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III
LIBERTÉ COMPLÈTE.–LE MOT QUE SAIT UN CHEVAL.–VISITE MAL VENUE.–LA JEUNE GÉANTE.–LE GALANT BATTU.–APPRÊTS DU COMBAT.–LA MAIN DROITE ET LA MAIN GAUCHE.–CONSEILS SYMPATHIQUES. LE COUP SOUS L’OREILLE.–LONG-MELFORD.–FRANC JEU, S IL VOUS PLAÎT!–LE FLAMBOYANT REVIENT A LUI.–L’ANATHÈME ET LES REGRETS.–SEULE AU MONDE.

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Table des matières

Deux jours après, le matin, je me retrouvai de même, assis devant mon feu. Jusqu’au dernier morceau, toutes les provisions que j’avais apportées avec moi dans ce vallon solitaire étaient bel et bien épuisées.

Je délibérai naturellement sur le parti que j’avais à prendre.

Rentrer dans le monde me souriait peu. Le monde n’avait eu pour moi que déboires et déceptions. La solitude m’offrait cette complète indépendance que j’ai toujours préférée à tout. Encore fallait-il de quoi manger. Eh bien! j’irais à la ville la plus voisine renouveler mon approvisionnement de comestibles, et je retiendrais dans mon trou jouir encore de quelque liberté. Par manière de passe-temps, si je rapportais plumes et papier, je pourrais écrire quelques pages. Ma Bible me servirait de pupitre.

Excellent pupitre que la Bible pour écrire, par exemple, une bonne et vive satire sur les folies mondaines... Mais, avant tout, il faut manger.

J’avais calculé que la ville la plus voisine devait être à cinq milles environ de ma petite vallée. Avec ma charrette et mon cheval, j’étais en mesure d’y aller et d’en être revenu avant la nuit. Pour alléger mon équipage, il me parut à propos de laisser derrière moi, toute dressée, la tente que mon ami Slingsby m’avait vendue, ainsi que l’outillage de ma pauvre forge. Tout cela ne courait pas grand risque dans ce retrait ignoré où j’aurais pu vivre six mois entiers sans y voir figure humaine.

Au premier coup de sifflet, mon poney,–maintenant tout habitué à mes allures,–quitta la hauteur où il était allé paître, et vint vers moi au petit trot, docile et dévoué comme un chien.

«C’est pour toi, mon vieux,–me pris-je à lui dire, –pour toi comme pour moi que nous allons à la ville. Tu as besoin d’avoine comme j’ai besoin de pain. Seulement il faudra faire hâte, car je suis pressé de revenir ici. Va bon train, petit Ambrol, et je te promets de l’avoine aussitôt que nous aurons dételé. Tu sais, Ambrol, ce qu’on appelle avoine?...»

Ambrol se mit à hennir comme pour me prouver qu’il comprenait à merveille. Et pourquoi n’aurait-il pas compris? Depuis qu’il était à moi, je ne lui avais jamais donné à manger sans lui répéter le mot en question.

Maintenant, le lecteur saura qu’en langue bohémienne, ambrol signifie poire.

Le poney déjà couvert de son harnais, et la charrette préparée, j’allais relever le brancard, j’allais siffler pour avertir Ambrol et l’installer à son poste, lorsqu’il me sembla que j’entendais quelque bruit, ... un bruit distinct de ceux qui animaient ordinairement ma solitude, cris d’oiseau, craquement de branches. Celui-ci, lorsque je l’analysai plus à loisir, la tête un peu inclinée vers la terre, ressemblait fort au grincement des roues quand elles sillonnent un terrain sablonneux.

Venait-il donc de la route? Non... la route était trop éloignée pour que le vent m’apportât de ses échos.

J’écoutai de plus belle: c’étaient bien des roues; à chaque instant elles se rapprochaient du vallon. Un murmure de voix se maria peu à peu à leur roulement monotone; enfin j’entendis une clameur distincte qui partait bien évidemment de l’entrée même de ma retraite en entonnoir.

«Voilà certainement des gens de mon espèce, me dis-je laissant retomber à terre le brancard de ma charrette... Est-il bien possible qu’ils viennent par ici?...»

