Читать книгу Gens de Bohème et têtes fêlées - Emile Daurand Forgues - Страница 6

II
A TRAVERS CHAMPS.–UNE HALTE DANS LES BOIS.–DÉCOUVERTES GÉOGRAPHIQUES.–L’INVENTAIRE.–OJUPITER !–VOLUNDR OU VELINT, L’ARMURIER SCANDINAVE.–COMMENT SE FABRIQUE UN PETUL. –LES LANGUES DE FEU.–GRENOUILLES ET SALAMANDRES.– SCÈNES D HORREUR.–UN PATER INUTILE.–LA PITIÉ D’UN PONEY. –SOMMEIL INESPÉRÉ.–JE DÉJEUNE!...

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Table des matières

Je suis un piéton distingué; mais l’avoine avait produit sur le poney un si bon effet, que j’avais peine à suivre la petite charrette, et qu’il me fallut (bien loin de mettre à profit le dernier conseil de mon ami Slingsby) modérer l’ardeur de l’agile petit animal.

Nous traversions une campagne intéressante et belle, mais à peu près déserte; de rares habitations s’y montraient çà et là. Indifférent à la direction que je prendrais, puisque j’avais le monde entier devant moi, j’avais laissé le poney à ses instincts naturels; et lorsque, peu curieux des endroits fréquentés, il quitta la grande roule, je le suivis sans hésiter,–je ne savais où,–dans une direction qui me parut être celle du nord-ouest. A la longue, la nuit tomba, un vent froid s’éleva et fut suivi d’une pluie grésillante.

J’avais d’abord prémédité de passer la nuit en charrette, ou de planter ma tente au bord du chemin, dans quelque endroit bien choisi; mais le changement de temps me fit envisager autrement la question, et je pensai qu’il serait fort désirable de rencontrer un cabaret, si pauvre fût-il, qui m’offrît sa toiture hospitalière.

«Dormons une nuit encore,–me disais-je,–d’une façon tant soit peu chrétienne; il sera temps, demain, de divorcer avec les habitudes civilisées.»

Mais les résolutions les mieux formées ne sont pas toujours d’une exécution facile, et le ciel semblait s’être mis de moitié dans mes projets primitifs. Tout le pays semblait désert; du moins je ne voyais pas, à la ronde, une seule habitation. Il est vrai qu’en l’absence de lune et d’étoiles, par une nuit épaisse, je pouvais fort bien passer, sans m’en douter, à quelques pas d’une hôtellerie comme j’en souhaitais une.

De moment en moment j’entendais aboyer quelques chiens; mais le bruit venait de loin, et il ne pouvait me servir d’indication.

La pluie, cependant, tombait toujours; la terre, sous mes pieds, devenait de plus en plus molle et boueuse; le vagabond le plus déterminé, par un temps pareil, eût préféré une demeure quelconque à sa promenade nocturne. J’avisai, finalement, qu’ayant une voiture à moi, je pourrais bien m’en servir au lieu de marcher derrière. Je montai donc dans ma charrette, et, prenant les rênes du poney, je lui adressai un petit cri d’encouragement qui fit merveille; l’agile petite bête se remit à trotter comme si elle n’avait pas eu dans les jambes plus d’un mille que les miennes avaient trouvé bien long.

J’étais à demi couché, ne tenant les rênes que d’une main très-négligente, et laissant le poney choisir sa route. –Où me mènera-t-il bien? me demandais-je parfois;– puis mes idées s’embrouillèrent; une sorte d’engourdissement s’empara de moi; ma tète tomba sur ma poitrine. Je me réveillai en sursaut, puis me rendormis encore, et cela plusieurs fois de suite.

Après un somme quelque peu plus long que les autres, venant à ouvrir tout à fait les yeux, je constatai que le grésil avait cessé;–un coin de la lune, se montrant au bord des nuages, répandait quelques vagues lueurs;– je voulus m’orienter, mais tête et paupières étaient alourdies par le sommeil, et je pouvais à peine discerner ce qui m’entourait. Une vague perception me disait que nous traversions une campagne sans clôtures;–une bruyère, peut-être. Cependant, à distance, je voyais ou croyais voir quelques noirs massifs qui, dans mes idées fort peu nettes, représentaient, assez probablement, des bois ou plantations quelconques. Le poney continuait son train d’habitude; le branle un peu dur de ma charrette n’avait rien de désagréable: bien au contraire, je lui trouvais comme une vertu soporifique. Mes yeux se refermèrent et se rouvrirent alternativement, moins certains, chaque fois, de leurs appréciations; enfin, murmurant je ne sais quoi sur le&pays boisés, je pris instinctivement une position plus commode que je n’avais fait jusqu’alors, et je m’endormis, à la fin, pour tout de bon.

