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Émile Chevalier
LE GIBET
I. Les fiancés
ОглавлениеPar une glace, placée au-dessus du piano, Rebecca vit entrer Edwin dans le parloir.
Son cœur battit avec force; un éclair traversa ses yeux; elle rougit beaucoup, mais son corps ne fit aucun mouvement, et elle continua de déchiffrer sa partition comme si rien de nouveau ne lui fût arrivé.
Sans remarquer l’émotion qui l’avait agitée, Edwin courut à elle en s’écriant d’une voix troublée:
– Rebecca! ma chère Rebecca!
Les doigts de la jeune fille ne quittèrent point les touches de son instrument; cependant elle tourna lentement la tête, et, d’un ton froid:
– Ah! c’est vous, Edwin! dit-elle.
Frappé par la sécheresse de cette réception, il s’arrêta court au milieu de la pièce.
– Je croyais, miss Rebecca… balbutia-t-il.
Mais elle l’interrompt avec une vivacité fiévreuse:
– Vous pouvez retourner d’où vous venez, monsieur!
Edwin pâlit; un frisson parcourut ses membres. Sentant qu’il chancelait, il s’appuya à un guéridon.
Rebecca semblait avoir oublié sa présence, et elle tracassait son piano avec plus d’ardeur que jamais.
Pendant quelques minutes, nulle parole ne tomba de leurs lèvres: la jeune fille jouait un morceau du célèbre opéra de Balfe, Bohemian Girl. Le jeune homme se demandait s’il devait se retirer ou rester.
Mais, fiancé depuis sa plus tendre enfance à Rebecca, élevé près d’elle, connaissant la fougue de son tempérament et la bonté de son cœur, il ne pouvait croire qu’elle fût à jamais fâchée contre lui, bien qu’elle eût des motifs pour lui en vouloir. Aussi, surmontant sa douleur, il brusqua une explication.
– Je vous prie de m’entendre, dit-il.
Elle ne répondit point.
Edwin continua:
– Des affaires d’une grande importance m’ont forcé d’être absent plus longtemps que je ne supposais…
– Et quelles affaires? demanda Rebecca d’un ton ironique.
Sans doute il ne s’attendait pas à cette question soudaine, car il demeura muet.
De nouveau, Rebecca s’était retournée aux trois quarts, et, la main gauche frémissante encore sur son piano, la droite occupée à relever une boucle de cheveux, elle répétait:
– Quelles affaires?
– Des affaires sérieuses, je vous l’ai dit, ma chère, fit-il à la fin.
Elle sourit dédaigneusement.
– Il s’agissait, reprit Edwin, d’une transaction fort grave.
– Ne pourrait-on savoir quelle était la nature de cette transaction fort grave?
– Oh! je n’ai rien de caché pour vous, dit-il en baissant les yeux.
– Alors, parlez.
– J’ai été chargé d’accompagner des marchandises très précieuses au Canada.
– Très précieuses, en vérité! dit-elle en haussant les épaules.
– Je vous assure, ma chère Rebecca…
– Ne mentez pas, Edwin! s’exclama-t-elle en se levant tout d’un coup; ne mentez pas! Malgré l’amour que vous prétendez avoir pour moi et malgré vos serments, au lieu de songer à votre avenir, à amasser quelque bien pour vous établir, vous avez encore travaillé pour ce parti abolitionniste que je déteste!
À ces mots, Edwin changea de couleur. Il ouvrit la bouche pour protester; mais l’impérieuse jeune fille s’écria aussitôt:
– N’essayez point de nier; votre conduite infâme nous est connue. Et souvenez-vous que je ne serai point la femme d’un homme qui cherche à semer la division dans l’Union américaine.
– Qui donc vous a appris?… murmura Edwin confus.
– Tenez, lisez ce journal; il vous édifiera sur votre propre compte.
Et Rebecca indiqua par un geste, le Saturday Visitor, étalé sur le guéridon près duquel se tenait son fiancé.
Celui-ci prit le journal et lut ce qui suit:
«Par une froide et sombre soirée du mois passé, on frappa à coups redoublés à la porte d’une maison habitée par M. Edwin Coppie et sa mère, dont l’habitation est située sur la limite de l’Iowa et du Missouri. MmeCoppie fut ouvrir. Un homme noir, robuste, d’une haute taille, entra; puis après lui, un second, un troisième; enfin, huit nègres se trouvèrent presque subitement dans cette demeure isolée. MmeCoppie était glacée de frayeur. Ce ne fut qu’au bout de quelques instants que son fils parvint à la rassurer. Pendant ce temps-là, les noirs, qui n’étaient autres que des esclaves fugitifs, restèrent immobiles et silencieux. L’effroi de la vieille dame s’étant dissipé, ils demandèrent si M. Edwin Coppie, sur l’assistance et l’hospitalité duquel on leur avait dit qu’ils pourraient compter, n’était pas là?
– C’est moi, dit Edwin, et je ne tromperai pas vos espérances.
