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I
CONDITIONS DE BONHEUR.–UNE ENSEIGNE.–VRAI CŒUR DE MÈRE. –LE FLAMBOYANT.–GREY MOLL.–LUTTE INÉGALE. UNE BIBLE! UNE BIBLE!–VAINCU PAR UN BOSS.–SCRUPULES HONORABLES.–MARCHÉ CONCLU.

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Table des matières

Chaque philosophe, à sen tour, s’est cru permis de donner ce qu’il regardait comme la formule du bonheur. Voici la mienne, après expérience faite.

Jeune, ardent, l’imagination vive, les sens tout neufs encore, avec cette inquiète curiosité qui pousse à toutes les aventures, cette heureuse humeur qui fait supporter tous les déboires, allez vous enfermer, comme moi; dans quelqu’un de ces horribles galetas où végète, à Londres, la classe infime de la gent écrivante.

Soyez-y, deux années durant, la victime résignée de ces vampires qui dirigent certains journaux, de ces marchands de papier noirci qui s’intitulent libraires. L’esprit chaque jour tendu sur les chances d’un dîner douteux, harassé par des travaux excessifs et rétribués pauvrement, vivez deux longues années de privations cruelles, d’humiliations plus cruelles encore, et tout à coup, un beau jour, grâce à quelque accident imprévu, trouvez-vous à la tête de20libre de réaliser des plans longtemps caressés au fond de votre grenier.

Mettez à profit cet éclair de fortune: saisissez l’Occasion par cette mèche qu’elle conserve, à ce qu’on dit, derrière son crâne dépouillé. Quittez Londres un beau matin comme je le quittai–bien décidé à n’y jamais rentrer, du moins pour y reprendre le joug odieux que vous venez de secouer. Montez au hasard sur l’impériale de quelque diligence qui passe. Descendez, quelques heures après, au premier relai venu. Prenez, entre deux haies, un sentier quelconque. Emparez-vous de cette campagne verte et riante qui s’étend devant vous, de ces plaines fécondes, de ces collines doucement ondulées, de cette rivière sinueuse qui roule à vos pieds son eau limpide, de ces bois déserts qui vous offrent leur lit de mousse épaisse, l’agreste parfum de leurs fleurs sauvages, et l’abri de leurs frémissantes ramures.

Libre de soucis rongeurs, maître de vous-même, marchez librement sur ces bruyères vagues où nul œil jaloux ne vous surveille, et si vous n’êtes pas heureux, si votre cœur ne bat pas, si vous ne vous sentez pas absorbé par une sorte de mystérieuse extase... alors c’est que mes souvenirs me trompent,–c’est que je n’entends rien au bonheur.

Je marchais dans la direction du nord. Un veut assez froid me frappait au visage: mon pas n’en était que plus leste et mes muscles plus élastiques. Après deux heures de route, environ, j’aperçus, à droite, une espèce de chaumière. Devant cette chaumière un énorme chêne qui la dérobait presque au regard. Sous ce chêne une pauvre charrette à laquelle était attelé un maigre poney.

’ J’allais peut-être passer outre, lorsque je lus, griffonné sur la porte du cottage, cet avis tentateur: Bonne bière à vendre ici. Je me sentis, à l’instant même, une soif ardente et une envie démesurée de juger par moi-même si l’enseigne disait vrai.

J’entrai dans une cuisine bien sablée, et m’assis sur un banc de bois qui longeait une longue table blanche. De l’autre côté de la table, tout près du mur, était installée une société, disons mieux, une famille composée comme suit. D’abord un homme d’aspect suffisamment grossier, un peu au-dessous de la taille moyenne, veste et pantalon en velours terni et râpé: un tablier de cuir pendait à sa ceinture. Une femme assez jolie, mais le teint brûlé par le soleil, et d’ailleurs pauvrement mise. Deux enfants déguenillés, fille et garçon, de quatre et cinq ans, accoudés sur les genoux de leur mère.

Le menton dans les mains, les yeux abaissés vers la table, l’homme avait l’air profondément soucieux. La femme ne bougeait pas, osant à peine, de temps à autre, jeter un triste regard du côté de son mari. Les enfants, immobiles aussi, n’avaient rien de la joyeuse vivacité qui appartient à cet âge.

Je n’avais jamais vu de famille plus désolée.

Sur la table, en face d’eux, un cruchon qui pouvait bien tenir–rempli de bière–une demi-pinte tout au plus.

Mais il était vide.

