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Henri Émile Chevalier
La Capitaine
Première partie. Dans la Nouvelle-Écosse
III. Le comte Arthur Lancelot
ОглавлениеEmmeline poussa un petit cri d’effroi et devint rouge comme un coquelicot.
– Oh! vous nous avez fait peur; c’est mal à vous de surprendre ainsi vos amis, dit-elle en tendant la main au comte Arthur Lancelot, qui paraissait sur le seuil du kiosque.
Il était de moyenne stature, mais il avait la taille d’une élégance féminine, qui se dessinait avec grâce sous son gilet de piqué blanc à boutons d’or ciselés.
Ses cheveux noirs, soyeux, bouclés, frisaient naturellement autour de son col; quoiqu’il portât vingt-cinq à vingt-sept ans, son visage était complètement imberbe. La couleur brune de son teint ne nuisait pas à l’expression un peu sévère de sa physionomie: correctes et onduleuses, les lignes de cette physionomie devenaient dures et tourmentées lorsqu’une passion l’agitait. Alors ses grands yeux fauves s’animaient d’un insoutenable éclat. Il avait les mains fines, nerveuses, délicates, hâlées comme ses joues. Mais, un hasard découvrait-il son poignet, on était surpris de la blancheur lactée de sa peau, que nuançait un réseau d’azur.
Il était vêtu d’un paletot de soie grise et d’un pantalon en étoffe semblable.
Une cravate bleue, négligemment nouée, flottait sur sa poitrine.
À la main droite il tenait un jonc, dans la gauche un chapeau de paille à larges ailes.
En entrant, il jeta son chapeau et sa canne sur la banquette.
– Suis-je donc indiscret? dit-il, en déposant un baiser respectueux sur la main de mademoiselle du Sault.
– Mais vous savez bien que telle n’est pas notre pensée! répondit-elle.
– Et comment va ce cher convalescent? demanda le comte en prenant la main de Bertrand et la serrant avec quelque émotion.
– Oh! bien! bien! dit-il. Nous parlions de vous, mon cher ami.
– Vous parliez de moi?
Ces mots furent prononcés avec un léger tremblement dans la voix.
– Oui, monsieur, repartit vivement Emmeline; nous disions que vous étiez un méchant…
– Moi! un méchant! fit Arthur en souriant.
– Oui, un grand méchant, riposta la jeune fille. Asseyez-vous entre nous deux… là… comme cela… Et je vais vous gronder; oh! mais vous gronder…
– Vous êtes vraiment trop bonne, mademoiselle! dit distraitement Lancelot, dont toute l’attention semblait concentrée sur Bertrand.
Emmeline ne put retenir un geste d’humeur, qui échappa à ses deux compagnons.
– Ma sœur a raison, dit le fils de M. du Sault. Vous ne vous donnez pas assez à vos amis.
– Mes affaires! … balbutia-t-il.
– Oh! vos affaires! s’écria Emmeline. C’est le mot, l’excuse par excellence des hommes, les affaires! Quand ils l’ont prononcé, ils s’imaginent avoir tout dit, et que nous sommes dupes…
– Mais, mademoiselle…
– Il n’y a pas de mais qui tienne. Vous méritez une verte semonce et vous l’aurez. Quoi! vous partez pour cinq ou six jours, nous dites-vous, et vous en restez quinze absent! C’est une déloyauté…
– Un crime de lèse-galanterie, n’est-ce pas, Emmeline? ajouta Bertrand en souriant.
– Oui, un crime de lèse-galanterie; l’expression est juste, je la maintiens, dit la jeune fille.
Le comte saisit la main de mademoiselle du Sault et la baisa.
– Je m’incline devant la rigueur de votre arrêt, dit-il.
Ce baiser n’était que pure forme de courtoisie. Emmeline crut que la tendresse l’avait inspiré; elle reprit sa bonne humeur.
On aime tant à s’illusionner, quand l’on aime!
– Pour votre punition, dit-elle gaiement, je vous enjoins, chevalier perfide et félon, de me demander pardon à genoux.
