la porte ouverte.
—Eh bien! bonne mère Guillemette, qu'y a-t-il de nouveau à la closerie de la Chesnaie? dit avec bienveillance le frère médecin en s'adossant à la fenêtre.
—Hélas! mon frère, ma pauvre Marjolaine est malade! Cela l'a prise au retour de l'office; elle est pâle, elle pleure, elle veut être seule et ne veut pas dire ce qu'elle a.
—Hum!… La petite n'est pas loin de ses dix-sept ans, je pense?
—Oh! mon frère, ce n'est pas ce que vous pensez. La pauvre enfant ne songe pas à mal; elle ne se plaît qu'à l'église.
—C'est que probablement celui qu'elle aime ne va pas à la danse?
—Frère François! frère François! disait tout bas Lubin, caché derrière l'appui de la croisée, ne dites rien, je vous en prie!
—Tenez, la mère Guillemette, poursuivit le frère médecin, il faut marier Marjolaine.
—Mais non!… mais non!… dit frère Lubin.
—Et à qui la marier, mon bon frère? La petite coquette ne veut entendre parler de personne.
—C'est que vous ne lui parlez jamais de celui qu'elle voudrait bien.
—Oh! mon Dieu, elle aurait bien tort de croire que je la contrarierais si elle avait une inclination, et son père veut tout ce que je veux. Nous lui donnons peu de chose, mais c'est notre fille unique, et la closerie est à nous: elle restera avec nous tant qu'elle voudra, et nous la croirons toujours assez richement mariée si elle l'est selon ses désirs.
—Voilà qui est bien et sagement pensé. En effet, une fille vendue ne sera jamais une femme honnête, et celle qui se marie pour un écu trompera son mari pour une pistole, en cas qu'elle soit vertueuse, autrement ce sera pour rien.
—C'est bien aussi ce que je dis toujours à Guillaume, et il me comprend bien; car lui, ce n'était pas pour ma dot qu'il m'a prise; son père voulait l'empêcher de se marier avec moi et lui avait défendu de me parler; le pauvre garçon avait tant de chagrin qu'il voulait s'enrôler dans les francs taupins ou ailleurs. La veille de son départ, du moins à ce qu'il pensait, j'étais seule dans ma petite chambre, justement comme Marjolaine est seule dans ce moment-ci; j'avais laissé ma fenêtre entr'ouverte; tout à coup voilà un jeune gars qui saute dans la chambre et qui se jette à deux genoux en pleurant: je viens vous faire mes adieux, me disait il d'un ton de voix à me navrer le coeur. J'étais toute saisie; mais enfin ne pouvant plus y tenir, je lui ai tendu les bras… et… que voulez-vous que je vous dise?… il a bien fallu après cela nous marier, car tout le monde aurait jeté la pierre aux parents de Guillaume.
—Eh! qu'auriez-vous fait si le père de Guillaume avait fait comme Jean
Lubin, par exemple, s'il eût voué son fils à saint François?
—Ah! oui, j'aurais dit que Guillaume s'était voué à moi, et que saint François, étant le plus raisonnable et surtout le moins compromis dans l'affaire, c'était lui qui devait céder. Et tenez, vous parlez de Jean Lubin; mais croyez-vous qu'il ne se repente pas à l'heure qu'il est d'avoir mis son fils au couvent, un si bel enfant, et qui promettait d'être à la fois si doux et si malin!
—M'est avis, dit maître François, que pour changer la résolution de Jean Lubin, il suffirait que son fils fût surpris comme Guillaume dans la chambrette d'une jouvencelle; mais le moyen? Le portier du couvent ne laisse pas sortir les novices, et il ne leur est pas même permis de venir au prieuré, le seul endroit où il soit possible de sortir en descendant par la fenêtre.
En achevant cette phrase, frère François regarda dans le clos par-dessus son épaule et se mit malicieusement à rire: Frère Lubin avait disparu.
—Allez, bonne femme, allez, dit le frère médecin, l'indisposition de Marjolaine n'aura pas de suites fâcheuses, mais ne la laissez pas seule plus longtemps, et souvenez-vous de la jeunesse de Guillaume. Où travaille-t-il en ce moment?
—Il est justement occupé à la vigne de Jean Lubin qui l'a prié de lui aider comme son ami et son compère, je viens de les voir de loin en passant près des grands poiriers.
—Eh bien! allez vite les rejoindre et menez-les avec vous à la chambre de Marjolaine; vous approcherez tout doucement, et si les oiseaux sont au nid vous les prendrez sans les effaroucher. A revoir, mère Guillemette!
—Oh! mon Dieu! vous me faites peur. Mais ce n'est pas possible, et d'ailleurs comment sauriez-vous?…
—Tenez, mère Guillemette, dit frère François en faisant approcher la bonne femme de la fenêtre, n'est-ce pas là-bas, au bout de la maisonnette qu'on voit d'ici, qu'est la chambre de la petite Marjolaine?…
—Mais oui… mais oui. Ah! mais, qu'est-ce que c'est donc que cela? On dirait qu'il y a quelqu'un qui lui parle par la fenêtre… Je ne distingue pas très-bien… mais je crois voir une robe brune; c'est sans doute la mère Barbe ou la vieille Marguerite… mais elles ont donc sauté par-dessus la haie, puisque j'ai fermé la porte à la clef… Bon! la voilà qui entre et la fenêtre qu'on referme. Qu'est-ce que c'est donc? qu'est-ce que c'est donc que cela?
—Décidément, il faut que frère Lubin ait pris la fuite par-dessus les murs! s'écria en même temps la voix de frère Paphnuce qui revenait tout essoufflé, on ne le trouve nulle part.