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REMARQUES PRÉLIMINAIRES

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Table des matières

Georges Borrow est surtout connu en France par ses deux premiers livres, The Zincali (monographie très-curieuse des bohémiens espagnols) et la Bible en Espagne, dont une traduction complète a été publiée en1845. Ceux qui ont lu ces deux ouvrages savent quelle bizarre existence a menée l’écrivain remarquable auquel ils sont dus, et ce n’est pas à eux que nous recommandons les deux fragments autobiographiques publiés depuis, Lavengro et The Rommany rye. Dans ces cinq volumes, Borrow a raconté, un peu à bâtons rompus, son enfance, sa jeunesse, les études, les métiers par lesquels il a passé, obéissant aux curiosités les plus exceptionnelles, aux nécessités les plus critiques.

Une forte dose de fiction est mêlée à ces récits. Mais quoi? tout est-il vrai dans les Confessions de Rousseau? tout est-il roman dans Robinson Crusoé? Du faux et du vrai, de l’invention et du souvenir, bien des chefs-d’œuvre ne sont-ils pas issus?

Lavengro et le Rommany rye ne sont point des chefs-d’œuvre, mais ce sont des œuvres remarquables, même en faisant abstraction de leur singularité. Le style de Georges Borrow est d’une énergie, d’une saveur, qui le recommandent aux écrivains les plus éminents, aux connaisseurs les plus difficiles. Et celui qui écrit ces lignes a recueilli . sur les lèvres d’un célèbre romancier (l’ingénieux auteur de Vanity Fair et d Henri Esmond) ce jugement porté en toute connaissance de cause:–«Georges Borrow est un des prosateurs les plus remarquables de l’Angleterre actuelle.»

Pour l’intelligence des tableaux que nous allons emprunter aux deux ouvrages mentionnés en tête du paragraphe précédent, quelques mots d’introduction ne sont pas de trop. Georges Borrow, ou, si l’on veut, Lavengro, — car ces deux noms appartiennent évidemment au même personnage,–nous raconte qu’un jour, (il avait trois ans), sa mère, épouvantée, le surprit tenant à pleines mains un petit animal dont les brillantes couleurs et le vif regard l’avaient séduit.–C’était tout simplement une vipère.

Quelques années après, vaguant aux environs de Norman-Cross (où nos pauvres soldats prisonniers ont tant souffert), il lui arriva de rencontrer un homme, dont la mise et les allures singulières excitèrent sa curiosité. Cet homme, porteur d’un sac de cuir, hantait, aux heures de grand soleil, les broussailles et les haies. Il scrutait, sur la poudre des chemins, certains vestiges allongés, certaines empreintes tortueuses.–Un jour, le petit Georges le vit sortir triomphant d’un taillis qui jouxtait la route. Un gros serpent se tordait entre ses doigts serrés, et n’en alla pas moins rejoindre, bon gré, mal gré, dans la poche de cuir, vingt autres reptiles, la chasse d’une matinée.

L’enfant, charmé de cet exploit, voulut, lui aussi, chasser le serpent. L’inconnu, venant à lui découvrir la vertu spéciale qu’exige ce périlleux métier, le mit à même de porter sur lui, habituellement, une vipère apprivoisée. –Or, certain jour qu’ayant surpris en besogne deux faux monnayeurs bohémiens, l’enfant allait être assassiné par eux, sa vipère le sauva.

Les gypsies, en effet, sont superstitieux. Ceux dont il s’agit prirent le petit Georges pour un fils de serpent, autant vaut dire pour un sorcier; et le respect qu’ils lui accordaient en cette qualité ne diminua guère quand ils durent le reconnaître, après explications suffisantes, pour un simple sap-engro, un docteur ès serpents.

Ce fut en cette qualité que notre écolier contracta une espèce d’alliance fraternelle avec un jeune bandit à peu près de son âge, maître Jasper, surnommé Petul-engro (docteur ès fers à cheval), forgeron-maquignon de la plus belle espérance.