Mes doutes sur ce point, s’il m’en restait encore, allaient être bientôt dissipés. Les roues, qui s’étaient un moment arrêtées, se remirent en mouvement, et cette fois sur le sentier tournant qui aboutissait à ma petite Thébaïde. Je ne songeai plus qu’à regarder du côté où il s’ouvrait devant moi,–du côté où allaient paraître ces visiteurs inattendus, à coup sûr, et très-médiocrement bien venus. Presque aussitôt j’entendis un choc, une glissade indiquant assez un cheval engagé sur un terrain difficile, puis un grossier juron; et l’instant d’après apparut un homme guidant une charrette attelée d’un cheval.

Tout occupé de soutenir la tête de cet animal pour l’empêcher de butter sur la pente où il l’avait poussé, l’homme en question avait, à ce moment, la tête tournée dans le sens opposé au mien. Mais, en arrivant au bas de la descente, il reprit sa position naturelle, et tout à coup m’aperçut, tête nue, sans habit ni gilet, à quelques mètres de lui.

Ceci parut le saisir: il se rejeta en arrière par un mouvement si brusque, si violent, que son cheval se trouva presque assis de force, et la croupe à terre.

«Pourquoi donc n’avancez-vous pas? cria une voix qui semblait celle d’une femme et partait de derrière la charrette ainsi arrêtée. Vous nous barrez le passage, et nous allons trébucher les uns sur les autres...»

J’aperçus alors, par-dessus la toile du premier chariot, la tête d’un second cheval.

— Avancez donc, Jean!» dit une autre voix, voix de femme comme la première, venue d’un point encore plus élevé.

L’homme à qui on s’adressait ainsi ne bougea point. Il restait, me contemplant toujours, dans la même attitude qu’il avait prise à ma vue, le corps très-rejeté en arrière, son pied gauche en avant du droit, et de sa main droite pesant toujours sur le licol du cheval, qui, pour le coup, s’était assis tout à fait.

«Mais qu’avez-vous donc? reprit la voix que j’avais entendue la dernière.

–Reculez!... arrêtez, les femmes! dit l’homme, qui me regardait toujours avec le même ébahissement... Voici du nouveau, et rien d’agréable.

–Qu’est-ce, enfin? répliqua la même voix. Laissez, Moll, laissez-moi passer!... j’aurai bientôt nettoyé la route...»

Et j’entendis une sorte d’élan sur la pente du sentier.

«Vous n’avez pas à vous effrayer, dis-je alors m’adressant à l’homme en question. Je ne vous veux aucun mal. Je suis un voyageur comme vous... N’ayez pas peur!... Je suis immatriculé parmi les chabos (bohémiens)... Un Rommany de la bonne espèce, ou c’est, alors, qu’il n’y en a pas en ce monde... Bonjour donc à vous, frère... Et soyez le bienvenu!...»

L’homme me regarda un moment d’un air soupçonneux; puis, adressant à son cheval une énergique malédiction, il le releva d’un coup de fouet et lui fit traverser la vallée dans toute sa largeur, murmurant lorsqu’il passa près de moi:

«J’ai donc eu peur?... Mmm!...»

Je ne me rappelle point avoir jamais vu un gaillard de mine plus sinistre: taille de cinq pieds sept à huit pouces, conformation athlétique, face brune et mafflée, favoris épais, çà et là grisonnant, car il ne pouvait avoir guère moins d’une cinquantaine d’années. Il portait une veste courte d’un bleu passé, des culottes justes, bas de laine et brodequins lacés; sur sa tête il avait une sorte de bonnet rouge, autour de son cou de taureau un foulard espagnol.

Cet homme, décidément, ne me revenait pas.

«Peur! continua-t-il à grommeler tout en dételant sa charrette... C’est bien peur que j’ai entendu, ce me semble...»

Déjà d’autres personnages entraient en scène.

S’élançant en avant de la charrette qui venait de déboucher à l’entrée du défilé, parut d’abord une femme ou plutôt une jeune fille de très-haute stature, mais qui ne paraissait pas plus de dix-huit ans. Une manière de corps très-juste et un jupon de grosse étoffe bleue constituaient le plus clair de son costume. Point de chapeau, ni de bonnet, ni de couvre-chef quelconque. Sa chevelure épaisse et blonde tombait librement sur ses épaules. Son teint était beau, sa physionomie très-hardie, mais ouverte et bonne, ses traits étaient agréables.