Puis il les conduisit dans une chambre confortable, où il leur apporta du pain, de la viande et du café. Les nègres se restaurèrent, et, quelques minutes après, tous, excepté leur guide, un mulâtre, dormaient d’un profond sommeil, étendus sur le plancher.
Cet homme raconta les aventures de sa petite caravane, composée d’esclaves du Bas-Missouri. Ses compagnons et lui arrivaient, dit-il, après avoir voyagé toutes les nuits pendant deux semaines. La veille, ils avaient traversé une petite rivière qui charriait des glaçons, et dont les eaux étaient tellement accrues qu’elles étaient devenues presque un fleuve.
– Quand nous nous sommes enfuis, continua-t-il, nous venions d’être vendus, j’allais être emmené loin de l’État du Missouri, alors que j’étais sur le point de me marier et que ma prétendue était condamnée à rester dans cet État.
– Mais, observa Coppie, vous vous êtes séparé de votre fiancée pour vous sauver?
– J’espère bien, répondit-il, qu’elle sera avec moi aussitôt que je le voudrai.
Et son visage s’anima d’une expression singulière.
Les fugitifs ayant pris quelque repos, le guide, qui se nommait Shield Green, les éveilla pour qu’ils continuassent leur route. On était à leur poursuite. Edwin Coppie leur donna une voiture, et ils s’acheminèrent vers le Canada. Peu de temps après leur départ arrivèrent huit hommes à cheval. Ils étaient armés de carabines, pistolets, couteaux, et suivis d’un limier qui avait traqué les pauvres évadés jusqu’à cette distance. Il n’était pas encore jour quand ces chasseurs de chair humaine firent halte chez Coppie et reprirent la trace des fuyards. Un domestique de la maison, qui connaissait mieux le pays que les premiers, fut dépêché en toute hâte, par Edwin, afin de prévenir les malheureux nègres.
Pour ceux qui se figureraient la position des poursuivants et des poursuivis, ce fut une journée d’inquiétude et de souhaits fervents. On craignait que les fugitifs ne fussent rattrapés. Ces pauvres gens ignoraient que les traqueurs fussent si près d’eux. Vers midi, ils s’arrêtèrent pour dîner. Mais, comme ils se mettaient à table, le messager, qui devait leur donner l’alarme, atteignit l’auberge où ils s’étaient arrêtés.
Aussitôt, ils se remirent en marche. Vers deux heures, Coppie les rejoignit lui-même, par des chemins détournés, et leur proposa de les mener au Canada. Les nègres acceptèrent avec joie cette obligeante proposition. Et Edwin se mit en tête de la bande qui se composait de toute une famille, nommée Coppeland, et du mulâtre Green.
Cependant leurs persécuteurs étaient toujours sur la piste. Descendant devant une maison suspecte, ils la forcèrent et la fouillèrent de la cave aux combles. Heureusement pour les noirs que là, ces ennemis de leur race firent une sieste, et rafraîchirent leurs chevaux.
Les fugitifs gagnèrent de l’avance: ils se réfugièrent, vers le soir, dans une forêt de pins.
Le limier flairant l’empreinte de leurs pas n’en reprit pas moins la piste. Déjà il s’approchait de la retraite où ces infortunées créatures se tenaient tapies; ses aboiements féroces faisaient retentir tous les échos de la forêt et déjà on entendait le galop des chevaux des chasseurs, quand Edwin, poussé par son ardent amour de l’humanité, se jeta sur le chien et lui enfonça un couteau dans le cœur.
La nuit était venue; étrangers à la contrée, les esclavagistes, n’entendant plus la voix de leur limier qui avait roulé mort sur le sol, craignirent de tomber dans une embuscade et tournèrent bride.
Le lendemain et les jours suivants, ils recommencèrent la chasse avec un autre chien. Mais ce fut en vain. Conduits par le brave Edwin Coppie, les nègres parvinrent à gagner le Canada, où ils sont maintenant en sûreté.
Au nombre des fugitifs, il en était un qui se faisait remarquer par sa réserve et la délicatesse de ses formes; l’étoffe de ses vêtements d’homme n’était pas d’une qualité ordinaire. Cet esclave était une femme. Certaines gens prétendent, et c’est notre avis positif, que c’était la fiancée du mulâtre Shield Green, s’enfuyant au Canada pour s’y marier religieusement avec l’époux de son choix; mais les journaux du Sud et tous les partisans de l’esclavage voudraient faire croire que cette négresse, connue sous le nom de Bess Coppeland, entretenait des relations intimes avec Coppie. Cette odieuse calomnie retombera bientôt sur ceux qui l’ont forgée. Nous engageons toutefois, nous qui avons le bonheur de parler dans un État libre, nous engageons l’excellent et courageux jeune homme à prendre des mesures pour échapper au ressentiment des odieux propriétaires d’esclaves[1].
Tandis que Coppie parcourait des yeux l’article du Saturday Visitor, Rebecca étudiait sa physionomie.
Il était de taille moyenne, de mine énergique, audacieuse. La franchise accentuait ses traits; l’enthousiasme leur prêtait son coloris. Il ignorait l’art de dissimuler ses impressions; car, à chaque moment, il s’agitait, faisait un mouvement de la tête ou du corps, comme pour dire: ceci est juste, cela est faux.
