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Henri Émile Chevalier
La Capitaine
Prologue. La fuite

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Les deux époux restèrent seuls.

Durant ce dernier repas de chasse, où il devait dire adieu aux aimables folies de la jeunesse, suivant son expression, M. de Grandfroy avait fait des libations inaccoutumées.

Ses yeux étaient rouges, son teint animé, ses lèvres ardentes.

Il quitta son cigare, le jeta au feu, et, s’établissant sur le canapé où Clotilde travaillait à une tapisserie:

– Palsembleu! ma chère, lui dit-il, vous êtes ravissante, ce soir. Jamais je ne vous vis si belle; les lys et les roses de votre visage effacent les fleurs les plus parfumées; je me sens rajeuni à cet aspect adorable, et je voudrais n’avoir que vingt ans pour jouir de la charmante perspective d’un demi-siècle à passer près de vous.

Avec ces paroles de goût équivoque, et ponctuées d’un regard dont la signification n’était guère douteuse, M. de Grandfroy se pencha vers Clotilde, et essaya de lui dérober un baiser.

Mais la jeune femme fit un mouvement dans le sens opposé, et le baron, perdant son équilibre, roula du canapé vers le garde-feu.

Madame de Grandfroy dissimula un sourire méprisant derrière son ouvrage.

Son mari se releva bravement en s’écriant:

– Palsembleu! j’ai failli tomber! Ces diablesses de nouvelles inventions – et du bout du pied il frappa le canapé – sont tellement étroites et peu profondes, qu’on n’y peut tenir à l’aise. Parlez-moi des sofas, des bons et spacieux fauteuils comme il y en avait jadis. Ah! dans notre temps, en 17…

Mais il se reprit, comme si cette réminiscence lointaine lui paraissait inopportune:

– C’est-à-dire, enfin, quand j’étais à mon printemps. Alors on se disputait mon cœur; c’était la duchesse de L…, la marquise de B…, la petite vicomtesse de R…, une délicieuse créature! Ah! oui; elle vous ressemblait, ma chère. J’étais difficile, pourtant, oh! très difficile: on m’avait tant gâté! croiriez-vous que j’ai fait attendre un an la princesse de P…, et que la présidente D… est morte de chagrin parce que je lui tenais rigueur. Ce n’est pas qu’elle manquât d’attraits, la présidente! Palsembleu! on se l’arrachait à la cour où elle avait ses petites entrées. Grands yeux noirs assassins, nez à la Roxelane, carnation qui faisait pâlir la palette de M. Boucher; fossette au menton, et une bouche! Oh! ma toute belle, une bouche à la vôtre seulement comparable!

Pour confirmer sans doute la justesse de la comparaison, le baron de Grandfroy, qui s’était replacé près de Clotilde, lui passa sournoisement un bras autour de la taille et l’attira à lui.

– Ah! monsieur, vous êtes inconvenant! dit la jeune femme en se dégageant.

– Inconvenant! ma chère, moi, votre mari?

– Permettez que je me retire dans mon appartement.

– Un moment, un moment, ma diva. Causons un peu! Que diable, vous êtes plus sauvage et plus prude qu’au sortir du couvent! Dirait-on jamais qu’il y a un an que vous êtes mariée?

Et il lui prit la main.

– Laissez-moi, monsieur, laissez-moi, je vous prie! dit Clotilde d’un ton suppliant.

– Vous laisser! fit le baron en lui roulant des yeux qui voulaient être tendres et n’étaient que lubriques; vous laisser! Mais si je vous laissais, vous diriez que je suis le plus grand sot du monde, et vous auriez mille fois raison. Allons, rasseyez-vous, mon ange, et faisons la causette comme de bons époux. Eh! je ne suis ni aussi vieux, ni aussi cassé que j’en ai l’air. Demandez à nos amis: à peine pouvaient-ils me suivre à la chasse, aujourd’hui. Et soyez sûre que si je renonce à ce plaisir, ce n’est point par impuissance: c’est afin de vous consacrer désormais tous mes instants! Nous autres hommes nous n’avons point d’âge, voyez-vous, et tant que nous possédons de la vigueur, ô souveraine des Grâces…

Tout en parlant, M. de Grandfroy s’efforçait d’amener doucement la jeune femme sur ses genoux. Clotilde se laissa d’abord rapprocher sans trop de résistance; mais dès qu’elle découvrit le dessein du baron, elle recula précipitamment.

Il la retint avec force.