Sur ses talons venait une autre femme, d’environ quarante ans, d’aspect repoussant et vulgaire, à laquelle j’accordai à peine un coup d’œil, absorbé que j’étais par la vue de la grande jeune fille.

«Eh bien donc, Jean, que se passe-t-il? demanda cette dernière, regardant l’homme au chariot.

–Rien... J’ai eu peur... Voilà tout... répondit celui-ci sans quitter sa besogne.

–Peur de quoi?... de ce gamin?... Mais il n’a que le souffle... Je m’engagerais à le rosser d’une seule main.

–Vous pourriez même vous passer de mains tout à fait, belle demoiselle; vos yeux suffiraient pour venir à bout de moi. Je n’ai jamais vu port et figure si vraiment dignes d’une reine. Vous me rappelez Ingeborge, princesse de Norvége. Elle avait, comme vous le savez, douze frères, autant de héros,–et les étrillait fort bien au besoin.

Tâchez, mon camarade, de garder pour vous vos moqueries, me répondit la jeune géante, ou je vous donnerai sur la figure de quoi vous forcer à l’essuyer. Parlez poliment!... sinon il vous en pourrait cuire.

Oui-da!... Peut-être ai-je un peu trop compté sur vos connaissances historiques... Eh bien! je vous en demande pardon... Descendons le cours des âges. Voici qui vous conviendra probablement mieux:

As I was jawing to the gav yeck diwus.

I met on the drom miro Rommany Chi...

–Au diable vos Rommany chis (filles bohêmes)! jeune cadet, interrompit brusquement la grande jeune fille, qui .me lança un regard plus menaçant et dont les poings se crispèrent de façon à m’inquiéter... Soyez plus poli, s’il vous plait!... Vous croyez parler à une de vos bohémiennes, et vous vous trompez... Bien que je vive en compagnie de gypsies ou, pour mieux dire, de métis, de half-and-halfs, je vous prie de vous rappeler que je suis de sang chrétien et de race chrétienne, étant née dans la grande maison de Long-Melford.

–A. ne calculer que d’après votre taille, répliquai-je en toute bonne humeur, vous avez, en effet, dû venir au monde dans une maison très-grande... Ce serait dans une cathédrale que je ne m’en étonnerais nullement.

–Halte! Bella, s’écria l’homme se jetant au-devant de la jeune virago, qui, cette fois pour tout de bon, courait sur moi le poing levé... La première manche m’appartient....»

Puis, s’avançant de mon côté dans une attitude menaçante et avec un regard, qui ne promettait rien de bon:

«N’est-ce pas peur que vous avez dit? reprit-il.

J’ai dit peur, en effet; mais je crois que je vous faisais tort en me servant de ce mot; j’aurais dû dire stupéfaction; du reste, vous aviez tout à fait l’air d’un homme qui ne peut maîtriser la frayeur dont il est saisi.»

Le gaillard me regardait, cependant, avec une expression de visage où était empreinte je ne sais quelle stupide férocité. Il semblait délibérer, à part lui, s’il frapperait ou non; mais, avant qu’il eût pris son parti, la grande jeune fille bondit en avant:

«Il se moque! il se moque!» criait-elle; et, sans que j’eusse songé à me mettre en défense, elle m’appliqua sur la figure un coup de poing qui faillit me renverser.

«Holà!... c’est assez! dis-je en portant la main à ma joue. Vous avez tenu votre promesse en me forçant à essuyer mon visage.... Tâchons à présent de vivre en paix!... et dites-moi, si vous le pouvez, pourquoi vous me cherchez querelle?

–Pourquoi? reprit l’homme. N’avez-vous pas dit que j’avais peur de vous?... Mais, d’ailleurs, qui vous a ’ permis de camper ainsi sur mon terrain?

–Ceci est un terrain à vous?

–Belle question!... Comme si personne l’ignorait!... Ne savez-vous pas qui je suis?

–Il me semble que je le devine.... A moins que je ne me trompe, vous devez être celui qu’on appelle l’Étameur Flamboyant. Pour vous dire la vérité, je suis charmé de notre rencontre... Je désirais vous voir... Voici, je suppose, vos deux femmes. Je les salue de grand cœur et sans rancune... Nous avons ici place pour tous, et, j’ose le dire, nous serons bientôt bons amis. Faisons d’abord connaissance, et je vous dirai mon histoire.