Je ne dirai point au juste combien dura mon sommeil, ’ car je l’ignore absolument;–mais je pense qu’il fut long. Je fus réveillé, la charrette s’étant arrêtée, par. la cessation du bercement un peu rude auquel je m’étais habitué. Cette fois, la lune brillait d’un plein éclat et les étoiles scintillaient dans le ciel. Je me trouvai dans un étroit labyrinthe formé par des bouquets de bois taillis, noisetiers et houx, pour la plupart; il y avait là comme une sente, bordée à droite et à gauche par des gazons abondants où le poney s’était mis à paître avec une activité remarquable.

Je conjecturai que c’était sans doute une des haltes familières à son ancien maître, et ce qui me confirma dans cette opinion, lorsque j’eus mis pied à terre, ce fut de trouver, à la base d’un gros frêne, des traces noirâtres indiquant, à n’en pas douter, qu’on y avait souvent allumé du feu.

«Voici, pensai-je, le campement qui me convient: endroit charmant pour un chaudronnier qui débute. N’ai-je pas eu raison de me fier à la sagacité du poney?»

Aussi, le débarrassant incontinent de ses harnais, je lui donnai plein congé de chercher sa vie dans les herbages prochains, convaincu, du reste, qu’il ne s’éloignerait pas d’un endroit où ses prédilections particulières l’avaient ramené. Je plantai, immédiatement après, ma petite tente dans le voisinage du frêne dont j’ai parlé; j’y transportai deux ou trois objets de première nécessité; et je m’aperçus à l’instant même que, pour la première fois de ma vie, j’entrais en ménage.

Un ménage sans feu, néanmoins, est assez triste: on dirait le jeu familier aux enfants qui font la cuisine pour s’amuser. Je compris d’autant mieux cette vérité pratique, qu’après avoir eu la pluie sur le dos et avoir sommeillé fort à la dure, exposé à l’air des nuits, le froid et le frisson m’avaient gagné.

Je ramassai de tous côtés quelques menues branches, quelques bruyères sèches; j’y ajoutai, en les plaçant dans l’espèce de cheminée préparée par mon prédécesseur, quelques copeaux et une bûchette que Slingsby portait, de précaution, dans le coffre de sa charrette; puis, à l’aide d’une allumette que je pris dans mon briquet, je fis bientôt flamber ce foyer improvisé. Tirant alors ma charrette du côté du feu, je m’assis sur un des brancards et me mis à jouir, avec une satisfaction dont l’intensité m’étonna moi-même, de cette chaleur que je venais de créer.

Après avoir longtemps savouré ce plaisir, je levai les yeux vers le ciel pour y chercher une étoile particulièrement aimée; mais je ne l’y vis point, ni elle ni la plupart de ses compagnes, d’où je conclus que le matin ne devait pas être loin. Une espèce de torpeur s’empara encore de moi; cette fois, je me levai, j’arrangeai, sous ma tente, une manière de couchette, et je me livrai au sommeil.

Je ne dirai point que je fus réveillé, le jour venu, par , le gazouillement des oiseaux; ceci serait bon dans un roman; la vérité vulgaire, c’est que je cessai de dormir quand je fus à bout de sommeil;–depuis plusieurs heures, sans nul doute, les oiseaux gazouillaient sur ma tête, et ils ne m’avaient dérangé en rien, sourd que j’étais à leur poétique ramage.

A peine levé, je quittai ma tente: la matinée était belle, plus belle encore que celle de la veille. Je marchai de côtés et d’autres pour savoir, au juste, dans quel endroit m’avait conduit le hasard.... ou le poney, pour parler plus juste. En suivant le sentier, parmi des buissons et des arbres étêtés, j’arrivai à un bosquet de sapins que, sans doute, il servait à exploiter. Je voulus y pénétrer, et j’yfis, en effet, quelques centaines de pas; mais la pluie récente avait tellement détrempé le terrain, que j’en eus bientôt assez, et, revenant sur mes traces, je pris un chemin sablé qui me conduisit dans un vaste communal, le même, sans doute, que j’avais traversé la nuit précédente.

