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Émile Chevalier
LE GIBET
IV. Le Kansas et les Brownistes

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Le Kansas est, présentement, l’État le plus occidental de l’Union américaine. Sa superficie atteint 250 000 kilomètres carrés. Il a pour bornes, au nord le Nebraska, à l’est les États de Missouri et d’Arkansas, au sud et à l’ouest les montagnes Rocheuses et le Nouveau-Mexique.

Un Français, nommé Dustine, remonta le premier, en 1720, la rivière qui lui donne son nom. Ce pays faisait partie de nos possessions louisianaises. Il fut cédé, en 1803, avec elles, aux États-Unis par Napoléon Bonaparte, qui commit alors une des plus grandes fautes de son règne.

«Abandonné aux tribus indigènes qui venaient mettre leur indépendance sous la protection de ses vastes solitudes, rarement visitées par les voyageurs, ce n’est que dans ces derniers temps que le pionnier américain, précurseur des immigrants, est venu y planter sa tente».

Composées de grasses et fécondes vallées qu’arrosent des cours d’eau superbes, comme le Kansas, l’Arkansas, la Plata et une foule de petites rivières, favorisées par un climat tempéré, traversées par les deux grandes voies de communication qui sont habituellement fréquentées pour aller, par terre, de l’Atlantique au Pacifique, on s’étonne que cette région n’ait pas été plus tôt ouverte à l’industrie.

Il est difficile de concevoir, s’écrie un touriste, que pendant des milliers d’années cette contrée ait été un désert inculte et solitaire[3].

En 1855, elle n’avait cependant pas encore été admise à la dignité d’État et n’était qu’un simple territoire, sans législature particulière. Ce qui ne l’empêchait pas d’être le théâtre du mouvement politique dont tout le reste de la république fédérale ressentait le contrecoup. Deux partis considérables s’y disputaient, avec acharnement, la suprématie: celui-ci défendait l’esclavage de toutes ses forces, celui-là le repoussait avec énergie; et l’on sait que telle est la cause du différend qui existe depuis plus d’un demi-siècle entre les Américains du Nord et les Américains du Sud.

Durant l’exercice législatif de 1853-54, M. Douglass, sénateur au congrès pour l’Illinois, était parvenu à faire voter un bill, lequel, abrogeant un acte antérieur, célèbre sous le titre de compromis du Missouri, autorisait l’introduction de l’esclavage dans le Kansas.

L’adoption de ce bill poussa à son comble l’animosité des deux partis. Ils rivalisèrent d’efforts pour s’emparer du pays, en y établissant des défenseurs de leurs opinions respectives. Ainsi, sous le prétexte d’une immigration légitime parfois, et parfois sans déguisement aucun, on érigea, dans la Nouvelle-Angleterre et les autres sections du Nord, un système de propagande auquel, par des moyens analogues, le Sud opposa une résistance déterminée. Il en résulta d’abord un développement aussi soudain qu’inouï de la population du Kansas; puisque, quand cette population fut assez nombreuse pour justifier une organisation politique, et que les adversaires (les uns réclamant l’abolition de l’esclavage, les autres son introduction) vinrent éprouver leurs forces au scrutin, il s’éleva des rixes, des combats qui prirent le caractère de la guerre civile avec toutes ses horreurs. La querelle s’envenima bientôt. Et les factions se servirent de tous les moyens bons ou mauvais pour obtenir gain de cause.

En 1855, leur irritation, leur fureur, étaient à leur comble.

À cette époque, dans une ferme sur la frontière du territoire et du Missouri, vivait un homme avec ses sept fils.

Cet homme était dans la force de l’âge. Il avait cinquante-cinq ans. Sa physionomie était hardie: elle respirait l’intelligence, mais dénotait l’opiniâtreté. Doué d’une constitution musculeuse, d’un esprit solidement trempé, il était propre aux grandes fatigues physiques et morales. Son regard sombre et triste s’éclairait parfois d’une mansuétude infinie. Mais, ordinairement, il inquiétait et fatiguait.

Assurément, une pensée dominante, pensée de tous les instants, de toute l’existence, absorbait cet homme.

Il se nommait John Brown mais on l’appelait communément le capitaine Brown ou le père Brown (old Brown).

Le capitaine Brown était la terreur des esclavagistes, l’espoir de abolitionnistes.

Depuis bien des années, il combattait de la voix et des bras pour l’émancipation des nègres.

«Celui qui dérobera un homme et le vendra sera mis à mort», répétait-il fréquemment, – d’après Moïse, – à ses enfants.