Désolée famille, en vérité!

«Ohé! la maison! m’écriai-je–et, comme personne ne répondait:–La maison! la maison! la maison! repris-je à tue-tête.

–Que demandez-vous, jeune homme? répondit enfin une bonne vieille femme qui sortit lentement d’une pièce voisine.

–A goûter votre ale.

–Que vous en faut-il?...» Et elle étendait déjà la main vers le petit cruchon vide.

Je repoussai doucement cette main parcimonieuse.

«Donnez-moi votre plus grande mesure, repris-je. Les demi-pintes ne sont pas de saison.

–A votre gré, jeune homme,» repartit l’hôtesse toujours sérieuse. Bientôt après elle arriva, portant avec effort une cruche de terre qui tenait au moins trois pintes, couronnée d’une écume encore petillante.

«Est-ce payé? lui demandai-je en tirant de ma poche une pièce de six pence.

–Il vous revient un penny, répondit-elle, portant la main à son tablier.–

–Je n’ai pas besoin de monnaie, répliquai-je avec un magnifique dédain.

–Comme il vous plaira, mon gentilhomme!...»

Et la vieille me fit une belle révérence avant de rentrer dans sa chambre.

«Maintenant, monsieur, à votre santé, !...» dis-je à mon rude voisin, comme je portais la cruche à mes lèvres.

Le chaudronnier,–son costume indiquait assez sa profession,–ne changea point d’attitude, mais leva seulement les yeux vers moi. Il me contempla un moment, inclina légèrement la tête, et, de nouveau, abaissa son regard vers la table.

J’absorbai un long trait d’ale, et m’assurai qu’elle était excellente.

«Est-ce que vous ne voulez pas boire?...» dis-je à mon voisin de table en poussant la cruche devant lui.

Cet homme leva les yeux, me regarda, regarda la cruche, puis moi derechef, très-indécis. Je crus voir le moment où il me répondrait par un geste de refus: mais non;–il venait de jeter un dernier coup d’œil à la cruche, et cette fois la tentation était trop forte. Soulevant sa tête pour dégager ses bras, il prit la cruche, soupira, but assez à loisir, et replaça devant moi le vase fort allégé.

«Bah! vous devriez repasser là-dessus, dis-je au chaudronnier... Triste cœur que celui où la joie n’entre jamais.

–C’est bien vrai, ceci,» repartit mon interlocuteur; et, portant de nouveau la cruche à ses lèvres, il fit ainsi que je le lui avais conseillé.

«A votre femme!...» ajoutai-je quand il eut fini.

La pauvre créature saisit des mains de son mari la cruche encore à demi pleine. Mais, avant d’y poser ses lèvres, elle regarda ses enfants.

«Vrai cœur de mère!» pensai-je à part moi; et, prenant la demi-pinte que je lui fis remplir, je la tendis moi-même aux deux marmots, qui, de ma main, burent tour à tour.

Avant de soulever la cruche et de boire, elle aussi, –à ma santé!–la femme s’essuya les yeux avec un coin de sa robe.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que ces pauvres gens n’avaient plus l’air si désolés, et que nous bavardions, le chaudronnier et moi, comme deux pies.

Ale!–boisson vraiment anglaise,–je renie pour compatriote quiconque médira jamais de toi. N’est-il pas merveilleux de penser qu’il existe des Anglais assez dénaturés pour te vouer une hostilité systématique...—Braves gens qui se scandaliseront de ma conduite en cette mémorable occasion, et jetteront ce livre au feu...–Imbéciles qui auraient cru mieux agir, sans doute, en offrant à l’infortunée famille du chaudronnier, .... une belle carafe d’eau bien fraîche.

De l’eau?–il y en avait, et claire à s’y mirer, dans le ruisseau du pré voisin. Ce n’était point d’eau qu ils avaient besoin. Ce n’était pas non plus de pain et de viande. Ils n’avaient pas faim; ils avaient le gosier serré par leurs sanglots contenus. Manger les eût étouffés sur place. Fallait-il leur offrir de l’argent? Quel droit avais-je de les insulter ainsi? Et que leur donner alors? Des conseils, peut-être. «Des mots, des mots, des mots,» comme dit Hamlet. Non. Il y a temps pour tout, en ce monde: temps pour un verre d’eau fraîche, temps pour une tranche de bœuf, temps pour des conseils,–et temps pour un cruchon d’ale.