Ma curiosité se trouvant à peu près satisfaite, je revins vers mon camp et constatai, chemin faisant, l’existence d’un petit sentier qui aboutissait près de là, perdu dans le taillis, et qui m’avait d’abord échappé. Je me mis ensuite à déjeuner avec les provisions que j’avais eu soin d’acheter la veille, et, tout aussitôt après le repas, je procédai à l’examen des objets mobiliers, jadis appartenant à Slingsby, mais dont un marché formel m’avait rendu le possesseur légitime.

L’inventaire fut satisfaisant: outre le poney, la charrette et la tente, je me voyais à la tête d’une paillasse pour y dormir et d’une couverture de laine pour me garantir du froid:–celle-ci très-propre et quasi neuve. Il y avait aussi une poêle à frire et un chaudron:–de quoi faire la cuisine et chauffer l’eau dont j’aurais besoin. Je découvris enfin une théière et deux ou trois tasses en faïence. A vrai dire, je me vante. De la théière, il ne restait plus que les débris. Depuis que j’en étais devenu le possesseur,–aucun soupçon ne m’était permis là-dessus,–elle s’était cassée en trois, ce qui m’eût gêné pour donner une soirée, si j’en avais conçu l’idée, et si,—ce qui n’était pas,–j’avais eu à ma disposition du sucre et du thé.

Finalement, je halai hors du coffre ce qui constituait plus exactement le fonds de commerce, l’outillage proprement dit: il consistait en divers objets, une cuiller de fer, un réchaud sur trépied et le soufflet y annexé, plusieurs casseroles et bouilloires, celles-ci de fer-blanc,–à l’exception d’une seule qui était en cuivre,–et toutes dans un assez pauvre état. Slingsby m’avait surtout parlé de ces dernières, me recommandant de les remettre à neuf le plus tôt possible, afin de les vendre, si je pouvais, et de rentrer ainsi dans une partie de mon capital. Il y avait aussi, par petites quantités, de l’étain en lingots, en feuilles, et de la soudure.

«Vraiment, ce Slingsby est un honnête homme! m’écriai-je en terminant mon inventaire industriel; il m’a donné plus que l’équivalent de mon argent; et encore me semble-t-il que je n’ai pas tout à fait vidé la charrette.»

Effectivement, fouillant sous la paille qui en garnissait le fond, je découvris une petite enclume, un soufflet de forge et deux marteaux, l’un grand, l’autre petit, tels que ceux dont se servent les forgerons.

il y avait là un mystère; car Slingsby n’avait pas laissé échapper une parole qui pût me faire penser qu’il eût jamais exercé cette dernière profession.–Mais, quelle que pût être l’origine des outils qu’il possédait ainsi, l’idée ne me vint pas de soupçonner ce digne homme de les avoir acquis autrement que par un de ces hasards si fréquents sur les chemins, et qui constituent, pour celui qui en profite, des chances parfaitement légitimes. Non, cette idée ne me vint pas alors; elle ne m’est pas venue depuis vingt ans que je n’ai vu ce brave homme, trépassé sans doute à cette heure, et dont je n’ai pas eu la moindre nouvelle.

Je passai la plus grande partie du jour à m’initier dans les secrets de ma profession nouvelle; il serait mal à propos de dire que mes premiers essais furent très-heureux; mais le temps s’écoulait fort agréablement, et je n’appellerai jamais du temps perdu celui que remplit un travail inutile, s’il est attrayant. Vers le soir, je plantai là ma besogne, et, après un léger repas, j’avisai à de nouvelles explorations.

Cette fois, je pris par le petit sentier perdu qui circulait en nombreux zigzags parmi des bouquets de noisetiers, de sureaux et d’églantiers odoriférants. En suivant ses détours pendant un demi-quart de mille, à peu près, j’arrivai au bord d’un petit ruisseau dont le murmure caressait depuis quelques instants mon oreille, et qui coupait justement cette fraîche allée.