Le comte se prêta de bonne grâce à ce caprice de la jeune fille, mais ses yeux ne quittaient guère Bertrand.
– Allons, dit celui-ci, moi j’intercède en votre faveur; relevez-vous, mon cher ami, et laissez-moi vous témoigner ma reconnaissance pour…
Emmeline lança un regard suppliant à son frère.
– J’ai pourtant… commença Lancelot en se rasseyant.
La jeune fille l’interrompit brusquement.
– Rien! rien! je ne veux rien entendre avant que vous ne nous ayez dit d’où vous venez.
Arthur essaya de répondre par un sourire.
– Oh! s’écria-t-elle, je ne me paierai pas de cette monnaie-là. Il faut vous confesser, et ce que femme veut…
– Notre ami ne le veut pas, acheva Bertrand en riant aux éclats.
– C’est ce que nous verrons, dit Emmeline menaçant Lancelot du bout de son doigt.
– Eh bien, mademoiselle, je vais vous satisfaire, répondit Arthur.
– Je suis tout oreilles, monsieur.
– Et moi je donne ma langue aux chiens, fit Bertrand d’un air malicieux.
– J’arrive du cap Breton.
– C’est tout? dit Emmeline, rien moins que satisfaite.
– Tout, mademoiselle.
– Bravo! clama Bertrand en frappant dans ses mains.
Il y eut un moment de silence.
– Je parie que ma sœur n’est pas contente, reprit le jeune du Sault.
– Contente, ma foi, non! riposta-t-elle.
– Que vous disais-je, mon cher ami, la curiosité des dames ressemble au tonneau des Danaïdes…
– Joli compliment, murmura Emmeline.
– Si Mademoiselle désire savoir ce que je suis allé faire au cap Breton? insinua poliment le comte.
– Oh! pas du tout! pas du tout, monsieur! répondit-elle en rougissant.
– Elle en brûle d’envie, intervint Bertrand.
– Taquin, va! fit sa sœur.
– Je suis, dit Arthur, allé au cap Breton pour régler des comptes avec un capitaine de navire au long cours, et je repartirai…
– Vous repartirez! répétèrent les enfants de M. du Sault d’une voix émue.
– Oui, mes amis… demain.
– Ce n’est pas possible, dit Bertrand; vous nous consacrerez au moins quelques jours… une semaine!
– Je ne le puis, dit-il tristement.
Emmeline se détourna pour cacher une larme qui perlait sous ses longs cils.
– Mais vous reviendrez bientôt? dit Bertrand d’un ton interrogateur.
– Bientôt… oui… je l’espère!
– Comme vous dites cela! bégaya la jeune fille, prête à fondre en larmes.
– Que voulez-vous, mes bons amis, répliqua le comte avec un accent sérieux et mélancolique, en opposition singulière avec son âge apparent et l’amabilité souriante qui lui était habituelle; que voulez-vous, l’avenir est incertain, toujours plus gros de nuages que brillant de sérénité. Qui de nous peut répondre de la minute, de la seconde qui va suivre!
Et il leva rêveusement ses yeux au ciel.
Cette réflexion avait assombri les fronts. Mais bientôt le comte, sortant de sa préoccupation, dit en offrant son bras à mademoiselle du Sault:
– Eh! j’oubliais l’invitation dont je suis chargé pour vous!
– Une invitation! quoi donc?
– Un impromptu que nous offre Son Excellence.
– Sir George Prévost?
– Oui, à son cottage de Bellevue.
– Quel bonheur! s’écria la jeune fille.
– On dansera, ravissante Emmeline.
Arthur Lancelot n’était plus soucieux en prononçant ces mots. Il avait recouvré son aisance, son affabilité, toutes les sémillantes qualités qui lui avaient valu le titre de prince du dandysme halifaxien.
– Mais quand cette fête? s’enquit la jeune fille en effeuillant la clochette d’un liseron qu’elle avait cueillie sur l’appui de la fenêtre.
– Quand? aujourd’hui même; dans deux heures. Vous n’avez que le temps de vous habiller, et je suis assuré, chère miss, que vous serez l’étoile du bal.