–Eh bien! ceci passe tout le reste? s’écria mon interlocuteur abasourdi.

–Non!... Je ne crois pas que, maintenant, il se moque, interrompit la jeune fille dont la colère semblait s’être apaisée tout à coup... Ce blanc-bec parle assez poliment pour le quart d’heure.

–Poliment?... reprit, avec un juron, l’homme aux épais favoris... Poliment?... Ceci vous ressemble... Un bon coup, avec vous, et tout est dit... Poliment!... Vous voudriez, sans doute, que monsieur restât ici, tant qu’il lui plairait, à me soutirer tous mes secrets et de moitié dans tout ce que je dirais à mes deux femelles.

–Qu’entendez-vous par «vos deux femelles?» répliqua immédiatement la jeune fille, rougissant déjà de colère. Parlez pour une, et c’est assez!... Je ne suis pas une femelle à vous, si ce nom convient à quelque autre; et retenez bien ceci, Jean-le-Noir, Anselo, ou de telle autre façon qu’il vous plaira être appelé.–Ce que je disais tout à l’heure à ce cadet, je vous le répète, à vous: «Si «vous n’êtes pas civil, on tâchera qu’il vous en cuise.»

L’homme se tourna vers la jeune fille d’un air furieux; mais il lui fallut bientôt baisser les yeux devant son regard intrépide. Il les détourna vers mon petit poney qui paissait parmi les arbres.

«Qu’est ceci? s’écria-t-il, courant à lui et le saisissant par la crinière. Aussi vrai que j’existe, c’est le cheval de ce lâche et misérable coquin, Jacques Slingsby.

–Il n’est plus à lui, répondis-je; je l’ai acheté, je l’ai payé.

–Peu importe; il est maintenant à moi, reprit l’homme. J’ai juré que je le saisirais, la première rois que je le rencontrerais sur ma tournée... Oui... et j’ai juré de battre son propriétaire.

–Je ne suis pas Slingsby.

–Qu’est-ce que cela me fait?

–Vous ne songez sans doute pas à me battre?

–J’ai eu peur, disiez-vous...

–Je suis malade et n’en puis plus.

–Allons, pas de grimaces!... Haut les poings!

–Si je vous laissais le cheval?...

–Haut les poings, encore une fois!

–Alors, donc, pas moyen de s’entendre?...

–Empochez ceci!...

–Gare aux yeux, Jean!... Là!... vous avez votre paquet!... J’étais sûre que cela finirait ainsi, cria la jeune fille, tandis que mon antagoniste reculait en chancelant, atteint à l’œil d’un bout-à-l’anglaise bien détaché.... Je me doutais bien que, tout le temps, il se moquait de vous.

–Ce n’est rien, Anselo!... Vous savez votre affaire... En avant! dit à son tour la vieille mégère, qui, jusqu’alors, n’avait pas pris la parole.–En avant, inapopl! mon garçon!... Vous en mangeriez dix comme celui-ci.»

L’Étameur Flamboyant ne se fit pas répéter deux fois; cet avis, et revint sur moi, penché en avant, pour me démolir d’un coup de tête. Mais il s’arrêta court en recevant sur le nez un bas en haut de la main gauche.

«Vous n’en viendrez jamais à bout de cette façon,» me dit alors la jeune fille avec un regard où se lisait un doute déjà sympathique.

Je pensai qu’elle avait raison lorsque l’Étameur Flamboyant, jetant bas en un clin d’œil sa veste bleue et son bonnet rouge, s’élança de nouveau sur moi, plus irrité que jamais. Il ne prêta pas plus d’attention que n’aurait fait un taureau sauvage, à un rince-bouche qui cependant lui fendit la lèvre. Presque aussitôt ses bras m étreignirent, et, l’instant d’après, précipité à terre, je le sentis étendu sur moi de tout son poids. Le gaillard était d’une force athlétique,

«A présent, faites-lui son compte!» dit la vieille femme.

L’Étameur Flamboyant ne répliqua rien; mais, plantant son genou tout au milieu de ma poitrine, il saisit mon cou dans ses deux larges mains, qu ’on eût dit gantées de corne.

Cette fois, je me tins bien pour mort, et, sans aucun doute, la minute d’après c’en était fait de moi, neût été l’intervention de la grande jeune fille, qui saisit le foulard noué au cou de mon adversaire avec autant de vigueur qu’il en mettait à m’étrangler.