Donc, ennemis jurés de ce breuvage salutaire, plantez-là mon livre, indigne d’arrêter vos regards, et cessons de faire route ensemble!... Je déteste, aussi bien, l’hypocrisie, les grands mots, les phrases toutes faites et le charlatanisme sous ses mille formes.

«En vérité, me dit le chaudronnier après quelques discours, j’étais loin de penser, quand je vous vis, que nous étions confrères.

–Confrères n’est pas précisément le mot. Cependant il n’y a pas grande différence, j’en conviens, entre un chaudronnier et un maréchal ferrant.

–A vos mains; je ne vous aurais jamais cru de cet état.

— J’ai vu mes mains toutes pareilles aux vôtres. Il est vrai que je ne travaille pas, voici bien des jours.

–Où avez-vous d’abord pratiqué?

–En Irlande.

–C’est loin, l’Irlande, n’est-il pas vrai?

–Pas trop. Passez ces montagnes à gauche, et le bras d’eau salée que vous trouverez derrière, vous êtes en Irlande.

–Belle chose que d’être savant.

–Pas si belle que d’être chaudronnier.

–Ah!... que dites-vous là?

–Vérité pure, et pas autre chose. Avant tout, il faut s’appartenir. Un chaudronnier s’appartient. Un savant ne s’appartient pas. Prenons ce qu’il y a de mieux en fait de savants:–un maître d’école, par exemple. C’est bien ce qu’il y a de plus savant au monde, puisqu’il enseigne les autres. Appelez-vous sa vie une bonne vie? N’est-il pas l’esclave de l’école plutôt que le maître de l’école? Vous le figurez-vous, par une magnifique journée comme celle-ci, dans sa classe fermée, apprenant aux enfants à écrire sur leurs cahiers de copie:

Les mauvaises connaissances gâtent les bonnes mœurs

Ou bien encore:

On ne totiche pas au goudron sans qu’il en reste aux doigts.

Figurez-vous cet homme, du matin au soir, occupé de faire épeler l’alphabet ou ânonner quelque conte moral, sans autre plaisir que celui de fustiger parfois ceux de ses élèves qui l’ont ennuyé outre mesure. Comparez-vous cette vie de chien à votre heureuse existence la plus belle qui soit sous le ciel–vraie vie de paradis, passée sous la tente, à l’ombre des haies fleuries, tandis que les oiseaux chantent pour vous?... On va querir dans le voisinage les chaudières, les bouilloires fêlées, on les raccommode, on les ressoude, on gagne honnêtement son pain, on a bien sué, on ne s’en porte que mieux, on.... Eh bien! mon brave homme, que vous prend de larmoyer ainsi?...»

Le chaudronnier venait, en effet, tout à coup, de cacher sa tête dans ses mains: il gémissait, il sanglotait comme une âme en peine. Le sein de sa femme s’était gonflé: les petits eux-mêmes commençaient à se sentir émus. Le plus jeune pleurait déjà.

«Qu’avez-vous tous à gémir de la sorte?.... m’écriai-je, étonné moi-même de mon succès oratoire.

–Ce sont vos paroles, répondit le chaudronnier démasquant sa face noire.... Ne feraient-elles pas pleurer un mort?... Voyez plutôt cette marmaille?... Oh! oui, vous dites vrai.... C’est une vie de paradis, celle que nous menions... Je le vois bien, maintenant qu’il y faut renoncer.

–Y renoncer?... Vous n’y songez pas?

–Je voudrais n’y pas songer... mais comment faire? C’est bien dur, allez, que d’être menacé, chassé par force du grand chemin.

–Qui diable peut vous chasser de là?

–Qui?... l’Étameur Flamboyant.

–Et quel est ce personnage?

–Le plus vigoureux coquin d’Angleterre, et le plus méchant aussi, sans nul doute, ou bien il ne m’aurait pas traité comme il l’a fait. Vous allez savoir toute mon histoire:

«Je suis né sur les chemins. Ainsi naquit mon père, et ma mère y était aussi venue au monde. Tant qu’ils vécurent, je travaillai avec eux et pour eux, et je n’ai rien à me reprocher de ce côté. Mon père mort, je pris la suite de ses affaires; je faisais sa tournée, et je soutenais ma mère qui survécut peu. Quand elle eut trépassé, j’épousai cette jeune femme que vous voyez, et qui, elle, n’est pas née, comme nous autres, sur les chemins. C’est la fille d’un petit boutiquier de Glocester. Elle avait une idée pour moi, et, malgré tous ses amis qui voulaient empêcher ce mariage, elle s’obstina, elle voulut être la femme du pauvre chaudronnier; elle vint vivre avec lui sur les chemins. Eh bien! jeune homme, je puis bien dire ceci: pendant six ou sept ans, je me suis trouvé le plus heureux compagnon qui fût, menant tout juste cette vie dont vous parliez tout à l’heure–et, dans ce district, bien vu d’un chacun... Quand tout à coup survient ce Jean-le-Noir, cet Étameur Flamboyant, chassé, nous dit-on, du Yorkshire... et non pour de bonnes actions, cela va de soi.

