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Henri Émile Chevalier
La Capitaine
Première partie. Dans la Nouvelle-Écosse
II. Le ressuscité
ОглавлениеL’habitation de M. du Sault se composait d’un gros pavillon carré, bâti à la cime d’un cap énorme, que battaient incessamment les flots de la mer.
Ce pavillon avait trois étages, couronnés par une terrasse, du haut de laquelle se déroulaient des tableaux sublimes ou charmants. Ici, l’Océan avec toutes ses grandeurs, ses abîmes, ses mystères, sa vie prodigieuse, mais à peine soupçonnée, l’Océan avec ses infinis horizons; là, des campagnes nouvellement ouvertes à l’industrie humaine, et déjà fécondées par son travail ingénieux, égayées par ses maisons, ses troupeaux; plus loin de sombres forêts vierges encore, que le pied de l’homme civilisé ne foula jamais; à droite une côte découpée et tailladée comme de la dentelle qui serpente, blanche ligne de démarcation, entre le bleu foncé des eaux et le vert éblouissant des prairies salines; à gauche, la ville d’Halifax, avec son port plein de mouvement, sa forêt de mâts, les rochers pittoresques et les forts qui la défendent, les vastes entrepôts, les chantiers, présages certains d’un florissant avenir, les édifices publics dont elle s’enorgueillit déjà, les beaux massifs d’arbres desquels on lui a fait une ceinture, et la gracieuse colline qui l’abrite contre les froides haleines de la bise.
Où que vous vous tourniez, sur la terrasse de M. du Sault, le spectacle enchantait.
La maison était construite, sur fondations en pierre de taille, avec des briques rouges, striées de filets blancs, qui lui donnaient un air de fête et conviaient le voyageur fatigué à s’y venir reposer.
On arrivait au premier étage par une double rangée d’escaliers formant à leur sommet un perron, sur lequel quatre colonnes en marbre vert servaient d’assises à un balcon, placé au deuxième étage.
Le reste de la façade était tout uni.
Devant cette façade se déployait une pelouse, arrosée par un jet d’eau et entourée d’une haute grille en fer qui enveloppait aussi, dans son corset, plusieurs bâtiments adjacents: une belle métairie, avec ses écuries, ses granges, ses cour et basse-cour, son pigeonnier, tout son matériel d’exploitation; puis l’établissement de pêcherie de M. du Sault, consistant en une série de hangars et séchoirs en bois qui n’avait pas moins d’un quart de mille de longueur.
La métairie et la pêcherie se trouvaient entre la villa et Halifax; mais, de l’autre côté, s’étalait un parterre délicieux, suivi d’un parc immense, longeant la mer où il baignait son pied.
Un ruisseau, dérivé de son cours naturel, l’arrosait par cent festons capricieux et lui communiquait une fraîcheur avidement recherchée pendant les ardeurs de l’été.
Quelques kiosques, tapissés de lierre, liserons, clématites et autres plantes grimpantes, s’enchâssaient çà et là dans le parc, soit sur le bord du ruisseau, soit sur une haute falaise, dominant l’Atlantique.
Dans ces kiosques, tantôt sous les ombrages, au concert de mille oiseaux aimables, tantôt sur la roche nue, aride, au formidable solo de l’Océan dont les fureurs rejaillissaient, en blanche écume, jusque sur eux, que de douces et rapides heures Bertrand et Emmeline avaient coulées! que de projets d’avenir, de bonheur ils avaient fait éclore et miroiter au souffle de leur vive imagination, comme ces bulles de savon que les écoliers lancent en jouant dans l’air!
Autant en emporte le vent, mais autant en retrouve notre esprit quand il est jeune, enflammé par l’amour ou l’ambition.
En l’un de ces adorables réduits, devant une pièce d’eau où s’ébattaient deux beaux cygnes, par une chaude après-midi du mois de juillet, Emmeline et Bertrand causaient, tendrement enlacés l’un à l’autre.
L’endroit était ravissant. Aussi avait-il la prédilection des deux jeunes gens.
Des arbres séculaires, reliés par des buissons de houx impénétrables, et des acacias aux épines acérées, l’environnaient de mystère en le protégeant contre les regards indiscrets. On y arrivait par un étroit sentier dérobé, perdu dans un fouillis de végétations sauvages, épaisses et repoussantes.
