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Émile Chevalier
LE GIBET
II. La vengeance des esclavagistes

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M. Henry Sherrington était un homme d’une stature élevée, mince, quoique sanguin. Dans sa fille, il retrouvait son image exacte, morale aussi bien que physique: même hauteur, même dureté, même emportement.

– Bonjour, master Edwin, dit-il en s’avançant vers Coppie.

Le jeune homme lui tendit la main. Mais le père de Rebecca feignit de ne pas remarquer son mouvement.

– Nous avons donc fait encore une équipée, continua-t-il en se laissant tomber dans un rocking chair.

La jeune fille cessa de tourmenter son piano et se mit à feuilleter des cahiers de musique.

– Je confesse, dit humblement Edwin, que je me suis laissé entraîner…

– Par votre goût pour les princesses d’ébène! s’écria sèchement Rebecca.

– Oh! miss Sherrington! miss Sherrington! supplia Coppie.

– Vous nous avez cependant donné votre parole, master Edwin, reprit sévèrement le nouveau venu.

– C’est vrai, monsieur; mais…

– Mais monsieur s’est entiché d’une peau noire, insinua Rebecca avec plus de dépit peut-être qu’elle n’en aurait voulu montrer.

– Pouvez-vous supposer, miss?…

– Je ne suppose rien. Les faits sont là.

Et de son index, la jeune fille désigna le journal.

– Mais cette gazette n’affirme point; au contraire. D’ailleurs…

– Oh! je sais bien que vous n’êtes pas embarrassé pour trouver une excuse, dit Rebecca. Enfin, vous êtes libre, M. Coppie, je ne vous blâme point de mettre vos dispositions chevaleresques au service des négresses. Mais alors, monsieur, vous devriez avoir la discrétion de ne vous pas présenter dans les maisons honorables et honnêtes.

Ces mots furent prononcés avec une amertume qui déconcerta tout à fait le jeune homme.

– Oui, honorables et honnêtes, ma fille a raison, répéta M. Sherrington en se balançant dans sa berceuse.

– C’est donc un congé? murmura Edwin.

Rebecca ne répondit point. Mais son père prit la parole pour elle:

– Je crois, dit-il, que vous devez le considérer comme tel.

– Mais, monsieur! mais, mademoiselle! s’écria Edwin d’un ton profondément ému, je vous jure qu’à ma place vous en eussiez fait tout autant. Ils étaient si malheureux ces pauvres gens… la jeune fille surtout…

Cette dernière réflexion arrivait mal à propos. Elle acheva d’exaspérer la bouillante Rebecca.

– Osez-vous bien, s’écria-t-elle impétueusement, osez-vous bien défendre cette créature en ma présence! Avez-vous le dessein de m’insulter?

– Moi! moi, vous insulter! Ô Rebecca, vous êtes injuste! proféra Edwin en tombant aux pieds de la jeune fille. Ignorez-vous que je vous aime depuis l’enfance, que je vous respecte comme la plus belle, la plus pieuse, la meilleure des femmes; que je donnerais gaiement ma vie pour vous éviter le plus léger chagrin…

– Vous le prouvez joliment! dit-elle avec aigreur et en se levant.

– Prenez, s’il vous plaît, une autre position, master Edwin, dit M. Sherrington. Vos procédés sont messeyants.

– Monsieur s’imagine sans doute être dans une société africaine, reprit Rebecca de sa voix cruellement railleuse.

– Vous ne voulez donc pas m’entendre? dit Coppie en l’arrêtant par le bras, après s’être relevé.

– Non.

– Quoi! Rebecca…

– Monsieur! fit-elle avec un geste de superbe intraduisible.

Un nuage couvrit le front du jeune homme.

– Ne vous souvient-il plus, Rebecca, que je vous ai sauvé la vie ce jour où vous patiniez sur le Mississipi, et où la glace se brisa sous vos pieds? Dois-je vous le rappeler? s’écria-t-il sourdement.

La jeune fille baissa la tête et demeura comme clouée sur place.