– Vous me faites mal! vous me brisez les doigts! dit-elle.

– Oh! la petite folle, la petite folle, prononça-t-il en riant et en allongeant son autre main pour la ressaisir par la ceinture.

– Je vous dis que vous me faites mal, et je vous ordonne de me lâcher ou j’appelle vos gens, s’écria Clotilde irritée.

Ses sourcils s’étaient froncés et elle tendait le bras vers le cordon d’une sonnette.

Le baron profita de ce qu’elle avait détourné la tête pour l’étreindre brusquement, l’enlever du parquet et la placer sur ses genoux.

Avant qu’elle fût revenue de sa surprise, il avait imprimé un chaud baiser sur l’épaule nue de la jeune femme.

Elle bondit sous ce baiser comme sous une brûlure, et se précipita au milieu du salon.

– Ah! monsieur, vous êtes ignoble et lâche! proféra-t-elle avec un accent d’horreur et de dédain intraduisible.

Mais, enflammé par la luxure, le baron se leva et courut après elle.

C’était un homme de soixante-cinq à soixante dix ans, petit, maigre, bilieux, cacochyme; une figure de casse-noisettes, montée sur des membres grêles, courts, dont toute la personne offrait le type de l’ancien roué de la Régence, usé, perclus par les excès encore plus que par l’âge, et réduit à l’état de satyre impotent.

– Vraiment, ma belle, balbutia-t-il entre des hoquets, en trébuchant; vraiment, vos drôleries passent les bornes! Pour une péronnelle de votre espèce, vous jouez trop à la reine.

Clotilde se retrancha derrière un guéridon, et, s’armant d’un sucrier, elle s’écria:

– Je vous jure que si vous faites encore un pas, je vous brise cette porcelaine sur la tête!

Déjà grande de taille, malgré ses seize ans à peine accomplis, bien faite, les traits agréables, d’une régularité antique, quoique un peu durs, notamment quand la passion l’excitait, Clotilde était magnifique à voir dans cette attitude.

L’ivresse prêtait au vieux podagre une ardeur dont il n’était plus coutumier depuis longtemps. Cependant, il n’osa point avancer.

– Encore une fois, monsieur, je vous en conjure, laissez-moi m’en aller, reprit la jeune femme en adoucissant le timbre de sa voix.

– Non, répondit-il sèchement, non, vous ne vous en irez pas ainsi. Pendant une année, j’ai joué le rôle de niais; c’est assez. Il faut que cela finisse. Imaginez-vous, madame, que je vous ai épousée par amour platonique? que je vous ai constitué cinquante mille livres de rentes pour passer ma vie à vous admirer comme on admire une peinture ou pour faire généreusement cadeau de vos charmes à mes amis…

– Monsieur! exclama Clotilde blessée jusqu’au fond du cœur par ce trait, vous êtes indigne…

– Ta, ta, ta, des grands mots!

– Oui, vous êtes indigne du titre de gentilhomme. Vous traitez votre femme comme une courtisane, c’est infâme!

– Ma femme! mais est-ce que vous l’êtes, ma femme? ricana-t-il. Nous sommes mariés, voilà tout.

– Eh! que m’avez-vous promis en nous mariant?

– Bah! des promesses qui n’en sont pas.

– Si vous oubliez, monsieur, moi je n’oublie pas. Vous m’avez épousée contre mon gré; j’en aimais un autre…

– Madame! … tonna M. de Grandfroy.

– Je vous répète, dit-elle froidement, en scandant les syllabes, je vous répète que j’en aimais un autre. Je vous le déclarai, espérant que vous abandonneriez vos prétentions et m’aideriez à déjouer les projets de ma belle-mère qui me sacrifiait à son avarice, à sa jalousie: car je vous croyais noble, je vous croyais homme de cœur, M. le baron. Mais je me trompais! ah! je me trompais terriblement, ajouta-t-elle avec un soupir; oui, je me trompais. Loin de vous désister, vous vous êtes ligué avec mes ennemis. Vous m’avez arraché mon consentement; que dis-je, vous l’avez surpris… et vous m’aviez juré, juré devant Dieu, de me traiter comme votre fille…

– Palsembleu, vous êtes plaisante, madame, on se marie pour avoir des filles, et non pour posséder une femme-fille!

Il accompagna ce pitoyable jeu de mots d’un bruyant éclat de rire.

Clotilde haussa les épaules.