Avant d’aboutir à l’Oasis, – ainsi le frère et la sœur avaient-ils dénommé leur Éden, – le sentier se tordait comme un écheveau de fil, et fatiguait le non-initié par des méandres qui paraissaient inextricables.
Mais à l’extrémité de ce labyrinthe quel dédommagement!
Un vaste réservoir, dont les rives sont émaillées de fleurs chatoyantes et odoriférantes; des ondes limpides, diaphanes ainsi que le cristal, où se jouent, à travers les larges feuilles du nénuphar, aux corolles blanches et jaunes, des poissons qui brillent comme le diamant, chaque fois qu’un rayon de soleil effleure leurs écailles.
De la musique enchanteresse que font sous la feuillée les fauvettes, les chardonnerets et le roi des ténors ailés, l’oiseau moqueur, pourquoi parler? Mais, comme le gazouillement du ruisseau qui frétille là-bas, sur une cascatelle, avant de tomber dans sa vasque d’émeraude, est donc argentin! comme il charme l’oreille! endort la mélancolie! Que ces gazons sont frais! Que ces centenaires de la forêt ont de séduction avec leurs troncs noueux, habillés de lierre; leurs longs rameaux chargés de gui, avec la pénombre qu’ils étendent mollement à leur pied! Que l’on aime à suivre ces fleurs d’acacia, sveltes carènes détachées de la tige, sillant le petit lac en tous sens au gré de la brise!
Le kiosque de l’Oasis s’élevait au sommet même de la cataracte en miniature, sur une voûte formant grotte jetée en travers du ruisseau. Il était rustique comme un chalet suisse, vêtu de mousse des pieds à la tête, et n’avait qu’une pièce.
C’était une chambre octogone tendue de nattes de jonc et garnie de banquettes en canne.
Une table, une bibliothèque composée avec goût, voilà pour le mobilier. On s’était bien gardé d’y mettre une pendule, une horloge, ou quoi que ce soit qui rappelât la marche du temps.
– Oh! dit Emmeline en embrassant son frère, comme c’est bon de te sentir près de moi!
– Et comme c’est bon d’être ici, petite sœur! dit Bertrand avec un sourire.
– Ô mon Dieu, quand je songe aux tortures…
– Dis à l’agonie!
– Oui, à cette agonie de trois jours!
– C’est effroyable!
– Tu me fais peur, rien que d’y penser.
– Ah! dit Bertrand, il faut l’avoir éprouvée, cette agonie cent fois pire que la mort, pour en pouvoir parler. Et encore! Y a-t-il des expressions capables de traduire fidèlement toutes ces épouvantables émotions! Je me demande comment on n’en meurt pas! comment la violence des chocs ne fait pas éclater le cerveau, rompre les attaches du cœur!
– Pauvre frère! dit Emmeline en se jetant de nouveau à son cou; pauvre frère, oh! comme je t’aime! N’est-ce pas que nous ne nous quitterons plus… non, jamais… D’abord, je veux, monsieur, que vous abandonniez ce vilain métier de marin!
– Nous verrons, nous verrons, petite folle, dit Bertrand, en lui rendant prodigalement ses caresses.
Ils formaient un groupe exquis que l’art eût aimé à reproduire.
Grande, mince, élancée, Emmeline avait des proportions admirables, dont un élégant déshabillé faisait merveilleusement ressortir les beautés. Ses cheveux étaient blonds comme l’or, ses yeux – contraste saisissant – noirs comme le jais.
Des traits corrects, un teint ordinairement rose, des extrémités fines, nerveuses, une physionomie de race achevait d’en faire à l’extérieur une femme entièrement séduisante.
Pour le caractère, elle était languissante, molle comme une créole; mais impérieuse comme elle, à certains moments; comme elle aussi dure, opiniâtre, inflexible.
Ce caractère n’avait pas, du reste, reçu tout son dessin. Il offrait des lignes indécises, noyées, que le feu des passions n’avait pas encore accentuées, mais qu’il ne tarderait pas à creuser, à mettre en relief.
Bertrand était tout l’opposé de sa sœur, au physique comme au moral.
Si elle avait les cheveux blonds, il les avait châtains foncés; si elle avait les yeux noirs, il les avait d’un bleu d’azur. Quoique pâli par la maladie, son visage était rond, plein; une de ces figures dont le peuple dit: «C’est une figure de bon enfant.»