«Maintenant, comme vous devez le savoir, il n’y a pas de tournée qui puisse suffire à deux chaudronniers. La mienne était bonne, mais à condition que j’y vécusse seul; d’ailleurs, eût-elle été vingt fois meilleure, ce fugitif, ce méchant Étameur, n’eût pas voulu y souffrir de concurrent.

«Il vient donc me trouver, et me propose de nous battre pour décider à qui la tournée restera. Né sur les routes, je ne suis pas. sans savoir me battre un peu... c’est-à-dire avec des. gens de ma taille et de ma force; mais je n’allais pas me risquer avec un gaillard deux fois grand et deux fois robuste comme moi. Ce que je lui dis tout franc. Il me répondit en me couchant par terre, où il m’eût fait un méchant parti sans quelques hommes qui étaient proche et l’en empêchèrent. Il s’en alla donc, menaçant de me couper le sifflet.

«Je n’étais content que tout juste de me voir ainsi traité; je me tenais, tant que faire se pouvait, hors du chemin de se maudit homme, nallant qu’aux endroits où je pensais ne pas le rencontrer. De fait, plusieurs mois durant, je l’évitai. Quelqu’un, au bout de ce temps, m’ayant dit qu’il s’en était retourné dans le Yorkshire, cela me réjouit. le cœur, et je me hasardai, comme avant sa venue, à me montrer de çà de là, partout où j’avais affaire.

«Pas plus tard qu’hier, jeune homme, nous nous étions établis, moi et les miens, dans une lande à cinq ou six milles d’ici. Le feu flambait, le dîner avait cui, et nous l’avions mangé. Je m’étais mis en train de raccommoder trois chaudrons et une poêle que les gens de là m’avaient confiés;–car, je vous le disais tantôt, vu qu’on me sait honnête, j’ai bonne pratique en ce pays. J’étais donc assis, travaillant dur depuis pas mal d’heures, ne pensant à rien de fâcheux qui nous pût arriver, lorsque survient ce Noir-Jean, ce roi des Étameurs; menant force bruit dans sa charrette, avec sa femme assise à côté de lui,–on l’appelle Marguerite-la-Grise,–et encore une servante qu’il a.

«Celle-ci, je ne l’ai jamais qu’entrevue; mais ceux qui la connaissent prétendent qu’elle est grande comme une maison, et jeune, et point trop laide, ce qu’on ne peut dire de Marguerite, qui est grande assez, mais point jeune, et nullement belle.

«Eh bien! il ne nous a pas plutôt vus,–ma femme, moi, et les petits,–que, jetant les rênes à la Grise, il saute de sa charrette et vient de mon côté, sans souffler mot, mais droit sur moi, comme un taureau sauvage. Je suis, jeune homme, un être paisible. Mais je vis bien tout de suite que, si paisible que je sois, cela ne servirait à rien. Aussi comme, élevé sur les routes, je sais un peu me battre, je lui fis face lorsqu’il arriva sur moi, et nous eûmes deux ou trois prises. Mais, grand Dieu!... c’était le combat d’une mouche contre un éléphant...— une de ces grandes bêtes qu’on promène pour les montrer...–Je n’étais pas de force, voyez-vous, contre un homme de ce calibre-là... D’un coup il m’envoyait dans la haie, d’un autre il me renvoyait sur le chemin... Je fus bientôt aux abois, et ma pauvre femme s’en aperçut. Or ma pauvre femme, douce d’ailleurs comme une vraie colombe, a pourtant de la résolution; et, quoiqu’elle n’ait pas été élevée sur les routes, elle sait un peu se servir de ses ongles... Si bien que, me voyant aux. abois, elle se lança sur ce sacripant,–pouvait-elle me laisser tranquillement assassiner?–et lui sauta au visage pour l’égratigner de son mieux.