«Est-ce franc jeu, ceci? disait-elle.

–A bas les mains, Bella! cria l’autre femme... Est-ce franc jeu ce que vous faites?... A bas les mains, ou je vous tombe dessus à mon tour!...»

Mais Bella ne prit seulement pas garde à ces injonctions menaçantes, et deux tours qu’elle donna vigoureusement au foulard rétrécirent si bien la cravate de l’Étameur, qu’il en perdit à peu près la respiration. Aussi, me lâchant tout à coup, il se releva et lança un coup de poing à ma belle protectrice, qui l’évita fort adroitement; puis elle lui dit, du plus beau sang-froid:

«Finissez d’abord l’affaire commencée... Vous me trouverez ensuite, si vous en avez envie... Mais finissez-la loyalement et de franc jeu!... Quand je suis là, tout se passe en règle! vous le savez... Je serai le second de cet enfant, et si, par hasard, il vous culbute... c’est Margot qui vous ramassera.»

Le duel reprit en effet, et, pendant les dix minutes suivantes, ce fut une chaude bataille. Mais, dans cet intervalle, bien loin de jeter bas l’ Étameur, j’avais moi-même reçu six atouts à me coucher par terre.

«Je ne crois pas que je puisse tenir longtemps, dis-je à Bella,–mon second,–sur les genoux de laquelle j’étais assis reprenant haleine... Il me faudra céder la partie... Le Flamboyant tape dur...»

Et je crachai, à ces mots, un flot de sang.

«Il est bien certain, comme vous vous y prenez, répondit-elle, que vous ne viendrez jamais à bout de lui. Vous escrimer de la main gauche contre le Flamboyant... cela ne peut pas vous mener loin... Pourquoi ne vous servez-vous pas de la main droite?

–Parce que je suis gaucher,» répliquai-je.

Et, me relevant, je retournai à la charge.

Six fois j atteignis le Flamboyant, contre un seul coup reçu de lui; mais mes six coups étaient de la main gauche, et le sien m’envoya par terre, les quatre fers en l’air.

«Eh bien! que vous disais-je?... Vous servirez-vous enfin de Long-Melford? me demanda Bella, m’aidant à me remettre sur pieds.

–Je ne sais pas... ce que vous entendez... par Long-Melford, lui répondis-je hors d’haleine.

–C’est ce grand inutile que vous avez-là, me dit-elle en touchant mon bras droit... Si vous m’écoutez, peut-être vous reste-t-il encore une chance.»

Elle avait à peine fini, que l’Étameur était paré derechef, et bien mieux, hélas! que je ne l’étais moi-même. Je quittai cependant les genoux de mon second, aussi résolument que me le permit mon état de faiblesse.

Jean-le-Noir vint sur moi, frappant de droite et de gauche, aussi frais d’haleine, en apparence, et aussi dispos de muscles qu’il l’était au début du combat, bien qu’il eût les yeux notablement enflés et la lèvre inférieure coupée en deux. De droite et de gauche, il vint frappant. Et je n’aimais ni ses coups, ni même le vent qu’ils chassaient devant eux: tout cela n’avait rien qu me fût agréable, et je rompais, toujours plus découragé.

Finalement, il m’adressa un horion qui, s’il eût eu-son plein effet, aurait terminé la bataille; mais, vu que le pied lui glissa au même moment, son poing ne fit que m’effleurer l’épaule gauche, et alla donner avec une force effrayante contre un arbre vers lequel j’avais été acculé.

Avant que lÉtameur eût pu se relever, je rassemblai tout ce qui me restait de forces pour le frapper sous l’oreille; après quoi je tombai par terre, complétement épuisé.

Le hasard voulut que ce dernier coup porté à l’Étameur fût un coup de la main droite.

«Hurrah pour Long-Melford! cria Bella dont j’entendis à peine la voix stridente. Rien, pour en finir vite, comme ce gaillard qui n’en finit pas...»

A ces mots, tout étendu que j’étais, je tournai la tête de côté. Je vis alors le Flamboyant couché, lui aussi, sur le sol et paraissant avoir perdu connaissance.

«Il est mort!... disait la vieille femme, essayant en vain de le relever... Il est mort!...–Le plus vaillant homme de tout le pays, tué de cette façon par un enfant!...»