Sans manquer de distinction, il était loin de posséder le galbe et le maintien aristocratiques d’Emmeline.
Elle semblait la fille d’une duchesse, en présentait la grâce, la fierté innée; lui, le fils d’un parvenu, en montrait la tournure et le naturel un peu vaniteux.
Ce qui ne l’empêchait pas de passer, à Halifax, et d’être en somme un jeune homme de bon ton et de manières excellentes. Si j’étais commère, j’ajouterais qu’avant l’arrivée d’Arthur Lancelot, il était le point de mire des plus riches et des plus nobles héritières.
– Mais, reprit-il, comment se fait-il qu’on n’ait pas attendu davantage, qu’on ne m’ait pas saigné avant de m’ensevelir?
– Que veux-tu? les médecins assuraient…
– Ah! je le sais bien, je ne le sais que trop ce qu’ils assuraient, les imbéciles! Je les entendais assez, si je ne les voyais!
– Quoi! tu entendais! s’écria Emmeline surprise.
– Comme je t’entends, ma chère sœur.
– Et tu ne sentais pas?
– Non, rien!
– Se peut-il?
– Quand, en sanglotant, ma mère et toi, vous avez dit que vous vouliez m’embrasser une dernière fois, je vous ai entendues: j’aurais voulu crier, faire un mouvement, briser ces chaînes de plomb qui me tenaient immobile; j’aurais voulu vous dire: mais je ne suis pas mort! Je vis, consolez-vous, séchez vos larmes! Je suppliais Dieu de me rendre les sens pour une minute, pour une seconde; je le conjurais de faire glisser un souffle, un seul sur mes lèvres, d’animer mon cœur d’un battement, mon sang d’une pulsation; mais je ne distinguais rien, ne recevais d’impression que par l’ouïe: un corps inerte, de glace, accessible seulement au son, emprisonnait mon esprit.
– Oh! c’est affreux! … affreux! …
– Oui, bien affreux! continua le jeune homme. Il ne peut y avoir de supplice comparable; car cet esprit, il avait toute sa lucidité. Je crois même que sa sensibilité avait décuplé pour la perception, l’analyse et la souffrance de douleurs qu’à l’état normal un homme ne saurait supporter.
– Oh! tais-toi! tais-toi! tais-toi, Bertrand! dit Emmeline en cachant son visage dans ses mains.
Mais le frère aimait à parler de lui. C’était son défaut. Il continua, en s’animant:
– Et quand les chirurgiens eurent déposé que j’étais mort, quand vinrent les ensevelisseuses, quand j’assistai à leur conversation lugubre, quand sur ma tête retentit le marteau qui clouait mon cercueil! puis les chants funèbres, le Requiem: cette voix solennelle du prêtre, ces répons nasillards et comme ironiques des chantres et des enfants de chœur, et les gémissements des assistants sur ma fosse, et le cri déchirant de notre père, – lorsqu’on l’entraîna loin du lieu où je devais expirer, en toute connaissance de moi-même et sans pouvoir protester contre l’ignorance implacable qui me condamnait, – et la première pelletée de terre qui m’annonça que c’en était fait, que tout était fini, irrévocablement, entre ce monde et moi…
– Quelle destinée! quelle destinée! balbutia Emmeline frémissante.
– Jusque-là, poursuivit Bertrand, j’avais nourri quelque espoir. Je me disais que le bon Dieu serait miséricordieux, qu’il se laisserait fléchir à mes ardentes prières, que chauffée par les brûlants désirs de mon esprit, ma chair s’amollirait, qu’elle reprendrait son impressionnabilité; mais quand sur mon cercueil tombèrent ces cailloux avec un bruit sépulcral, oh! je n’eus plus que blasphème, rage et désespoir dans tout ce qui agissait encore en moi! Je ne conçois point que les derniers ressorts de l’existence ne se brisent pas en mille et mille pièces dans un pareil instant, ne durât-il qu’une tierce.
– Tu perdis alors le sentiment?
– Oui, tout à fait, et fort heureusement…
– Pauvre bon frère!
– Je serais devenu fou! Que dis-je? sais-je ce que je serais devenu? Fou! ne l’étais-je pas déjà?
– Mais ton retour?
– Ah! ce fut comme un réveil après un long et terrible cauchemar.
– Je le crois bien!
