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Émile Chevalier
LE GIBET
V. L’expédition[5]

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Presque au sortir de la ferme, la bande s’engagea dans un chemin creux, qui courait le long d’une petite rivière. Des rochers énormes, tantôt à pic, tantôt surplombant le sentier, et tantôt fuyant en arrière par un angle aigu, bastionnaient la passe d’un côté, tandis qu’une immense prairie, dont les herbes dépassaient de plusieurs pieds la tête des voyageurs, l’encaissait de l’autre côté.

Cette passe, connue de John Brown et de ses fils seulement, menait à la rivière Kansas; mais elle se bifurquait plusieurs fois avant d’y aboutir.

Quoiqu’elle fût au ras du sol de la prairie, on se serait cru à vingt mètres sous terre, tant les sons d’en haut descendaient sourds et profonds.

Les mugissements du vent y parvenaient à peine; les cimes des longues tiges herbacées frémissaient, grésillaient avec un bruit monotone, irritant et fouettaient les piétons à la face. Mais les roulements du tonnerre se faisaient plus imposants dans l’étroit sentier. Son rempart de granit en tremblait. On eût pu craindre qu’il ne s’écroulât sur les audacieux qui bravaient ainsi les fureurs de l’ouragan.

À ces voix lugubres, ajoutez, d’intervalle en intervalle, la plainte aiguë de quelque nocturne habitant des airs, ou un rugissement qui glace les bêtes d’épouvante et fait frissonner les hommes les plus hardis, le rugissement du carcajou; l’animal sanguinaire s’il en fût, l’ennemi caché qui peut à chaque pas fondre sur vous et vous trancher l’artère jugulaire avant que vous ayez même songé à vous défendre, – le tigre du désert américain, en un mot.

Dans la gorge on ne distinguait ni ciel ni terre. Le vieux Brown n’en marchait pas moins d’un pas assuré.

Ses compagnons, auxquels s’étaient joints deux autres hommes, Hazlett et Cox, les suivaient deux à deux.

Près d’Edwin Coppie se tenait un des fils du capitaine.

Ce jeune homme, nommé Frederick, mais que par abréviation on appelait familièrement Fred, était l’ami intime de l’amant de Rebecca Sherrington.

Quoiqu’ils se connaissaient depuis quelques mois seulement, le partage d’une vie de travaux, fatigues et dangers communs, plus encore peut-être que la convenance des humeurs et la similitude des goûts, les avait promptement amenés à des confidences mutuelles.

Ils ne gardaient rien de caché l’un pour l’autre.

– Enfin, dit Edwin à Frederick, j’éprouve un instant de joie sans mélange.

– Vraiment! fit celui-ci, je croyais que loin de miss Sherrin…

– Ne parlons pas d’elle, ne parlons pas d’elle, interrompit Coppie; vous gâteriez tout mon plaisir.

– Alors, je ne vous comprends pas!

– Vous ne comprenez pas que je vois arriver avec bonheur le moment de me venger des scélérats qui m’ont ruiné!

– Vous connaissez les idées de mon père sur la vengeance.

– Sans doute, Fred, sans doute; mais lui-même n’en cède pas moins en cet instant à un désir de se venger du mal qu’on lui a fait.

– Pas si haut, mon cher, je ne voudrais pas qu’il nous entendît.

– Pour moi, reprit Edwin, je hais l’esclavage, vous le savez; j’ai appuyé mes opinions par des actes, je les appuierai encore; mais…

– Miss Sherrington en épousera un autre, dit gaiement Frederick.

Coppie tressaillit.

– Laissons miss Sherrington, je vous en prie, dit-il.

– Du tout, du tout; j’en veux causer avec vous, répondit son interlocuteur qui prenait plaisir à le taquiner.

– C’est un sujet qui ne me plaît point à cette heure, répliqua Edwin d’un ton brusque.

– Auriez-vous fait le serment que son père exigeait de vous?

– Jamais!

– Alors…

– Chut! fit Coppie.

– Qu’y a-t-il?

– J’entends du bruit. On dirait des cavaliers…

– Vous vous trompez, dit Frederick, ce ne sont pas des cavaliers, mais nos chevaux.

– Vos chevaux?

– Oui, une dizaine de chevaux que mon père a parqués ici dans une clairière et où ils sont en sûreté contre l’ennemi.

– Challenge (qui vive)! cria tout à coup une voix forte dans l’obscurité.

– Brown, répondit le capitaine en s’arrêtant.

Le reste de la bande imita ce mouvement.

– Le mot d’ordre? demanda-t-on encore.