– Eh bien, dit-elle d’un ton provocateur, j’ai votre parole, monsieur, et je vous obligerai à la tenir si vous ne le voulez pas.

– Il ferait beau voir! riposta-t-il, en marchant sur la jeune femme.

– N’allez pas plus loin, monsieur; ne me défiez pas! dit-elle en brandissant le sucrier.

– À vaincre sans combat, on triomphe sans gloire! répliqua gaillardement le baron, qui avait recouvré sa hardiesse.

Et il se jeta vers le guéridon.

Mais, par malheur, ses pieds heurtant un tabouret, il tomba étendu tout de son long.

Clotilde saisit cette occasion pour quitter le salon, et gagna son appartement.

– Je me passerai de vous, Maria, dit-elle à sa camériste qu’elle rencontra dans le vestibule, et qui se disposait à l’accompagner pour l’aider à faire sa toilette de nuit.

En entrant dans sa chambre à coucher, elle s’enferma, s’enfonça dans un fauteuil devant la cheminée, où pétillait un bon feu de hêtre, et se mit à réfléchir.

Bientôt on frappa à la porte.

– Ah! mon Dieu! dit-elle en fureur, il me poursuivra donc jusqu’ici!

– C’est moi, Clotilde, je ne vous tourmenterai pas, je veux seulement vous souhaiter le bonsoir, dit la voix du baron à travers la serrure.

– Je ne puis; je suis couchée, répondit-elle.

Monsieur de Grandfroy insista.

Elle garda le silence; et, après quelques minutes de supplications et de menaces, elle eut le plaisir de l’entendre partir en grommelant des injures.

– Ah! cette situation n’est plus tenable; il la faut rompre! s’écria la jeune femme en ensevelissant sa tête dans ses mains. Demain, j’aviserai, et si ma belle-mère ne me veut point recevoir, eh bien, j’irai à Paris; j’y travaillerai pour vivre. Mais rester davantage dans cet enfer, non, mille fois non! Pourtant, il m’en coûtera de délaisser ces deux chers petits enfants du baron. Ils sont si jeunes, si intéressants! l’aîné surtout qui commence à parler… Ah! que leur mère a dû être malheureuse! Morte, après trois ans de mariage! Pauvre femme, je suis certaine que c’est ce misérable qui l’a tuée par ses hideuses brutalités. Ah! pourquoi une marâtre m’a-t-elle vendue à lui! Pourquoi ai-je ajouté foi à leurs mensonges! Pourquoi, lasse de leurs obsessions, ai-je prononcé ce oui fatal?… Mais comme il fait froid ici! Est-ce que Maria aurait oublié de fermer la fenêtre? Je sens un courant d’air…

En murmurant ces paroles, Clotilde se leva et se dirigea vers la croisée.

Aux premiers pas, son pied cria sur un corps friable..

– Tiens, dit-elle, on a cassé un carreau. Cette chambre est remplie de verre. Comment se fait-il que Maria ne l’ait pas remarqué! On risque de se blesser.

La jeune femme se baissa pour ramasser un fragment de vitre qui gisait sur le parquet, et elle aperçut un objet blanc près des débris de verre.

Elle prit cet objet dans ses mains et l’examina.

C’était une feuille de papier roulée autour d’un petit caillou.

Clotilde développa le papier. Quelques lignes y étaient tracées au crayon.

À peine la jeune femme eut-elle jeté les yeux sur ces lignes, qu’elle tressaillit et changea de couleur.

– L’écriture de Maurice! fit-elle en serrant le papier dans sa main par un mouvement involontaire, et en regardant, de côté et d’autre, comme si elle avait peur que quelqu’un ne l’épiât.

La pièce était bien close; il n’y avait personne.

Néanmoins, madame de Grandfroy tira les rideaux des fenêtres et alla s’assurer que la porte était verrouillée.

Puis, elle s’approcha d’une lampe, et, tremblante, elle lut le billet.

Il était conçu en ces termes:

«Je suis ici; j’attends dans le parc depuis la chute du jour; j’attendrai toute la nuit, s’il est nécessaire; je veux vous voir, vous parler… Un signe, j’escalade le balcon, je suis près de vous; un refus, demain, vous apprendrez ma mort.»