– J’étais accablé de fatigue, courbaturé dans tous mes membres. Des images flottaient confuses devant mon cerveau. Je voulus me remuer, mes mains rencontrèrent un corps dur; j’en eus peur, une peur atroce, et restai quelques moments immobile. J’avais oublié le passé; je me demandai, chose inouïe! si l’on ne m’avait pas enterré vif. Est-ce que je rêve, ou suis-je éveillé, me disais-je? Cependant ma respiration était pénible. J’avais sur la poitrine un poids qui l’étouffait, mes oreilles bourdonnaient comme si elles avaient renfermé des essaims de frelons…
– Que tout cela est étrange!
– Ah! bien étrange, petite sœur!
– Mais l’air te manquait?
– Quand j’aspirais, c’était comme si j’avais eu la bouche près d’une fournaise.
– Il y avait de quoi mourir cette fois pour tout de bon, fit Emmeline, en lui prenant la main et la serrant doucement dans les siennes.
– Je pensais m’évanouir et retombais dans une indicible torpeur, que ne pouvaient dissiper des sons aigus au-dessus de moi, lorsqu’un courant frais vint caresser mon visage.
– Ah! c’était le secours…
– Ce que c’était, pour moi, chère Emmeline, c’était la plus agréable sensation que j’eusse éprouvée jamais; je renaquis; la circulation de mon sang se rétablit. Je fus inondé d’un bien inexprimable, dont je jouissais voluptueusement sans vouloir me bouger, sans en avoir même l’idée, tant j’étais heureux, tant je me complaisais au sein de ces délices nouvelles.
– Égoïste! dit la jeune fille en souriant.
– Une brusque secousse, accompagnée de tortures dans tout le corps, comme si on me l’eût broyé à coups de massue, m’arracha à ce paradis.
– C’était les résurrectionnistes qui t’enlevaient.
– Alors je ne songeais qu’à mon martyre. Mon cerveau était toujours en feu, un véritable chaos incandescent. Mes yeux demeuraient fermés. Un froid glacial m’enveloppa subitement. Je discernai des voix humaines autour de moi. Une force indépendante de ma volonté m’obligea à me lever. Je m’en souviens parfaitement, je fis quelques pas. Le vertige me prit…
– Grâce à Dieu, il y avait là quelqu’un pour te venir en aide, mon Bertrand; car ces poltrons d’étudiants s’étaient sauvés à qui plus vite, en te voyant ressusciter!
– Ah! ne te moque pas d’eux, Emmeline. Je leur dois une reconnaissance éternelle.
– C’est-à-dire, fit la jeune fille en rougissant, que cette reconnaissance tu la dois à M. Arthur.
– Qu’est-ce que M. Arthur aurait fait si…
– Mon cher frère, je vais te confier un secret; mais promets-moi de n’en point parler à notre ami, car il ignore que je le sais.
– Quel est donc ce grand secret?
– Je l’ai appris ce matin même du gardien du cimetière, en allant visiter sa femme, qui est malade.
– Je t’écoute.
– Tu jures de ne me pas trahir?
– Soit, petite sœur, je te le jure, répondit gaiement Bertrand.
– Eh bien, en s’enfuyant, les étudiants ont fait du bruit; attiré par ce bruit, le gardien du cimetière est sorti et il a trouvé M. Arthur et son domestique, qui te rapportaient à la maison.
– Tout cela n’est pas fort mystérieux.
– Attends! je n’ai point terminé. Le gardien a remarqué que Samson était muni d’une pioche, d’une pelle et de cordes.
– Ah!
– Tu ne devines pas?
– Pas le moins du monde.
– Tu sais que M. Arthur a des connaissances médicales…
– Très profondes.
– Alors? dit Emmeline en regardant son frère.
– Alors, je n’y suis pas.
– Ce n’est pourtant pas difficile à comprendre, s’écria la jeune fille avec un geste d’impatience, M. Arthur t’aime au point que j’en suis jalouse et que, s’il était femme, je le croirais amoureux de toi, car parfois, il te dévore des yeux… Enfin! il aura appris que tu étais mort subitement, et, soupçonnant la vérité, une léthargie, il aura voulu t’examiner avant…
– Ah! j’y suis, j’y suis! exclama Bertrand avec la satisfaction d’un homme qui vient de trouver enfin le fil d’une idée longtemps cherché.
– Et moi aussi, j’y suis! cria une voix joyeuse derrière eux.