– Esclave, dit Brown.

– Émancipation, ajouta le premier.

Une lanterne brilla dans les ténèbres et un nègre, d’une taille gigantesque, parut à l’entrée d’une grotte naturelle, formée par les rochers.

Cet individu, qui mesurait près de sept pieds de haut, était hideusement défiguré.

Il avait le corps énorme en proportion de sa taille, et la moitié du visage bouffi; mais l’autre moitié sèche, ridée, laissait percer les os; une partie de la mâchoire paraissait à nu, et pour surcroît de hideur, l’orbite de l’œil était vide.

Ces mutilations, ces cicatrices affreuses, le nègre les devait à son évasion.

Esclave chez un planteur, à l’embouchure du Mississipi, il brisa ses fers et s’enfuit. Mais poursuivi et serré de près, il ne vit d’autre moyen d’échapper à ses bourreaux qu’en se jetant dans un marais.

La fange était si profonde, si épaisse que le pauvre Africain enfonça jusque au-dessus des aisselles; il ne put sortir du bourbier.

Il resta pendant deux jours dans cette horrible position, sans boire ni manger, exposé à un soleil tropical qui lui brûlait le crâne.

Ce n’était pas assez; un crabe monstrueux s’attaqua à cette victime sans défense et lui rongea tout un côté de la face. Il lui eût dévoré la tête entière, si un autre esclave marron n’était venu au secours de son camarade.

Arraché à l’abîme, à une mort atroce, le premier guérit, et finit, après mille nouveaux périls, par atteindre le Kansas, où Brown le prit à son service. C’était une nature bonne, dévouée, mais grossière, peu intelligente et faite pour obéir.

– Qu’y a-t-il de nouveau, César? questionna Brown.

– Rien, massa; chevaux bonne santé, César aussi; li ben content de voir vous.

Et il se prit à rire.

Les contractions de ce rire, en étirant son faciès, le rendirent plus repoussant encore.

– Vous allez seller les chevaux, continua le capitaine, et, quand ce sera fait, vous vous disposerez à nous accompagner.

Les rires du nègre redoublèrent. Il sauta d’allégresse.

– Dépêchez-vous, car nous sommes pressés, mon ami, lui dit doucement Brown.

César s’élança aussitôt vers un parc, qu’à la lueur de la lanterne, on apercevait à une faible distance.

Coppie remarqua qu’il était dans une éclaircie dont les limites se perdaient au sein des ombres, mais qui s’appuyait à la barrière rocheuse de la petite rivière.

– Mes enfants, dit Brown, je vous engage à vous restaurer, car nous ignorons quand et où nous pourrons prendre un repas demain.

Les jeunes gens avaient emportés dans leurs gibecières quelques morceaux de venaison fumée.

Ils s’assirent à l’entrée de la grotte et se mirent à manger de bon appétit.

Quant à leur père, il refusa de prendre de la nourriture. Mais, se plaçant sur un quartier de roche, il approcha de lui la lanterne que César avait laissée à leur disposition, ouvrit sa Bible qui ne le quittait jamais, et lut à voix haute le chapitre LX d’Isaïe:

«Lève-toi, Jérusalem, ouvre les yeux à la lumière; elle s’avance la gloire du Seigneur; elle a brillé sur toi».

On l’écouta dans un religieux silence.

Quelle peinture que celle de ces jeunes gens vêtus et armés comme des brigands, adossés à des falaises abruptes, dans un lieu effroyablement sauvage et dans une nuit orageuse, à peine trouée par les faibles rayons d’une lanterne, prêtant, – tout en soupant sans bruit, – une oreille pieuse à la parole de Dieu transmise par un homme à l’air noble et sévère, mais dont l’équipement annonce des intentions aussi meurtrières que les leurs.

Au bout d’une demi-heure, César revint avec dix chevaux sellés. Brown et chacun de ses enfants les montèrent aussitôt.

Les quatre hommes, demeurés à pied, sautèrent en croupe derrière ceux des fils du capitaine avec qui ils étaient le plus liés.

– César, dit le chef au nègre, prends aussi place sur ma jument.

– Non, massa, pas m’asseoir à côté de vous, courir devant, avec lanterne, répondit-il.

Et, saisissant le falot, il partit à toutes jambes en avant de la caravane.

– Mon cœur bat comme si j’allais à un rendez-vous d’amour, dit Coppie à Frederick, dont il avait enfourché le cheval.

– Si miss Rebecca vous entendait! fit celui-ci en riant.

– Ah! je ne pense plus à elle.

– Ni à votre mariage?