– Une nébuleuse! minauda Emmeline.
– Fi! s’écria Bertrand, tu en seras l’étoile polaire!
Et il se prit à rire.
– Pendant que vous ferez votre toilette, dit Arthur, j’aurai l’honneur de présenter mes respects à madame et à M. du Sault.
– Et la vôtre? dit Bertrand en montrant du regard à Lancelot son costume négligé.
– Oh! il y a pour les hommes liberté complète… en raison de la canicule. Le gouverneur accepte la tenue de fantaisie.
– Béni soit-il! car il fait si chaud…
– Allons, mon frère, laisse-là tes remarques et partons, dit Emmeline en s’appuyant avec complaisance au bras d’Arthur.
– Mais où est le rendez-vous? dit Bertrand.
– Au cottage même.
– Alors vous monterez dans notre voiture.
– J’ai mon cheval à la porte.
– Vous le renverrez.
– Et Samson, que dirait-il?
– Oh! si Samson est là, fit Emmeline, nous sommes sûrs qu’il ne vous quittera pas. C’est un modèle que ce domestique!
– Un peu gênant parfois, glissa Bertrand.
À cette allusion, le comte ne répliqua point.
– Eh bien, reprit la jeune fille, il y a un moyen de tout arranger. Notre jockey reconduira votre cheval, et le brave Samson suivra, s’il le veut, la voiture.
– Vous avez réponse à tout; je me rends avec enthousiasme, dit Arthur en pressant doucement le bras d’Emmeline.
Jamais il ne s’était permis cette familiarité. Le cœur de la jeune fille en palpita d’allégresse.
Ils furent bientôt à la villa, d’où ils sortirent, une heure après, tous trois dans une calèche découverte, traînée par deux magnifiques poneys.
Samson les escortait en selle, à cent pas de distance.
Bellevue-Cottage est situé à deux milles d’Halifax, au plus. Une belle allée de sycomores y conduit.
Le temps était beau, la route superbe. En vingt minutes, mademoiselle du Sault et ses cavaliers y arrivèrent, à travers une foule d’équipages remplis de femmes élégantes et de militaires tout chamarrés d’or et de broderies.
Frileusement accroupie au pied d’une colline qui l’abrite contre les vents du nord, et entourée de jardins parfaitement entretenus, la maison de plaisance du Gouverneur général passait, à bon droit, pour le coin de terre le plus enviable de la Nouvelle-Écosse.
On ne la pouvait comparer qu’à Monkland, ancienne résidence d’été des Gouverneurs du Canada, près de Montréal.
Sir George Prévost avait la réputation d’être un homme fort aimable, et cette réputation était méritée: il excellait à faire les honneurs de sa petite cour.
Le dîner, servi sous un quinconce d’érables, débuta joyeusement, et il se serait sans doute terminé de même sans l’arrivée d’un courrier qui remit une dépêche au Gouverneur.
En la parcourant, un nuage de contrariété couvrit le visage de sir George Prévost.
– Mes chers hôtes, dit-il, en transmettant la dépêche à son secrétaire intime, vous me voyez désolé. Mais il faut absolument que je vous quitte. Les pirates du golfe viennent encore de faire des leurs, et je suis forcé d’aller m’entendre sur-le-champ avec le vice-amiral pour lancer quelques vaisseaux à leur poursuite.
Il se leva, adressa un salut gracieux à la compagnie, et se retira.
– De quels pirates a donc parlé Son Excellence? demanda une jeune femme placée à côté de Bertrand, qui faisait face à sa sœur et au comte Arthur.
– Des Requins de l’Atlantique, madame, répondit l’enseigne.
– Les Requins de l’Atlantique! qu’est-ce que cela?
– Oh! fit Lancelot, en souriant, des fantômes introuvables, qui ont, je crois, pris naissance dans l’imagination des habitants de la colonie.
– Des fantômes, monsieur! dites des monstres à face humaine! s’écria un officier d’infanterie, assis vis-à-vis du comte.
– Bah! riposta légèrement celui-ci, des illusions.