Sa vie avait été un roman en action. Il la devait terminer en héros de l’antiquité.

Né en 1800 à Torringhton, petit village du Connecticut, il descendait en droite ligne de ces Pères Pèlerins (Pilgrims Fathers) qui vinrent, en 1620, chercher dans l’Amérique du Nord un refuge contre les persécutions auxquelles leur secte était en butte dans la Grande-Bretagne.

John Brown était âgé de six ans quand son père quitta le Connecticut pour se fixer dans l’Ohio.

Là, il reçut une éducation sévère, dont les pratiques de la religion protestante constituèrent la base principale.

À seize ans, il se fit recevoir membre de l’Église congrégationaliste d’Hudson.

«À dix-sept ans, dit un de ses biographes, nous le trouvons faisant ses études pour le ministère académique de Morris Academy. Une inflammation chronique des yeux le força à abandonner cette carrière. Son précepteur, le révérend H. Vaille, dit que c’était le plus noble cœur qu’il eût jamais rencontré.

À vingt et un ans, John Brown épousa, en premières noces, Dianthe, fille du capitaine Amos Lusk.

En 1827 ou 28, il alla s’établir à Richmond, comté de Crawford[4]. En 1831, il eut le malheur de perdre sa femme.

Ce fut à partir de cette époque que ses idées commencèrent à se fixer sur les horreurs de l’esclavage et à chercher les moyens d’y mettre un terme.

Son fils John dit, dans une lettre écrite le 3 décembre 1859, le lendemain du martyre de son père: «Ce fut immédiatement après la mort de ma mère que j’entendis mon père dire pour la première fois, qu’il était résolu à vivre pour venir en aide aux opprimés».

Ces paroles semblent indiquer que Brown fut profondément affecté par la mort de sa femme, et qu’il pensa un instant ne lui point survivre.

Quoi qu’il en soit, à Richmond, capitale de la Virginie, au foyer de l’esclavage, il apprit à juger cette détestable institution; jura de consacrer le reste de ses jours à son anéantissement.

Dès lors, il prêche l’émancipation; mais il prêche dans le désert. On ne l’écoute pas, ou bien on lui impose silence, on le menace; sa vie est en péril.

Sans se laisser intimider, il sonde plus avant la question et découvre que l’abaissement du niveau intellectuel chez les nègres, tout autant que la cupidité et la perversion du sens moral chez les propriétaires, sont les aliments de la servitude.

Et le voici qui formule les aphorismes suivants, dont la vérité perce en traits de feu:

1° Les droits de l’esclave à la liberté ne seront jamais respectés, encore bien moins reconnus, tant qu’il ne se montrera pas capable de maintenir ses droits contre l’homme blanc.

2º Les qualités nécessaires pour maintenir ses droits sont l’énergie, le courage, le respect de soi-même, la fermeté, la foi en sa force et en sa dignité; mais ces qualités ne peuvent être acquises par l’esclave que dans une lutte armée pour rentrer dans ses droits.

3° Lorsqu’un peuple, tombé entre les mains de brigands, a, par suite de plusieurs années d’oppression, perdu ces qualités, il est non seulement du droit, mais du devoir de l’homme blanc de travailler en faveur de ce peuple, de verser le baume et l’huile dans ses plaies et de le soutenir jusqu’à ce qu’il puisse marcher tout seul.

«Depuis 1831, jusqu’en 1854, dit encore M. Marquand, nous trouvons John Brown occupé à réaliser sa grande idée. Quoique à peu près seul à l’œuvre, rien ne le rebute; il arrache à l’esclavage un grand nombre de nègres et brave tous les dangers pour les assister dans leur fuite».

Le bruit des troubles qui ont éclaté dans le Kansas parvient à ses oreilles. Il voit là, une excellente occasion de faire prévaloir ses doctrines, et abandonnant immédiatement la Virginie, il vole offrir son grand cœur aux abolitionnistes.

C’est pourquoi, dès 1855, il apparaît avec ses sept garçons sur les bords du Missouri, où l’a précédé une réputation colossale.

En arrivant dans le Kansas, il acheta une ferme, puis monta une scierie et en commença l’exploitation.

Mais il ne tarda guère à essuyer les violences des esclavagistes.

Un soir, entouré de sa robuste famille, il faisait, suivant son habitude, la lecture d’un passage de la Bible, lorsqu’on heurta brusquement à la porte de l’habitation.