– Bon, bon, s’interposa M. Sherrington. Si nous sommes vos débiteurs, nous saurons nous acquitter envers vous, master Edwin.

Déjà celui-ci se reprochait la vivacité de son apostrophe.

– Pardonnez-moi, dit-il, un cri involontaire; mais croyez que l’excès de mon amour pour miss Rebecca seul l’a arraché. Depuis mon bas âge ne me suis-je pas habitué à la considérer comme ma prétendue? N’ai-je point appris à estimer les mille qualités qui la distinguent et en font l’ornement de son sexe? Aujourd’hui j’arrive; j’accours plutôt, après avoir accompli un acte que je juge bon avec la plupart des hommes, quoique vous le considériez mauvais avec beaucoup de gens fort sensés et fort recommandables; je rêve au bonheur de revoir ma fiancée; je forme cent projets de félicité pour elle et pour moi, et voilà que subitement, violemment, vous glacez ma joie par votre froideur, vous me précipitez du paradis dans l’enfer…

Ce disant, la voix de Coppie s’était attendrie; des larmes coulaient lentement de ses yeux et tombaient, brûlantes, sur la main de Rebecca qu’il avait prise dans la sienne.

Cette main, la jeune fille la retira en tremblant; et, avec un effort pour dissimuler l’émotion qui la gagnait, elle dit à Edwin:

– Si mon père veut vous pardonner?…

– Eh bien? fit-il passionnément.

– Je suis, répondit-elle, soumise à sa volonté.

– Vous me pardonnerez aussi!

– Je ferai suivant ses désirs, repartit quelque peu sournoisement Rebecca en sortant du parloir, dont elle referma la porte sur elle.

Les jambes croisées l’une sur l’autre, le haut du corps penché en arrière, M. Sherrington avait assisté à la fin de cette scène en contemplant attentivement le plafond.

Le brave esclavagiste préparait un discours en trois points, pour prouver à son gendre futur l’excellence de ses doctrines.

– Voyons, maître Edwin, asseyez-vous là et causons un peu, dit-il, quand Rebecca fut partie.

Coppie prit le siège qui lui était indiqué, et son interlocuteur poursuivit:

– Je vous réitérerai d’abord ce que je vous ai dit plus d’une fois: je ne donnerai jamais ma fille à un de ces misérables abolitionnistes du Nord, pour plusieurs raisons, maître Edwin. Je n’aime ni les républicains, ni les démocrates; petit-fils d’un lord d’Angleterre, d’un membre de la Chambre haute, je mentirais à mon sang, à mes traditions de famille, si je mésalliais mes enfants. Quoique vous ne soyez pas d’aussi bonne maison que nous, j’ai jadis jeté les yeux sur vous, parce que vous comptez des gentilshommes parmi vos aïeux; puis enfin parce que, sans vous, ma fille…

– Passons, monsieur, passons, je vous prie, dit modestement Edwin.

– Bien, mon ami. Cependant, malgré ce service inappréciable que vous nous avez rendu, je vous déclare que si vous ne changez pas complètement vos opinions, Rebecca ne sera point à vous.

Coppie tressaillit, et, pour se donner une contenance, se mit à examiner les dessins du tapis étendu sur leurs pieds.

– Oui, continua M. Sherrington, je l’aimerais mieux morte que mariée à un abolitionniste. Ce sont les abolitionnistes qui ont provoqué la séparation de ce pays d’avec la mère-patrie. Ce sont eux qui l’infectent de théories fausses, perverses, funestes au sens moral, subversives de l’ordre public; eux qui le pousseront à sa perte, malgré les apparences d’une prospérité trompeuse, si on n’arrête à temps leurs exécrables progrès. Qu’avez-vous à dire d’ailleurs contre l’esclavage? N’a-t-il pas toujours existé chez tous les peuples du monde? Dieu ne l’a-t-il pas consacré? La Bible ne vous l’apprend-elle pas? La religion catholique l’approuve comme la religion protestante. Les Espagnols, et après eux les Portugais, firent des esclaves dans l’Amérique méridionale. Si notre glorieuse Elisabeth d’Angleterre arma le premier navire chargé de faire la traite des noirs, le pape qui trônait alors à Rome bénit l’expédition, et il n’y eut pas, depuis jusqu’à ce fauteur de troubles, ce George Washington…

– Ah! monsieur, respectez au moins la mémoire du plus vertueux, du plus sage des hommes, s’écria Coppie, incapable de se contenir davantage.