Attaché à la fortune du régiment où servait son père en qualité de capitaine instructeur, Georges Borrow continuait de çâ, de là, au hasard des changements de garnison, son éducation vagabonde: tantôt dans le nord de l’Angleterre, tantôt en Ecosse, tantôt en Irlande, écolier partout, et se passionnant peu à peu pour l’étude des langues. Comment cette vocation de philologue se déveveloppa chez lui, et comment il s’y livra de cœur et d’âme, c’est ce qu’il faut voir dans ses livres. Collecteur de mots et de formes idiomatiques, il apprit l’écossais à la haute école d’Edimbourg, l’irlandais dans un séminaire protestant du Tipperary, et en Angleterre, lorsque son père eut quitté le service, il apprit encore l’italien et le français, à l’aide d’une grammaire tétraglotte, et d’un pauvre abbé, notre compatriote, aimable débris de l’émigration cléricale, lequel lui recommandait monsieur Boileau de préférence à monsieur Dante... ce sacre de Dante, comme il disait. Ce fut ainsi que Borrow acquit des droits au surnom que lui donnèrent plus tard ses amis les bohémiens. Ce fut ainsi qu’il devint pour eux un lav-engro (un docteur ès langues) lorsque son goût pour l’équitation lui eut fait retrouver, dans une de ces foires où les gypsies se donnent rendez-vous, son frère d’ adoption, son pal, disent-ils,–ce Jasper dont nous avons parlé.

Jasper, alias Petul-engro, voyageait alors en compagnie de Tawno-Chikno, l’Apollon de sa race, le plus beau des Rommany ryes,–«si beau, disait la légende, que la fille d’un comte était venue se jeter à ses pieds, parée de tous ses diamants, et le suppliant de l’emmener avec lui.» –Mais Tawno le Petit (ainsi désigné par antiphrase) avait vu sans s’émouvoir cette immolation de lorgueil aristocratique . Déjà marié en légitimes noces à une femme de sa tribu,–plus âgée que lui, boiteuse, d’une laideur paradoxale, et jalouse au superlatif,–rien ne pouvait l’ébranler dans son héroïque fidélité.

Petul-engro avait épousé une de leurs filles, mais il ne put concilier à son ami, à son pal, la bienveillance de sa belle-mère. Lavengro était devenu suspect à cette mégère par l’empressement même avec lequel il la recherchait, pour s’instruire dans le dialecte rommany: «Je ne souffrirai pas,–s’écriait-elle, en lui jetant des regards chargés de haine,—qu’on vienne ainsi nous dérober notre langue, celle qui nous sert à déjouer les poursuites des chrétiens, des busnès, des gorgios. Mon nom est Herne, et je descends des Chevelus... Sachez que je suis dangereuse!...»

Lavengro ne se laissa pas effaroucher par ces menaces, et ajouta la langue bohème à ses conquêtes philologiques. Pourtant aucune carrière bien définie ne s’ouvrait devant lui. Son père, un beau jour, décida qu’il étudierait les lois, et le plaça chez un avocat où, pendant huit mortelles heures chaque jour, il copiait des actes de procédure et commentait Blackstone, le Barthole anglais. Mais, de même qu’il avait appris l’irlandais dans une classe de latin, et le bohémien dans les foires d’Angleterre, il déterra, dans celte sombre étude d’attorney, un poëte gallois du quatorzième siècle, et se plongea tout aussitôt dans l’étude des chefs-d’œuvre encore inconnus de cet Homère, de cet Ossian cambrien, lequel s’appelait Ab-Gwilym.

Plus tard, un vieux campagnard et sa femme, touchés des attentions qu’il avait pour eux quand ils venaient consulter, à titre de clients, son farouche patron, lui offrirent, nosant le rémunérer autrement, un vieux volume relié en bois, rempli de caractères bizarres, «et qu avaient laissé chez eux, lui dirent-ils, des naufragés danois auxquels il avaient donné asile.»

Ce mystérieux volume, que la tempête lui avait ainsi apporté sur ses ailes décume et de flamme, était le Kæmpe-Viser, «un recueil d’anciennes ballades, colligées par un particulier nommé Anders Vedel, lequel vivait en compagnie d’un certain Tycho Brahé, l’aidant à faire des observations sur les corps célestes, dans un endroit appelé Uranias Castle, sur la petite île de Hveen, en plein Cattegat...» Sans grammaire et sans lexique, comment venir à bout de ces textes inconnus? Lavengro résolut ce problème au moyen d’une de ces bibles que la Société protestante fait imprimer en toutes langues,–et même en danois,–pour répandre de tout côté la sainte parole, et qu’elle distribue à peu près gratuitement.