– Illusions qui nous coûtent cher, repartit l’officier, avec aigreur. Depuis deux ans, elles nous ont volé plus de vingt navires, ces illusions!
– Comment! comment! demandèrent plusieurs personnes.
– Oh! c’est simple, c’est-à-dire atroce, reprit l’officier. Les requins de l’Atlantique, auxquels Monsieur – et il désigna ironiquement Lancelot – affecte de ne pas croire, sont des brigands retranchés dans les îles du golfe, et qui capturent les bâtiments du commerce que la mauvaise chance pousse dans leurs parages. Ce sont des lâches qui massacrent les équipages, violentent les femmes, égorgent les petits enfants…
– Ne les mangent-ils pas aussi, capitaine Irving? dit le comte avec un rire moqueur.
– Je n’en serais pas surpris, répondit naïvement l’officier.
Un cri d’horreur s’éleva dans l’assemblée.
– Vous les avez vus? continua Arthur, d’un ton moqueur.
– Comme je vous vois.
– Ah! c’est différent. Vous pouvez nous donner des détails, sans doute.
– Oui, monsieur.
On fit silence pour écouter M. Irving.
– Ils ont un chef, n’est-ce pas? poursuivit Lancelot.
– Un chef masqué.
– Masqué! répéta-t-on de toute part, avec étonnement.
– Masqué et toujours vêtu de noir. Ce chef commande deux frégates aussi noires que lui, car j’oubliais de vous dire que son masque est de soie noire…
– Un héros de roman! interrompit le comte de son air railleur.
– Oh! riez, riez, monsieur le sceptique! vos rires et votre dédain…
– Ah! messieurs, messieurs, intervint un colonel d’artillerie, point d’injures, je vous rappelle à l’ordre. Il y a des dames, ici.
– Permettez-moi de vous faire observer, mon cher colonel, que votre interruption est au moins intempestive, pour ce qui me concerne, repartit Lancelot d’une voix douce et ferme, avec un sourire sur les lèvres.
– Assurément, assurément, balbutia le vieux officier qui, connaissant l’estime en laquelle sir George Prévost tenait le comte, n’eût pas voulu pour beaucoup blesser ce dernier.
Quant à M. Irving, n’étant que capitaine, il n’osa protester contre la partialité de son supérieur; mais il lança à Arthur un regard qui fit frémir Emmeline.
– Je vous en prie, murmura-t-elle tout bas à Lancelot, cessez cette conversation, elle me fait mal!
– Je suis trop votre esclave pour ne point vous obéir, répondit-il d’un ton qui ravit la jeune fille.
– Mais la suite de l’histoire des Requins? demanda la dame, cause involontaire de cette petite altercation.
– Ce sera pour demain, dit le secrétaire intime de sir George, qui le remplaçait en son absence. Maintenant, je propose un tour de promenade avant le bal.
Tout le monde se leva de table.
La plupart des convives descendirent, deux à deux, dans les jardins. Mais quelques-uns, parmi lesquels se trouvait Bertrand du Sault, qui n’était pas encore assez bien rétabli pour s’exposer au serein, restèrent dans les salons de jeu.
Ces salons ouvraient sur des bosquets illuminés avec des verres de couleurs, somptuosité nouvelle dans la colonie.
Le bal devait avoir lieu sous les bosquets.
Vers dix heures, il commença au son de la musique militaire. Le comte Arthur Lancelot dansa le premier quadrille avec Emmeline, et l’un et l’autre dansaient dans la perfection. Aussi un cercle de curieux s’était-il formé autour d’eux. Mais le jeune homme paraissait insensible à leurs murmures admiratifs; ses regards étaient attachés sur Bertrand qui faisait une partie de bluff avec le capitaine Irving.
– Vous trichez, dit tout à coup l’enseigne à son adversaire, qui venait de glisser furtivement une carte dans le jeu.
– Vous en avez menti, répondit la capitaine d’une voix sifflante.
Bertrand lui jeta ses cartes à la face.
Cette scène avait été rapide. Personne n’y avait pris garde. Seul, Arthur Lancelot l’avait vue.