Ma découverte me causa un vif plaisir, car j’avais déjà expérimenté les inconvénients du manque d’eau, bien que certain d’en avoir à proximité. J’étais, en effet, dans un endroit évidemment fréquenté par des voyageurs de mon espèce, et je les savais incapables d’établir leurs quartiers là où il n’est pas facile de se procurer de l’eau. Je m’étendis à plat ventre pour me désaltérer à même à ce courant limpide, et m’assis ensuite, adossé à un buisson fleuri, afin d’admirer à mon aise le flot babillard qui se perdait, à quelques pas de moi, sous le taillis entr’ouvert.

Cette contemplation m’aurait peut-être mené loin, si je ne m’étais rappelé que mon camp restait livré à tous les hasards, pendant que je m’amusais à rêver ainsi. J’y retournai immédiatement.

La nuit vint,–belle et magnifique nuit. La lune monta dans le ciel, dans le ciel où la main prodigue du Créateur dispersait par millions les étoiles scintillantes. J’étais assis sur mon brancard, les yeux levés vers elle! Je venais de la découvrir parmi toutes ses compagnes, brillant à des millions de lieues au-dessus de ma tête, la principale étoile du système auquel appartient notre planète,–de toutes celle que je préfère,–Jupiter, enfin, s’il faut la nommer.

Pourquoi, bel astre, pourquoi rêvé-je si souvent de toi?–ce que je sais de ton existence, c’est ce qu’en sait l’enfant à peine instruit,–que, de toutes les étoiles, tu es la plus vaste, et que tes seules clartés te viennent de rayonnements lunaires. N’est-ce point assez de ces simples notions pour qu’on s’intéresse à Jupiter? Si on y vit,– et cela n’est point douteux,–quelle y doit être la vie? Bien autre, dans cette étoile immense, que sur notre petite planète, à coup sûr! Mais, ici, nous vivons sous le soleil radieux. On vit dans Jupiter sous quatre lunes, quatre flambeaux, n’étant pas de trop pour cette énorme masse qui se meut au sein de l’éther. Sur notre terre, où notre .cher soleil se lève chaque jour, nous savons ce qu’est la vie: une sorte de bonheur routinier. Mais là-bas, dans cet énorme Jupiter, où jamais le jour ne luit, où les pâles clartés de la lune dissipent seules les ténèbres, que l’existence doit être triste, apathique, endormie!...

Eh bien! cette pensée qu’on vit plus tristement, qu’il y a plus de mélancolie dans cette planète sublunaire que dans notre monde à nous,–déjà si triste, hélas! et si mélancolique, malgré le soleil et ses splendeurs,–cette pensée m’a toujours inspiré je ne sais quelle sympathie compatissante pour cette immense étoile, si lointaine....

Trois jours passèrent ainsi: j’employais la matinée à remettre à bien, non sans peine, les chaudrons fêlés qui formaient mon fonds de magasin. Le reste du jour était rempli comme il pouvait l’être, de courtes promenades, de passe-temps divers, de longs rêves, de menus soins, je ne sais enfin. Durant ces trois journées, je ne vis que deux êtres de mon espèce: deux paysans qui passèrent devant mon camp sans même m’accorder un regard. Ils se regardaient probablement comme mes supérieurs; peut-être, au fait, l’étaient-ils....

Connaissez-vous rien de plus poétique qu’une forge, la nuit? Une forge isolée, surtout dans quelque creux de vallon. Au milieu du silence, les coups de marteaux sont plus solennels. Parmi les ténèbres, l’étincelle jaillit plus brillante; et le visage du sastramescro (c’est le nom bohémien des forgerons), ce visage enfumé, noir de suie, à moitié perdu dans l’ombre, à moitié frappé des rouges clartés qui vagabondent autour de lui, ne semble jamais plus étrange et plus mystérieux.

Maintenant encore,—et bien des sensations, vives jadis, se sont émoussées en moi,–si je me trouve, le soir, en voyage, auprès d’une forge de campagne, je tire machinalement les rênes de mon cheval, et m’arrête court devant ce tableau qui me rappelle et ma jeunesse et les récits merveilleux dont elle fut bercée. Combien de forges et de forgerons dans nos contes et fabliaux!

Presque toujours, en pareille occurrence, il me revient en tête une des biographies les plus amusantes que j’aie jamais lues: celle d’un certain Volundr ou Velint,–un forgeron des mythes septentrionaux,–lequel, vivant parmi les bois et broussailles, faisait des épées d’une trempe excellente,–d’une trempe telle, en vérité, que, placées dans un ruisseau, le fil à contre-courant, elles partageaient net l’objet le plus léger que l’onde venait à pousser vers elles. Par une série d’événements fort compliqués, Volundr ou Velint épousa la fille d’un roi, et en eut un fils, aussi hardi chevalier que son père était habile forgeron.