– Non; depuis que je me suis joint à vous pour combattre les partisans de l’esclavage, je n’ai plus qu’un désir, plus qu’une passion.

– Votre vengeance!

– Peut-être, repartit-il d’un ton rêveur.

– Taisez-vous dans les rangs! ordonna Brown.

On lui obéit.

Durant plus de trois heures, les cavaliers continuèrent d’avancer au petit trot sans échanger une parole et sans que cette course prolongée parût fatiguer César.

Ce fut lui qui le premier rompit le silence.

– Massa, nous arriver près rivière Kansas, dit-il, en éteignant sa lanterne.

Une zone blanchâtre apparaissait à l’orient; les caps diminuaient en élévation, les herbes de la prairie devenaient plus courtes, plus drues et la route ondulait sur un coteau doucement incliné.

Brown appela Coppie près de lui.

– Vous connaissez, lui dit-il, le lieu où nous sommes.

– Oui; Lexington doit se trouver à cinq ou six milles à notre gauche, sur l’autre rive du Kansas.

– C’est cela. Alors, Stevens et Joe sont près de nous.

– Je le crois.

– Êtes-vous convenu avec eux d’un signal particulier de ralliement?

– Il a été convenu entre nous que je les avertirais de votre venue en imitant le cri du coq de prairie.

– Faisons une halte et voyons s’ils sont toujours à leur poste.

On arrêta les chevaux; Edwin se mit à glousser avec tant de perfection qu’on eût juré qu’un tétras saluait le réveil de l’aurore.

Des gloussements semblables lui répondirent tout de suite, et, peu après, deux hommes s’approchèrent des cavaliers.

C’étaient ceux que l’on attendait.

Toute la journée, ils avaient surveillé le parti esclavagiste. Il était campé sur la rive opposée du Kansas et plongé, sans doute, dans l’ivresse, car il avait passé la plus grande partie de la nuit à boire et à chanter.

Brown décida qu’il fallait profiter de cette circonstance pour l’assaillir à l’improviste.

S’étant fait préciser le lieu exact où ses ennemis avaient bivouaqué, il remonta le cours du Kansas à un quart de mille plus haut.

Stevens et Joe enfourchèrent deux des chevaux qui ne portaient qu’un seul cavalier, et la troupe se précipita dans les eaux de la rivière.

Les montures étaient vigoureuses. Il ne leur fallut pas plus d’un quart d’heure pour les franchir, malgré la rapidité du courant.

Le jour se levait lorsque les Brownistes atteignirent le bord méridional.

Ayant renouvelé les amorces de leurs armes, ils tournèrent lentement et avec précaution un bouquet de bois, derrière lequel leurs adversaires avaient campé.

Coppie, Cox, Hazlett, Stevens, Joe, mirent pied à terre et coupèrent à travers le bois, afin d’attaquer l’ennemi sur les deux flancs.

Mais cette tactique était superflue.

Fatigués par la veille et gorgés de whiskey, les esclavagistes dormaient si profondément qu’un bon nombre ne s’éveillèrent qu’aux premiers coups de fusil.

Une dizaine furent tués sur-le-champ; les autres s’enfuirent et se dispersèrent dans la campagne, sans avoir même riposté aux agresseurs.

Les jeunes gens voulaient les poursuivre, mais le chef s’y opposa.

– Ne frappez pas un ennemi vaincu! leur dit-il.

Cette victoire avait été l’affaire de quelques minutes.

Dans le camp, on trouva les bestiaux que les esclavagistes avaient enlevés à Brown; et, de plus, une quantité d’armes considérable, ce qui fit présumer que le parti défait attendait des renforts pour les équiper.

Le capitaine interrogea un nègre qui n’avait été que légèrement blessé.

D’abord ce nègre refusa de répondre; mais, menacé d’être fusillé s’il persistait dans son mutisme, il déclara que les troupes commandées par le capitaine Hamilton en personne, comptaient sur une centaine d’auxiliaires qu’on devait lui dépêcher du Missouri pour investir la ville de Lawrence, quartier général des abolitionnistes.

– Enfants, cria alors Brown d’une voix prophétique à ceux qui l’entouraient, je vous le répète, l’épée est tirée du fourreau, elle n’y rentrera que quand le droit des noirs aux mêmes libertés que celles dont jouissent les blancs aura été reconnu dans le monde!

Comme il achevait ces mots, les notes stridentes du clairon retentirent.

Tous les regards se portèrent vers l’ouest.

Un fort détachement de cavalerie descendait bride abattue, sabre en main, la rive droite du Kansas.

Le gibet

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