«Jeune homme, elle eût mieux fait de rester paisible. La Grise-Marguerite n’eut pas vu plutôt de quoi il retournait, qu’elle bondit, hors de sa charrette, où elle était demeurée, jusqu’alors, parfaitement immobile, sauf qu’elle criait par moments pour exciter son homme. Donc, comme je vous le disais,–et j’en frissonne encore; car je suis bon mari, moi, j’aime ma pauvre femme....

–Allons, encore un peu d’ale!... Vous voilà comme terrifié; cela vous fera du bien... Forte liqueur donne du cœur, comme dit la chanson.

–C’est bien vrai, jeune homme... A votre santé!... Où donc en étais-je?... La Grise-Marguerite ne vit pas plutôt ce qui arrivait, que, bondissant hors de sa charette, elle se jeta sur ma femme. En un moment, elle lui eut arraché son chapeau, et, l’empoignant par les cheveux... Voyez-vous, jeune homme, ma pauvre femme dans les mains de Margot-la-Grise, c’était comme un pigeon dans les griffes d’un busard, ou comme moi dans celles du Flamboyant. Quand je vis cela, je sentis mon cœur prêt à se fendre et je me décidai à lâcher tout,–oui, tout,–pour tirer ma femme des mains de Margot: «–Halte! m’écriai je... halle tous les deux!... Jean, Marguerite, un moment! arrêtez-vous, pour l’amour de Dieu!... Je ferai ce qui vous plaira... Métier, affaires, pratiques, mon pain et celui de mes enfants, je quitte tout... je renonce aux chemins, et, si cela ne suffit pas, je me mets à vos genoux par dessus le marché.

«Ceci fit quelque effet sur eux. Margot lâcha ma femme; le Flamboyant cessa un instant de me frapper... Mais ce ne fut qu’un moment... et, tout à coup, il me lança un coup de poing qui m’envoya tomber assis contre un arbre...

«Que pensez-vous qu’il fit alors, le mécréant? Il me prit la gorge à m’étrangler, et criant... Que croiriez-vous qu’il criait, jeune homme?

–En vérité! je ne sais... sans doute quelque chose d’horrible.

–Vous pouvez bien le dire: quelque chose d’horrible et d’affreux... Il demandait une Bible...–Une Bible! une Bible! hurlait ce méchant vaurien; et il me serrait si fort contre l’arbre, que je me sentais défaillir... A peine mes oreilles bourdonnantes saisissaient-elles ces cris enragés: Une Bible! une Bible! Or, vous saurez, jeune homme, que ma femme est une femme chrétienne. Elle a beau vivre sur la grand’route, elle n’en a pas moins, au fond de son sac, une Bible qui l’accompagne partout, et dans laquelle les petits apprennent à lire... C’est même la seule chose qu’elle m’ait apportée en dot, sauf son corps et les vêtements qui le couvraient... Donc ma pauvre femme, à moitié folle de terreur, court à son sac, en tire la Bible et la met dans la main du Flamboyant, qui, tout aussitôt, force dans ma bouche un coin du volume... mes lèvres en saignaient et une de mes dents en fut brisée, déjà mauvaise, à vrai dire:–«Jurez, disait-il, jurez, lâche coquin, jurez par la Bible, que vous quitterez la tournée, que vous y renoncez à jamais!... Ou sinon, je...» Et alors, ce cœur endurci me fit prêter serment sur le saint livre et sur ma damnation à venir... à demi étranglé comme j’étais... que je... je... Vous voyez, je ne puis continuer.

–Buvez encore un coup!... Forte liqueur...

–Oh! je ne puis plus boire... Mon cœur est trop plein... D’ailleurs, jeune homme, la cruche est vide.

–Voyons, vous avez juré de lui abandonner votre tournée...

–Il l’a bien fallu.

–Et... qu’allez-vous faire?

–Oui, demandez-moi cela... Est-ce que je le sais? ma pauvre femme et moi nous en avons parlé toute la matinée, autour de cette demi-pinte de bière... et nous ne savons que décider. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il faut renoncer aux chemins. Ce scélérat de bohème...–encore n’est-il pas bohème tout à fait, mais un demi-sang, un boss, comme ils disent...–ce scélérat a juré que, s’il nous rencontrait encore, il nous tuerait tous et saisirait notre pauvre charrette avec le cheval que vous avez dû voir, en passant, sous le grand arbre.

Oui dà?... Et que comptez-vous faire, alors, de ce cheval, de cette charrette?