– Maurice ici! Maurice de retour! dit Clotilde en joignant ses mains avec autant de joie que d’effroi, après avoir lancé le papier au feu. Que vais-je faire? Je ne puis le recevoir! Si on venait… si on le surprenait dans ma chambre… Mais le laisser dans le parc… par cette température glaciale… Et ce suicide… ce suicide dont il parle… Oh! non, non, non… Mais je ne suis plus libre… je ne puis plus disposer de mes actions… je suis mariée! Mariée! … le déshonneur! … N’importe! Maurice est honnête… Je le reverrai cette fois… rien que cette fois… une heure… pas davantage… et nous nous quitterons… pour toujours…

Madame de Grandfroy avait déjà la main sur l’espagnolette de la fenêtre, elle l’ouvrit en frémissant.

Un jeune homme, enveloppé dans un manteau couvert de neige, tomba à ses pieds.

– Clotilde! s’écria-t-il en lui embrassant les genoux.

– Maurice! balbutia-t-elle.

– Ah! continua le jeune homme, je paierais volontiers de mes jours ce moment d’ivresse. Un baiser, ma Clotilde! un baiser! Oh! donne-le moi! que je respire le parfum de tes lèvres…

– Maurice, dit la jeune femme haletante, relevez-vous, de grâce! j’ai été folle de vous ouvrir… Ne me faites pas regretter ma faiblesse… Mais comme il a froid, mon Dieu! … Il grelotte… Quelle imprudence aussi… Venir par cette nuit d’hiver… Voyons, mon bon Maurice, laissez-moi fermer la fenêtre et asseyez-vous…

– Quoi! pas un baiser auparavant! dit-il en l’inondant de ses regards magnétiques.

Vaincue, subjuguée, elle s’inclina languissamment et lui effleura le front.

La croisée fut refermée; et le jeune homme, entraînant madame de Grandfroy à une causeuse, se coucha devant elle.

– Vous me pardonnez donc, lui dit Clotilde d’un ton bas en enroulant son bras au cou de Maurice, dont le manteau dégrafé avait coulé de ses épaules, et qui apparaissait maintenant en uniforme de lieutenant de marine.

– Si je vous pardonne! si je te pardonne! dit-il avec des inflexions caressantes, en renversant sa tête sur les genoux de sa maîtresse et lui jetant aussi les bras autour du col dont il abaissa doucement la tête vers la sienne; si je te pardonne! Eh! ne sais-je pas ta vie, ma pauvre Clotilde? N’ai-je point appris qu’après t’avoir martyrisée on s’était joué de toi! qu’on avait fait courir le bruit que j’étais mort, pour te forcer à épouser ce…

– Maurice, ne prononcez pas son nom, je vous en conjure!

– Oui, j’ai appris tout cela, poursuivit le jeune homme. Il était trop tard… tu étais mariée… J’ai souffert! … Mais à quoi bon parler des souffrances passées, quand la félicité me verse sa coupe d’ambroisie… Oh! qu’ils sont bons, qu’ils sont suaves, tes baisers! Encore, ma bien-aimée, encore…

– Non, assez… assez… Maurice… épargnez-moi… Si vous m’aimez, respectez-moi!

– Vous épargner! C’est vrai! dit le jeune homme en changeant de ton et devenant brusque, c’est vrai, vous avez un mari!

– Maurice! Maurice! Oh! ne me dites pas cela! ne me rudoyez pas ainsi; je ne le mérite pas. Je n’ai pas cessé de vous aimer, pas cessé de vous être fidèle.

– Fidèle! répéta ironiquement le jeune homme.

– Je vous le jure devant Dieu, Maurice; je n’ai pas cessé un seul instant de vous être fidèle! s’écria madame de Grandfroy avec un accent qui émut profondément son amant. Jamais, ajouta-t-elle en se faisant un voile de ses longues paupières pour cacher l’éclat qui animait ses pupilles, jamais, depuis que je l’habite, le baron n’a mis le pied dans cette chambre.

Maurice s’était retourné. Il se souleva sur les genoux, pressa la jeune femme éplorée contre son cœur, et, la contemplant avec une tendresse idolâtre:

– Pardonne, je t’aime! soupira-t-il.

– Oh! pourvu que vous m’aimiez, que vous m’aimiez toujours, Maurice!

– Toujours! dit-il en écho.

Et leurs haleines se confondirent.

Le lendemain, madame de Grandfroy avait disparu du château de T…, dans la Basse-Bourgogne, où elle résidait avec son mari.

On se perdit en conjectures sur cette disparition subite, qui ne laissa aucune trace, et jamais dans le pays, l’on ne sut ce qu’était devenue la baronne.

La capitaine

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