Quant à Vulcain et à ses Cyclopes, jamais la vue d’une forge ne me les remet en mémoire. J’ai toujours trouvé ces gentlemen très-médiocrement poétiques, et cela ne me surprend guère, vu qu’ils appartiennent à la mythologie grecque, pour laquelle je professe la plus sincère aversion. A leur nom seul, le feu de forge pâlit et s’éteint comme si l’on y jetait des boules de neige. Souffler ferme, . en pareil cas, est le seul remède, et je n’y manque jamais.

Me voici dans mon vallon boisé, tâchant de fabriquer un –fer à cheval. A défaut d’autre animal sur qui je puisse expérimenter mon adresse quelque peu suspecte, je m’essaye avec mon poney. Dans toute l’Angleterre, je ne trouverais pas une bête ayant un besoin plus urgent de mes bons offices. Trois de ses pieds n’ont pas le moindre fer; au quatrième, il en reste un débris à peine. Aussi les sabots du pauvre animal sont-ils usés et fendillés en tous sens, à la suite de ses derniers voyages sur des routes semées de cailloux:

«Bon quand vous apparteniez aux chaudronniers, mon brave Ambrol, lui avais-je dit; mais vous êtes maintenant à un forgeron, et je ferai mentir le proverbe, que «les enfants les plus mal chaussés sont ceux de l’homme «qui fait les souliers.»

Ce nest pourtant pas une mince affaire que de fabriquer un petul.–Le lecteur me pardonnera si, pour lui expliquer les difficultés du métier, je reviens au langage du maître bohême à qui je devais mes premières leçons comme maréchal-ferrant.–J’ai vivement manœuvré le peshota (le soufflet) pour ranimer le yag (le feu) dans ma forge éteinte. Les angar (les charbons) brûlent maintenant de leur mieux, jetant de tous côtés leurs vajescoe chipes (leurs langues de flamme). Au centre du feu est couchée une petite barre de sastra (fer), longue de dix à douze pouces; et le voilà chaud, très-chaud, excessivement chaud, ami lecteur. Vous allez me voir prala, c’est-à-dire saisir le lingot incandescent, et en placer l’extrémité sur la covantza (enclume). Je le bats maintenant aussi dru que si j’étais engagé pour un maître à raison de dui caulor (deux shellings) par jour. Et quand je l’ai tant battu qu’il est à peu près froid,–mon bras n’en peut plus,–je le replace au milieu des angar, me servant de plus belle du pudamengro (nom vulgaire et habituel du soufflet) pour leur rendre une ardeur nouvelle. Pendant ce temps, je chante une chanson de gipsy dont l’air s’accorde merveilleusement avec la cadence enrouée du pudamengro, et, avant que la chanson soit finie, le fer est redevenu chaud et malléable. Voyez: je le replace sur la covantza et je recommence à marteler; mais, à présent, me voilà fort embarrassé. J’aurais besoin de quelqu’un,–fût-ce vous, ami lecteur,–pour maintenir le fer sur l’enclume, tandis que, saisissant d’une main le chinomescro (une façon de ciseau), en un ou deux coups bien appliqués du shakaro baro (le plus lourd des marteaux) je séparerais justement ce qu’il me faut pour le petul. N’ayant aucun aide à ma disposition, je parachève de mon mieux, à coups de marteau, cette opération délicate. Je remets au feu le morceau qu’elle me donne, les soufflets rentrent en jeu, la chanson recommence, et, la chanson finie, ôtant le fer du foyer...–cette fois avec mes plaistra (mes pincettes), –je recommence à tourner et retourner le fer sur l’enclume, frappant toujours et sans m’arrêter; je le courbe ensuite, et voyez!... le petul se dessine déjà... on entrevoit son croissant ébauché...