– Eh bien, master Edwin, ce sage, ce vertueux George Washington, comme vous le qualifiez, était propriétaire d’esclaves. Non seulement ce grand émancipateur se garda bien d’en affranchir un seul, mais il sanctionna l’esclavage des nègres par un article de sa trop fameuse constitution.

– Mais, monsieur, vous vous trompez!

– Que je me trompe ou non, répliqua hautainement M. Sherrington, votre Washington conserva tous ses esclaves après la proclamation de la constitution. À ses yeux, le nègre était un être inférieur, peu au-dessus de l’animal. Il pensait qu’on le pouvait donner, troquer ou vendre, et, pardieu, il avait raison! Qui est-ce donc qui me contredira?

Coppie avait grande envie de répondre; mais l’intérêt de son amour lui commanda le silence. Il se tut, et Sherrington reprit après une pause:

– Revenons à vous, master Edwin. Je veux bien admettre que la jalousie de ma fille à l’égard de cette négresse est puérile; je veux bien aussi ne voir dans votre échauffourée qu’une folie de jeune homme; je me plais à croire que l’expérience, aidée de mes raisonnements, finirait par refroidir votre cerveau brûlé; je ne vous donne même pas deux ans de séjour dans un État à esclaves pour être tout à fait de mon avis, car vous remarquerez que les nègres sont cent fois plus heureux que les domestiques blancs, et que les premiers, confortablement nourris, chaudement vêtus et abrités maintenant, mourraient de faim ou de froid si on leur rendait la liberté. Faits pour servir, ils sont incapables de se gouverner eux-mêmes. Ce sont des brutes sur le sort desquels l’Europe s’apitoie sottement et sans connaissance de cause.

– Cependant, hasarda timidement Edwin, l’ouvrage de madame Beecher Stowe, traduit dans toutes les langues…

– La Case du père Tom! riposta véhémentement M. Sherrington; une exagération greffée sur un mensonge!

– Néanmoins, objecta encore Coppie…

– Brisons là ou je me fâche! tonna son interlocuteur.

Un moment après, il dit d’un air plus calme:

– Vous renoncez à vos idées absurdes, n’est-ce pas, master Edwin? J’en exige le serment sur les Saints Évangiles. Puis, à cette condition, vous pourrez espérer la main de Rebecca. Mais avant, mon jeune ami, occupons-nous de votre situation. Vous n’êtes pas riche, bien qu’intelligent, actif et vigoureux. On ne se met pas en ménage sans avoir une somme suffisante pour satisfaire aux besoins de celle qu’on épouse. Jusqu’à présent, vous vous êtes fort peu occupé de votre avenir. Il est temps d’y songer. Que comptez-vous faire?

– Monsieur, répondit Coppie, je me propose d’aller au Kansas.

– Bien, et dans quel but?

– Le pays est neuf; je pense qu’en m’avançant vers le territoire indien, et jusqu’au Mexique, je gagnerai de l’argent dans la traite de pelleteries.

– Hum! commerce bien usé, fit M. Sherrington en hochant la tête.

– J’ai, continua Edwin, un millier de dollars en espèces. Avec cette somme, j’achèterai de la bimbeloterie…

– Et combien présumez-vous que rapportera ce commerce?

– Il y a des chances à courir, dit le jeune homme; mais si la fortune m’est favorable, j’espère porter mon capital à dix ou douze mille piastres dans deux ou trois ans.

– Dans trois ans donc, dit M. Sherrington. Mais vous répudierez vos rêves abolitionnistes?

Coppie éluda la réponse par une nouvelle question:

– Me sera-t-il permis de voir miss Rebecca avant mon départ?