– Entrez, dit Brown, de sa voix calme et ferme.

La porte s’ouvrit pour donner accès à Edwin Coppie.

Le jeune homme était essoufflé, hors d’haleine.

Les fils de Brown l’interrogèrent d’un regard anxieux. Mais le père continua froidement sa lecture:

«Ils immolent des bœufs en mon honneur et ils se rendent homicides; ils font couler le sang des agneaux et ils offrent des chiens en sacrifice, vos offrandes sont pour moi comme des animaux immondes, votre encens comme l’encens des idoles. Vous n’avez pas abandonné vos vices, et votre âme s’est réjouie dans vos abominations.

Je choisirai des maux pour vous; je ferai tomber sur vos têtes les fléaux que vous craignez. J’ai appelé, nul ne m’a répondu. J’ai parlé, qui m’a entendu? Ils ont fait le mal en ma présence; ils ont choisi ce que je n’ai pas voulu».

Pendant ce temps, Edwin s’était remis.

– Capitaine, dit-il en s’approchant de Brown.

– Je t’écoute, mon fils, répondit celui-ci en fermant le livre sacré et en posant un signet à la place où il avait suspendu sa lecture.

– Capitaine, reprit Coppie, les esclavagistes ont dévasté les terres que vous possédiez près de Lexington, brûlé les récoltes, enlevé les troupeaux et égorgé les bergers.

À ces mots, les fils de Brown se levèrent tous ensemble et se précipitèrent sur des armes pendues aux parois de la chambre où se passait cette scène.

– Paix, mes enfants, paix, fit-il avec un geste de la main pour modérer leur fougue; paix! Le juste a dit:

«La patience est une grande sagesse: l’homme emporté manifeste sa folie».

Puis, s’adressant à Coppie:

– Combien y a-t-il de temps que cela s’est passé?

– Dans la nuit d’hier je chassais avec Cox aux environs; j’ai pu voir nos ennemis qui se retiraient en emmenant leur butin. Hamilton les commandait.

– Cet Hamilton!… Ah! qu’il ne tombe jamais à portée de ma carabine ou de mon couteau-bowie, s’écria le fils aîné de Brown.

– Silence! lui commanda sévèrement son père; c’est la justice et non la vengeance que nous devons exercer. «Ne dis point: je me vengerai, attends le Seigneur, et il te délivrera».

Le jeune homme baissa respectueusement la tête, et Brown continua:

– Dites-moi, Coppie, de quel côté sont-ils allés?

– Ils se sont réfugiés vers la rivière Kansas.

– Étaient-ils nombreux?

– Vingt-cinq ou trente.

– Vingt-cinq ou trente, répéta le capitaine d’un ton rêveur.

Il réfléchit pendant une minute; puis, promenant un coup d’œil satisfait sur les sept hercules que la nature lui avait donnés:

– Mes enfants, demanda-t-il, vous sentez-vous de taille, en y joignant nos amis Coppie, Cox, Hazlett, Stevens et Joe, à vous mesurer avec les vingt-cinq bandits qui ont saccagé nos biens, massacré nos serviteurs?

– À l’instant, père! clamèrent-ils à l’envi.

– Que le Dieu d’Israël vous bénisse, et qu’il vous protège contre nos ennemis, car nous allons sans tarder marcher sur eux, dit le vieux Brown en levant les yeux au ciel.

– Amen! répondirent les assistants.

– Mais où sont les autres? interrogea encore le capitaine.

– Cox et Hazlett sont restés près de Lexington pour surveiller les esclavagistes; Stevens et Joe m’accompagnent. J’ai couru un peu, afin de vous prévenir plus tôt. Sans cela, ils seraient arrivés avec moi.

– En route donc! dit Brown en examinant les amorces de sa carabine.

Chacun de ses fils s’arma d’un fusil à deux coups, d’une paire de revolvers, d’un couteau à double tranchant, d’une hache; chacun remplit de munitions et de provisions de bouche une gibecière en peau de daim, et la petite troupe sortit de la ferme, le vieux Brown en tête.

La porte de l’habitation ne fut pas fermée, car on savait que l’on n’y reviendrait pas et qu’avant deux jours l’ennemi l’aurait brûlée.

Au moment du départ, le soleil se couchait sous un épais rideau de nuages noirs avec de larges franges orangées; le vent soufflait par rafales bruyantes; du sud-ouest, comme un écho de l’Océan courroucé, montaient les grondements de la foudre; tout faisait présager une nuit sombre, tempétueuse.

Le gibet

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