Ma besogne, on le devine, n’était pas facile. Sans compter mon inexpérience relative, il me fallait lutter contre l’insuffisance de mes outils, l’état de ma forge par trop rudimentaire, etc. Mais j’avais en ma faveur un élément de succès qui m’a manqué rarement et m’a tenu lieu, dans bien des circonstances, soit d’amis, soit d’argent, soit d’autres ressources non moins essentielles,–c’est-à-dire une persévérance sans laquelle tous les avantages accessoires, toutes les circonstances favorables sont d’une utilité médiocre. Je m’étais mis dans la tête que je fabriquerais un fer à cheval,–un bon fer à cheval,–en dépit de tous les obstacles. Après quatre jours, durant lesquels j’avais façonné et refaçonnè l’objet en question cinquante fois, pour le moins, je mis au monde un petul dont aucun maître de l’art n’eût été honteux. Le second me donna moitié moins de peine; et, lorsque j’achevai le quatrième, je me sentais de force à ne pas reculer devant le premier forgeron venu de tout le comté de Chester.

Mais je n’avais pas encore ferré mon petit gry (mon cheval). Je procédai sans retard à cette opération. Après avoir dûment préparé les sabots, j’y appliquai chaque petul presque brûlant. Oh! comme la corne sifflait! quelle poignante odeur s’épandait dans le vallon!–odeur saine et forte qui ranime les esprits abattus.

Je chaussai mon poney bravement, sans l’enclouer au vif plus d’une seule petite fois; et, cette fois-là, je m’en souviens, il me lança une belle ruade qui me jeta sur le dos. Au lieu de me laisser décourager par ce petit accident, j’y trouvai simplement un avis d’être plus prudent à l’avenir; et, terminant l’œuvre entreprise, je polis soigneusement le sabot avec mon ren-baro (ma lime); puis j’envoyai la bonne petite bête chercher pâture dans le taillis, et, mes outils remis à leur place, je m’assis sur ma pierre, le coude sur mon genou, la joue sur ma main.

Mon cœur venait de se serrer: la tristesse s’emparait de moi.

Tristesse morale et tristesse physique, s’il est permis de parler ainsi. Ma tâche était accomplie, accomplie à grand’peine, et je n’avais, pour le moment, plus rien à faire. Mon énergie, dont j’avais peut-être un peu abusé, m’abandonnait tout à coup; je me sentais sans force et comme sans espérance. Peut-être mon régime alimentaire contribuait-il aussi à m’abattre: il n’était pas en rapport avec le travail manuel que je m’imposais. Depuis que je m’étais installé dans le vallon, je ne mangeais plus que de grossières galettes d’orge avec un peu de fromage dur, et, pour tout breuvage, j’avais l’eau d’une mare voisine, où je voyais nager souvent, non des poissons d’or et d’argent, mais des grenouilles grises et de petites salamandres aquatiques.

Quoi qu’il en soit, je demeurai longtemps dans cet état d’épuisement nerveux et d’atonie intellectuelle, assis sur ma pierre, ma tête dans mes mains. Je finis cependant par la soulever et je commençai à jeter çà et là, dans le vallon, des regards inquiets.

Une ombre épaisse l’avait envahi peu à peu. A peine, dans la partie haute, apercevait-on encore, à la cime des arbres, quelques rayons lumineux du soleil qui allait disparaître derrière l’horizon; tout le reste était plongé dans une pénombre crépusculaire.

Oserai-je avouer que ces ténèbres croissantes et ma profonde solitude m’effrayaient presque?

Je laissai retomber ma tête sur ma main et demeurai longtemps encore, les yeux arrêtés sur les objets les plus proches, ma forge, mes outils, etc., jusqu’à ce qu’ils eussent, eux aussi, disparu dans l’ombre. Je me trouvai alors dans une attitude dont je n’avais pas conscience; trois doigts de ma main gauche étaient étreints dans ma main droite et comme tordus par un mouvement convulsif qui en faisait craquer les jointures; puis je redevins tranquille, mais non pour longtemps.

Tout d’un coup, je me levai en pieds, et pus à peine arrêter sur mes lèvres un cri près de m’échapper. Fallait-il le croire? Hélas! il n’était que trop vrai! le mauvais esprit pesait sur ma poitrine. Cette horreur indicible, familière à mon enfance, s’emparait de moi comme autrefois, et cependant je m’en étais cru débarrassé à jamais. Je l’avais en quelque sorte défiée, y songeant sans aucune appréhension, comme à ces mauvais rêves dont on ne suppose pas le retour possible, et là, au moment où j’y songeais le moins, elle venait ressaisir sa proie!... De minute en minute, je la sentais grandir, je me voyais plus complètement sa victime.