En conférant les textes, Lavengro apprit le danois comme il avait appris le gallois; il traduisit le Kæmpe-Viser d’Anders Vedel tout comme il avait traduit les cowydds amoureux d’Ab-Gwilym; et lorsque, d’un juif appelé Mousha,–lequel ne savait ni l’hébreu ni l’allemand,–il eut trouvé moyen d’apprendre l’allemand et l’hébreu, l’intrépide philologue, à bout de forces, se sentit pris d’un grand dégoût de la vie.

Petul-engro, dont un heureux hasard le rapprocha justement alors, le ranima par quelques échantillons de cette philosophie pratique dont sa race conservera jusqu’au dernier jour la tradition aussi vieille que le monde.– Cependant, le père de Lavengro, se sentant près de sa fin, voulut savoir à quoi s’en tenir sur les travaux obstinés de son fils, travaux dont la portée lui échappait; et qu’on juge de sa tristesse, au vieux brave, lorsque le jeune érudit se vit contraint de lui avouer que depuis plusieurs mois il s’occupait d’apprendre... l’arménien;–non pas l’arménien moderne, mais l’arménien d’autrefois, celui qu’on ne parle plus.

«Au nom de Dieu, malheureux enfant, ne savez-vous rien de plus utile?... Et si cela est, quand je serai mort, ce qui ne tardera pas, que deviendrez-vous?

–Mon père... mon père, répondit Lavengro, fort embarrassé... je sais... je sais mieux que cela... Je sais forger un fer à cheval...»

Il disait vrai. La fréquentation des bohémiens, et l’étude du rommany, lui avaient au moins procuré ce talent pratique.

Son père mort, Lavengro arrive à Londres. Il y arrive seul, ayant en poche une cinquantaine de guinées, et dans sa malle les dix mille vers d’Ab-Gwilym, traduits en hexamètres anglais, plus les ballades danoises,–les Chants des géants et des héros,–également translatées, et dont il possède encore le manuscrit, nul éditeur ne s’étant trouvé pour en doter le monde savant. Enfin, Lavengro avait dans son portefeuille une recommandation pressante pour l’éditeur d’une Revue.

Laquelle? il ne le dit pas, et nous ne chercherons pas à le deviner. Nous n’aborderons même pas cette partie du récit où Borrow raconte avec une amertume mal déguisée, avec des sourires pleins de larmes, l’histoire cent et cent fois redite des misères qu’on rencontre au seuil de la carrière des lettres. Laissons-le à sa triste besogne, compilant dans son grenier un recueil des Causes célèbres,– traduisant en allemand les élucubrations philosophiques de son rédacteur en chef,–et tenant par surcroît le «sceptre de la critique, 1dans la Revue agonisante. Triste existence, dont quelques bizarres aventures ne déguisent pas la navrante monotonie, et qui mit aux prises avec toutes les tentations de la faim,–sans qu’il paraisse y avoir jamais succombé,–notre littérateur imberbe.

Petul-engro, qui le rencontra dans cette passe critique, lui offrait toujours une place à son errant foyer. Mais, résolu à se tirer d’affaire par lui-même, l’intrépide Borrow s’enferma dans son misérable taudis, et là, strictement au pain et à l’eau, écrivant nuit et jour, il enfanta un volume de voyages imaginaires, la Vie et les Aventures de Joseph Sell. Cette rapsodie,–plus heureuse qù’Ab-Gwilym, le génie inspiré,–trouva sur-le-champ un acquéreur.

Vingt livres sterling tombèrent ainsi dans la bourse vide du pauvre écrivain.

Vingt livres (500francs), après une épreuve comme celle que venait de subir Lavengro, c’était littéralement toute une fortune. C’était, en même temps, le moyen providentiel d’embrasser une de ces professions régulières qui exigent ce qu’on appelle «une mise de fonds.» Lavengro comprit ce bienfait d’en haut.