Parvenu au dernier paragraphe, ses sourcils se froncèrent; il frappa du pied avec violence et murmura:
– Les imbéciles! les menteurs!
Puis, il rejeta le journal sur le guéridon.
Rebecca s’était remise au piano. Mais sa pensée vaguait ailleurs. Elle promenait distraitement ses doigts sur le clavier.
À son tour, Edwin Coppie la contempla quelque temps en silence.
Type de l’Américaine du Sud, Rebecca Sherrington avait le teint olivâtre, légèrement empourpré sur les joues, une de ces carnations voluptueuses comme les aimait le pinceau prométhéen de Murillo: cheveux noirs, luisants ainsi qu’une grappe de raisin de Corinthe aux rayons du soleil; yeux plus noirs, plus brillants encore; front étroit, quoique bombé et agréable, mais dénotant une fermeté poussée jusqu’à l’entêtement; nez droit, un peu sec dans ses lignes, lèvres petites, méprisantes, ensemble du visage dur quand une pensée aimable n’en adoucissait pas l’expression ordinaire.
Le buste était de formes grêles; les extrémités fines, souples, annonçaient une souche aristocratique.
Rebecca descendait effectivement d’une famille de lords anglais, qui avait émigré en Amérique, quelques années avant la révolution de 1776.
Son grand-père, frère cadet de lord Sherrington, avait jadis possédé un grand nombre d’esclaves dans la Virginie. Lors du soulèvement des Bostonnais, il se rangea du côté des sujets restés fidèles à la couronne de la Grande-Bretagne. Le triomphe des républicains et la proclamation de l’Indépendance à Philadelphie, l’ayant ruiné, il se réfugia dans le désert et fut un des premiers pionniers qui défrichèrent le Haut-Mississipi.
C’était un homme fier, confit en morgue et qui inculqua à son fils unique, Henry Sherrington, ses fausses doctrines sur les rapports des hommes entre eux.
Quoique la fortune ne lui eût pas souri, celui-ci éleva sa fille Rebecca dans les mêmes principes. Et, lorsqu’on 1846 le territoire sur lequel il s’était établi, après son père, comme fermier, fut admis parmi les États de l’Union sous le nom de d’Iowa, il fit tous ses efforts pour y faire reconnaître et sanctionner l’esclavage des nègres.
Si les tentatives d’Henry Sherrington échouèrent, il n’en demeura pas moins un négrophobe fanatique. Sa femme et sa fille partageaient tous ses sentiments à cet égard. Ils habitaient Dubuque, la plus vieille ville de l’Iowa, fondée en 1786 par les Français qui ont, comme on le sait, découvert et colonisé, – malheureusement sans profit, – la plus vaste partie de l’Amérique septentrionale.
De bonne heure, – et suivant l’usage du pays, – on avait fiancé Rebecca à Edwin Coppie, jeune homme de bonne famille, dont les parents résidaient dans un village voisin.
Mais le père d’Edwin étant mort, sa mère alla se fixer sur une propriété qu’ils possédaient près de l’État de Missouri.
C’était à l’époque où recommençait le différend entre les abolitionnistes du Nord et les esclavagistes du Sud.
Edwin prit parti pour les premiers. Rebecca en fut informée; elle lui fit de vifs reproches. Emporté par un amour que la séparation avait attisé, le jeune homme pensa d’abord qu’il pourrait faire bon marché de ses convictions et promit à sa fiancée de s’éloigner de la lutte politique. Mais il comptait sans la générosité de son âme; et, au mois de février 1854, il arrachait, – comme on l’a vu par l’article du Saturday Visitor, toute une bande de nègres, aux fers et aux infamies de la servitude. Cette action héroïque, il l’avait accomplie, non seulement en dépit de sa tendresse pour Rebecca, mais au péril de ses jours; car, outre qu’il est défendu dans la république fédérale, même par la Constitution des États libres, de donner aide et secours aux esclaves marrons, les propriétaires de nègres usent fréquemment de sanglantes représailles contre ceux qui fournissent à leur bétail humain les moyens de s’échapper.
Au moment où nous le présentons à nos lecteurs, Edwin Coppie arrivait du Canada, où il avait réussi à conduire ses protégés, et où ils étaient à l’abri de leurs bourreaux: – le traité d’Ashburton, conclu entre l’Angleterre et les États-Unis, s’opposant à l’extradition des esclaves qui sont parvenus à passer dans les possessions britanniques de l’Amérique septentrionale.
Comme l’affaire avait eu lieu loin de Dubuque, notre bon jeune homme ne soupçonnait pas qu’elle y fût déjà divulguée, et il se flattait, en prévenant cette révélation, d’atténuer l’effet qu’elle produirait dans l’esprit de miss Sherrington et de ses parents.
Malheureusement pour lui, les journaux publics l’avaient devancé.
Il ne lui restait donc plus qu’à confesser bravement son crime et à en demander pardon. Aussi se disposait-il à le faire avec la candeur qui lui était habituelle, quand M. Sherrington entra dans le parloir.