Que faire? Résister, sans nul doute. Aussi me roidissais-je avec tout ce que j’avais à ma disposition de forces viriles. Mais à quoi servait cette résistance? Pour me débarrasser de cette sensation qui était en moi, il eût fallu me débarrasser de moi-même. Je courais parmi les arbres, les heurtant à dessein de mes poings déjà meurtris; je me lançais contre eux, la tête en avant, espérant qu’une vive douleur physique chasserait l’angoisse morale. Vain effort!... cette horreur intime me rendait, au contraire, insensible à toute autre souffrance.

Je finis par me jeter à terre, mordre le sol, avaler ce que j’avais mordu;–puis je me relevai brusquement et me mis à fuir... A la base du petit sentier tortueux par lequel on gravissait les pentes entre lesquelles j’étais comme emprisonné, je trébuchai sur je ne sais quoi de vivant étendu par terre.

Ce je ne sais quoi tressaillit et poussa une sorte de soupir gémissant... C’était mon poney–qui, dans cet endroit, avait pris son gîte de nuit,–mon poney, seul compagnon de ma triste solitude...

J’arrivai à l’issue du vallon; le soleil, tout au bord de l’ouest lointain, inondait la plaine de ses dernières clartés. Comme tout semblait beau dans ces lueurs prismatiques du soleil à son déclin!... Je me sentis, pour un moment, soulagé... Je n’étais plus dans le vallon peuplé d’horreurs... Mais, quelques minutes après, le soleil avait disparu; un noir nuage vint occuper sa place, et je me retrouvai bientôt dans une nuit aussi épaisse que celle dont j’avais fui les terribles prestiges.

Maintenant, il ne restait rien à faire; et je compris bien que, dans cette lutte inégale, l’angoisse dont j’étais pénétré aurait toujours raison de mes résistances. Plus je la voulais combattre, plus elle acquérait de forces et d’empire. Comment lui échapper? comment?–Si je disais mes prières!...

Et pourquoi non? Je m’agenouillai donc et murmurai: Notre Père, qui êtes aux cieux!... Mais cela ne servit à rien... Et maintenant ma souffrance était à ce point que je ne pouvais plus retenir le cri qu’elle m’arrachait...

«Où courir? au village voisin? On me prendra pour un fou... A aucun prix je ne subirai celte humiliation... Quoi qu’il arrive, je resterai dans le vallon...» Et j’allai, désespéré, m’adosser contre un buisson de ronces. Je les sentais pénétrer dans ma chair, et j’appuyais avec une sorte de rage, espérant trouver dans ces tortures un remède à mes déchirements intérieurs... Mais ni souffrances ni prières ne pouvaient prévaloir...

A la fin, cependant, il me sembla que l’angoisse était moins terrible, moins écrasante... Je me relevai, chancelant, pour m’enfoncer encore dans le vallon.

Au même endroit où je l’avais laissé, je retrouvai mon cheval. J’approchai ma main de ses naseaux, il lécha ma main. Je me jetai à côté de lui, je passai mes bras autour de son col. Le pauvre animal hennit doucement et sembla donner quelque sympathie à l’agitation fébrile qui me dévorait encore.

C’était là un étrange consolateur;... c’en était un, cependant.

Je me serrai contre mon poney comme pour lui demander protection et secours; je posai ma tête sur son épaule et me sentis à peu près calme. La peur revint ensuite, mais non pas cette folle crainte qui m’arrachait des cris; elle s’effaça, reparut plus faible encore, et s’effaça de nouveau: une sorte d’engourdissement lui succéda cette fois, et, finalement, je m’assoupis, la tête toujours appuyée sur l’épaule de mon bon petit poney.

Plus tard je me réveillai... je me réveillai dans une complète obscurité;–pas une étoile n’était en vue;– mais l’horreur s’était dissipée. Je ne ressentais plus aucune crainte; je me levai, quittant mon cheval, pour rentrer sous ma tente, où, de plus belle, je me rendormis.

Le lendemain, au réveil, je me retrouvai faible, souffreteux, et frissonnant encore. Le soleil brillait; mais il n’était pas assez haut dans le ciel pour sécher le vallon, humide encore des rosées de la nuit. J allumai mon feu, et, après être resté quelque temps assis à portée de sa bienfaisante chaleur, je me sentis en bonne disposition de faire honneur à mon très-modeste et très-insuffisant déjeuner................

Gens de Bohème et têtes fêlées

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