Ces paroles m’alarmèrent tout d’abord. Je fis en sorte de me retrouver debout, et, avec l’assistance de cette femme, je parvins à placer mon adversaire sur son séant. Posant alors la main sur son cœur, j’y sentis une légère pulsation.

«Il n’est point mort, dis-je aussitôt... Il n’est qu’étourdi... Si on lui tirait un peu de sang, vous le verriez reprendre connaissance à l’instant même...»

Je sortis alors de ma poche un canif que j’y avais, et, mettant à nu le bras de l’Étameur, j’allais pratiquer l’incision voulue, quand la vieille femme, me repoussant d’un coup de poing:

«Si vous le touchez, s’écria-t-elle, je vous arrache les yeux de la tête!... Croyez-vous qu’on va vous laisser compléter votre ouvrage, et, pendant qu’il dort, vous permettre de le tuer?... Vous avez assez de son sang comme cela.

–Mais vous êtes folle, répondis-je. Tout ce que je veux, c’est le tirer de sa léthargie... Vous déplaît-il qu’on le saigne? Alors, allez querir de l’eau, et jetez-lui-en par la figure... Vous savez sans doute où est l’étang?...

–Ah! vous croyez cela?... Vous croyez que je vais laisser mon pauvre mari dans vos mains et dans celles de cette sang-mêlée qui jamais ne nous a été fidèle, ... pour le trouver, à mon retour, étranglé ou poignardé?... Pas de ça, petit homme!

–Allez donc! dis-je, m’adressant à la grande jeune fille. Prenez le bidon, et rapportez un peu d’eau.

–Vous feriez mieux d’y aller vous-même, me répondit-elle, essuyant une larme survenue au bord de sa paupière tandis qu’elle regardait le grand corps inerte de l’Étameur évanoui... Si vous pensez que l’eau puisse le guérir, allez en chercher!...»

J’avais, sur ces entrefaites, recouvré quelques forces. J’en profitai pour me traîner, armé d’un bidon, jusqu’à l’étang. En y arrivant, je commençai par me jeter à plat ventre, boire une bonne lippée, et plonger dans l’eau ma tète ardente. Je remplis ensuite le vase et m’en revins du côté du vallon.

Avant de gagner le sentier par lequel on descendait. dans ses profondeurs, il fallait longer un temps ses bords élevés. J’arrivai de la sorte sur un point qui dominait précisément l’espèce de lice où nous venions de combattre; le terrain s’y dérobait en pentes rapides et masquées par une abondante végétation.

Là, j’entendis un grand bruit de voix venant du fond de la vallée. Je fis halte, et, m’accrochant à un arbre, je me penchai, pour mieux entendre, sur cette espèce d’entonnoir.

Les deux femmes se disputaient fort haut.

«Vous êtes cause de tout, méchante métisse, disait la vieille à la jeune... Si vous ne vous en étiez point mêlée, notre homme aurait fait l’affaire de ce petit drôle. –Je suis, répondait l’autre, pour le franc jeu et pour Long-Melford. Si votre homme,–car ce n’est pas le mien,–avait loyalement attaqué l’ enfant, je ne m’en serais pas mêlée, à coup sûr... Mais avec moi, il ne faut pas songer à besogner de travers... Et pour ce qui est de larder ce garçon avec nos couteaux lorsqu’il va revenir, –ainsi que vous me l’avez honnêtement proposé, je ne vous aime pas assez, vous et votre homme, pour vous servir de la sorte au détriment de mon salut.

–Taisez-vous donc, ou...»

Je ne jugeai pas à propos d’attendre la fin de la phrase, et je me hâtai de descendre dans le vallon.

Mon antagoniste commençait à donner quelques légers signes de vie. La vieille femme lui supportait les épaules, lançant par-ci par-là quelques regards de colère à la grande jeune fille, qui se promenait lentement de long en large.

Je me hâtai de lancer à la figure de l’Etameur la plus grande portion de l’eau que je rapportais; sur quoi il éternua, remua les mains, et se mit à regarder autour de lui. D’abord ses regards, éteints et lourds, n’indiquaient aucun retour d’intelligence. Bientôt, cependant, il parut se recueillir et avoir conscience de sa position. Il me jeta un coup d’œil en dessous, et, immédiatement après, un autre plus haineux encore à la grande jeune fille, qui paraissait, continuant sa promenade, accorder peu d’attention à ce qui se passait. Enfin, il regarda sa main droite, qui avait évidemment souffert du rude coup frappé contre l’arbre, et une malédiction à demi comprimée jaillit de ses lèvres.