– Non, dit son interlocuteur, elle est indisposée contre vous. Je lui offrirai vos excuses. Partez, jeune homme; vous avez ma parole, je compte sur la vôtre; dans trois ans vous nous revenez avec dix mille dollars, un esprit plus rassis, la ferme résolution de soutenir le grand parti du Sud, et vous épousez ma fille.

Là-dessus le père de Rebecca se leva et tendit la main à Coppie.

Cette façon sommaire de le renvoyer était trop dans les usages américains pour que celui-ci songeât à s’en offenser. Saisissant donc cordialement la main de M. Sherrington, il la serra avec effusion, et sortit de la maison.

On était à la fin de mars. Il faisait un temps doux et humide. Des toits des maisons, chargés de neige, l’eau dégouttait avec un bruit monotone et, par intervalle, un son sourd et prolongé se faisait entendre: c’était une avalanche arrachée, par le dégel, au faîte de quelque édifice qui venait s’abattre dans la rue en s’éparpillant en un tourbillon de poussière nacrée.

La moiteur de l’atmosphère avait revêtu les murailles et les arbres d’une couche de givre aussi blanche que l’albâtre. On eût dit que la cité tout entière était construite en stuc.

Cependant, depuis quelques jours, le Mississipi avait rompu sa prison de glace, et il roulait avec fracas ses eaux jaunâtres chargées de banquises.

La navigation était rouverte de Dubuque à l’embouchure du fleuve.

Edwin Coppie acheta une pacotille de couteaux, haches, fusils, couvertures, verroteries, etc., chez divers importateurs de la ville, embarqua le tout sur le Columbia, magnifique bateau à vapeur qui desservait les rives du Mississipi entre Dubuque et Saint-Louis; puis il prit, le soir même, passage à son bord pour Burlington, bourgade assez importante, non loin de la frontière des États de l’Iowa et du Missouri.

La traversée s’opéra sans encombre; le lendemain matin, il arrivait à Burlington.

L’eau était toujours tiède et le soleil brillait d’un pur éclat.

Aussitôt qu’il eut mis pied à terre, Coppie loua un traîneau et ordonna au charretier de le conduire chez sa mère, qui résidait à trente milles de là, sur la rivière des Moines.

Quoiqu’une épaisse croûte de neige s’étendît à la surface de la terre, les chemins étaient mauvais, défoncés, parsemés de cahots, comme disent les Canadiens-Français. Aussi, le véhicule marchait-il avec une lenteur désespérante pour Edwin, qui avait hâte d’embrasser son excellente mère, dont il était séparé; depuis plus d’un mois.

La nuit vint, déployant son linceul sur les campagnes. L’attelage et le cocher étaient fatigués; celui-ci maugréait entre ses dents et jurait à tout instant qu’il n’irait pas plus loin; celui-là bronchait à chaque pas et refusait d’avancer.

Tout à coup, au détour d’un bois, une clarté immense déchira les ténèbres.

– Mon Dieu! fit Edwin en fouillant l’horizon du regard; mon Dieu! on dirait que c’est un incendie… que notre maison est en feu!

Et s’adressant à l’automédon;

– Fouettez vos chevaux! il y a cinq dollars pour vous!

Dix minutes après, le traîneau arrivait sur le théâtre de l’embrasement.

Coppie ne s’était pas trompé: la métairie qu’il occupait avec sa mère achevait de s’abîmer dans un océan de flammes.

Sur un pin gigantesque, devant la porte de l’habitation, on avait cloué un écriteau.

Aux lueurs rougeâtres de la conflagration, le jeune homme y lut ces mots tracés en caractères sanglants:

Ainsi seront punis les traitres à la cause du Sud.

Edwin Coppie, prends garde à toi!


L’amant de Rebecca Sherrington, après s’être assuré que sa mère n’avait pas été la proie du fléau destructeur et qu’elle était réfugiée au fort des Moines, à quelques lieues de distance, grimpa sur le pin, décrocha l’écriteau, le retourna, le fixa à la même place, et avec un morceau de charbon arraché aux décombres de la ferme, il écrivit:

Que les traitres à la cause du Nord

prennent garde à Edwin Coppie!


Le gibet

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