Se précipitant hors de la «grande Babylone moderne,» –c’est ainsi que les bibliques appellent Londres,–et secouant aux portes la poussière de ses sandales pour ne rien emporter de la fange qu’il y avait foulée, le jeune écrivain prit possession de l’air libre, de la vaste campagne, des prés fumant sous le soleil, des taillis trempés de rosée. Avec quel enthousiasme et avec quelle espérance! avec quel courage renouvelé, quel ferme vouloir de ne plus demander sa vie qu’au travail de ses bras! avec quels serments de ne plus asservir qu’eux, et non sa pensée!

Sa première station fut le gigantesque portail de Stone-Ilenge.

C’était le matin: la brise piquait un peu. Un bruit de clochettes réveilla Lavengro, qui s’était assoupi sur un des grands monolithes du cercle druidique. Un berger menait paître ses brebis parmi les gazons vagues de ce lieu jadis sacré! Tandis que Lavengro et cet homme causaient ensemble de l’ère lointaine où Stone-Henge était un temple païen, une belle brebis, suivie de son agneau, vint lécher les genoux de son maître. Celui-ci exprima des mamelles gonflées quelle lui apportait un flot de lait pur, écumant au bord de la tasse d’étain:—Prenez, prenez!... c’est du lait de la plaine, disait-il avec un certain orgueil au voyageur altéré.

Quel beau début d’épopée rustique! et combien elle devait sembler touchante au sortir de la vieille capitale et de l’horrible vie qu’on y mène;–au sortir de Grubstreet et des misères qu’on y endure! à quelques lieues de ce sinistre «pont de Londres,» d’où tant de gens se jettent à l’eau, et où Lavengro était allé, quelques semaines auparavant, bien résolu d’en finir avec cette existence effroyable que lui faisaient les vampires de la librairie!

Maintenant que le voici libéré du joug littéraire, marchant d’un pas leste sur la berge fleurie des rivières, s’arrêtant chaque soir dans l’hôtellerie ou la ferme la plus voisine, nous allons lui céder la parole. On sait de lui, de son génie particulier, de sa jeunesse aventureuse, tout ce qui est indispensable pour apprécier les nuances de son récit et saisir les allusions qu’il fait aux diverses phases de son existence.

Quelques, mots, seulement, avant de clore cette rapide introduction. Georges Borrow, à nos yeux, possède deux qualités de premier ordre. D’abord, il est lui-même, «il boit dans son verre,» pour parler comme Alfred de Musset; puis il excelle à transporter sur les froides pages d’un livre quelques parcelles, tièdes encore, de la vraie vie humaine, de la vraie nature, de la vraie passion. Les reviewers anglais, très-compétents en ces matières, lui ont reproché d’avoir tenté dans son autobiographie un amalgame impossible de l’Arioste et de Smollett, de l’Orlando et de Peregrine Pickle. Peut-être, de par les saines lois littéraires, avaient-ils raison de le condamner pour ce crime. Mais, ne leur en déplaise, et sans vouloir nous aveugler sur les hérésies audacieuses de Lavengro, sans prétendre dissimuler ce que son intraitable personnalité comporte d’opinions absurdes, de bavardages parfois fatigants, de naïvetés choquantes, nous lui gardons cette estime particulière que méritent, malgré tous leurs défauts, les rares esprits qui vont tout droit devant eux, sans modèles et sans guides, assez confiants dans leur valeur propre pour ne rien emprunter à personne, et assez libres de toute vanité puérile pour ne sacrifier l’indépendance de leur pensée à aucun suffrage, si désirable qu’il soit.

Peintre sans rival des mœurs bohémiennes, il est aussi, dans l’ordre littéraire, un vrai bohémien: ni son talent, ni ses idées, ni ses conceptions, ni ses goûts, ne se conforment à la règle et ne peuvent se juger d’après les conventions généralement admises. Dans ce déclassement qui l’isole, il a puisé sa force et sa renommée. Peut-être, quand on aura lu les pages qui vont suivre, reconnaîtra-t-on que cette force est réelle, que cette renommée est légitime.

C’est notre espérance comme c’est notre désir.

E.D.F.

Paris, 50mars1862.

LE

ROMAN D’ISOPEL

IDYLLE BOHÊME

Gens de Bohème et têtes fêlées

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