La vieille femme se pencha vers lui et lui dit à voix basse quelques paroles. Il la contempla un moment et se releva, non sans quelque peine.–Elle se remit à lui parler sur le même ton: sa physionomie était hideuse.– Elle l’excitait probablement à quelque acte sinistre. Je m’aperçus qu’elle avait à la main un de ces couteaux catalans qui se ferment au moyen d’un ressort.

L’homme resta un moment indécis et délibérant avec lui-même; puis il examina sa main gonflée, hocha la tête, et répondit à cette furie quelques mots dont la signification m’échappa.

La grande jeune fille, qui, sans doute, avait mieux entendu, les répéta en lui adressant la parole:

«Non! lui dit-elle. Vous avez raison: cela n’irait pas... Et maintenant, écoutez-moi!... Laissons-là ce qui est passé. Donnons-nous cordialement la main et campons ici tous les quatre, comme ce garçon nous le proposait il y a un moment...»

L’homme la regarda, haussa les épaules, et, sans lui répondre un mot, s’en alla chercher son cheval qui sétait couché au bord des taillis. Il le fit lever à grands coups de pied, le conduisit à sa charrette, et se mit à l’atteler.

L’autre charrette et l’autre cheval, pendant toute la scène que je viens de raconter, étaient restés immobiles au bas du sentier. La vieille femme alla prendre son cheval par la bride, le fit avancer dans un espace libre où elle pouvait retourner l’équipage, et le ramena, par ce même sentier, jusqu’à mi-pente. Là, elle fit halte et parut attendre son compagnon.

Bella, cependant, regardait tout sans mot dire. Enfin, voyant que l’homme avait attelé sa charrette, et que la vieille et lui allaient partir:

«Eh bien! lui dit-elle, est-ce que vous décampez comme cela?...»

Ne recevant aucune réponse:

«Vraiment, continua-t-elle, je vous dirai, Jean-le-Noir, et je vous dirai, Margot, à vous, sa femelle, que ce n’est pas là me traiter avec politesse... Mais, n’importe!... Je n’ai pas de rancune, moi, et je suis toute disposée, si vous le voulez, passant par-dessus ces procédés, à m’en aller avec vous.... Ce, qui est arrivé me fait de la peine; mais à qui vous en prendre, si ce n’est à vous?.... Voyons dites! partons-nous ensemble?....»

L’homme ne répondit pas un mot et fouetta son cheval. La femme, qui, probablement, avait moins d’empire sur elle-même, répliqua sur un ton de plainte hargneuse:

«Restez où vous êtes, méchante cavale, et puisse la malédiction de Judas s’attacher à vous!... Restez avec ce fragment d’homme que vous avez voulu tirer d’affaire à nos dépens!... J’espère bien qu’avant d’être pendu il vous régalera d’un bon coup de pointe... Vous emmener, après ce qui s’est passé?... Non vraiment; ni vous, ni ceux qui vous appartiennent.... Descendez ici votre carriole, et vivez si bon vous semble avec ce chabo!...»

A ces mots, elle excita son cheval et remonta le défilé, suivie par son homme.. Leurs charrettes étaient légères; ils ne furent pas longtemps à gravir celte sente escarpée. Je les suivis pour bien m’assurer qu’ils s’éloignaient.

Arrivé en haut, je trouvai, à l’issue du chemin, une petite brouette attelée d’un âne, qui, sans nul doute, devait appartenir à la jeune fille.

L’Étameur et sa femelle étaient déjà passablement loin. Je demeurai quelque temps à les regarder filer. Ensuite, prenant l’âne par son licol, je le conduisis, avec la brouette, au fond du vallon.

J’y trouvai Bella assise sur la pierre, à côté du foyer. Ses cheveux étaient dans un grand désordre,–et la pauvre enfant pleurait.

«C’étaient de méchantes gens, me dit-elle, et je ne les aimais point.... mais je ne connaissais personne qu’eux... Personne au monde!...»

Gens de Bohème et têtes fêlées

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