–Autre question. A quoi voulez-vous qu’ils nous servent? Pour garder mon serment... et ma peau, je ne resterai certainement pas sur les chemins. Si j’avais un peu d’argent, nous irions jusqu’à Bristol, où je trouverais quelque travail... mais nous n’avons rien de rien... Ce cruchon de bière nous a coûté nos derniers trois liards.

–Pourquoi ne pas vendre charrette et poney?

— A qui, bon Dieu? Il faudrait trouver un homme de ma profession, et encore demanderait-il une tournée libre, une clientèle que je n’ai plus. A qui peuvent servir, autrement, le cheval, la charrette, et quelques outils qui sont dedans?

— J’ai presque envie de vous acheter tout cela, et la tournée par-dessus le marché.

— Vous!... quelle diable d’idée vous prend là?

— Toute simple: je suis à peu près comme vous, ne sachant que faire. Il me faut un logis et de l’ouvrage. Un logis? votre tente et votre chariot m’en feront un; de l’ouvrage? il me semble que j’apprendrai sans trop de peine le métier de chaudronnier... Pour un forgeron, cela va tout seul... Que ferais-je de mieux?... Pousser jusqu’à Chester?... là, je ne puis travailler de mon chef. Il faut me mettre en apprentissage... Supposons que mon maître et moi ne soyons pas d’accord... Je boxe facilement les gens avec qui je ne m’accorde point... On met en prison ceux qui boxent les autres... Je ne me sens, décidément, aucun attrait pour Chester ni pour la prison de Chester...

–A la bonne heure. Vous n’y réussirez pas, en effet, si vous êtes d’humeur querelleuse... Mais je ne sais que vous conseiller... car si vous achetez mon fonds, ..

–Eh bien?

–Eh bien!... vous risquez d’être assommé... Supposons que vous veniez à le rencontrer...

–Bah!... n’en prenez nul souci!... Je viendrai bien à bout de l’apprivoiser, de façon ou d’autre... Je sais toute sorte de mots étranges et de noms qui l’étonneraient... D’ailleurs, comme je vous le disais, quand je ne m’accorde pas avec les gens, je suis sujet à les boxer...»

Ici, la femme du chaudronnier, qui, depuis quelques minutes, prètait à nos discours une oreille attentive, jugea convenable d’intervenir dans la discussion, et d’une voix basse et douce:

«–Je ne vois point, John, pourquoi vous ne vendriez pas nos affaires au jeune homme, puisqu’il semble le souhaiter et qu’il a confiance. Vous lui avez dit clairement ce qui en est; s’il arrivait quelque malheur, ce qu’à Dieu ne plaise, personne n’en pourrait jeter sur vous le blâme; mais je ne pense pas qu’il soit puni de sa bonté. Je crois, au contraire, que Dieu nous l’envoie tout exprès à l’heure où nous avons besoin d’assistance.

–Pas de ça, ma femme, dit le chaudronnier... J’ai bu aux dépens du jeune homme, et, malgré ce qu’il dit de son humeur battante, je ne souhaiterais jamais de meilleur compagnon. Je serais donc, à mes propres yeux, un joli garçon, si je le laissais suivre son caprice. Qu’il prenne ma tournée, et c’est un homme perdu. Il n’en sera pas quitte à moins de quelques côtes rentrées dans le corps, ou de son crâne endommagé pour toujours... Oui, je vois bien que vous allez pleurnicher, mais je ne vous céderai point, ma mie!... Je ne veux pas causer la mort de ce jeune homme... Ah! s’il pouvait réellement tenir tête à cet autre... mais je sais que c’est impossible... Il rosse les gens, dit-il... mais il n’y a pas à rosser le Flamboyant avec des mains comme celles du jeune homme... Voyons, voyons, allez-vous pleurer encore? Vous voulez donc me faire perdre la cervelle?... Ce n’est pas l’embarras, jeune cadet, vous m’avez lair den savoir plus long que d’autres... Vous parliez tout à l’heure de mots étranges, de noms qui étonnent... Voyons un peu!... A une condition, je vous cède la charrette et le poney...–pas la tournée, entendons-nous;–elle n’est plus à moi, puisque j’y ai renoncé par serment... Dites-moi... dites-moi comment je m’appelle... Sinon, par le...

— Ne jurez pas!... Mauvaise habitude, qui ne sert à rien... Vous voulez que je vous dise votre nom... Eh bien! votre nom est Slingsby...–Jacques Slingsby...–Voyons, ne vous émerveillez pas ainsi!... rien de plus naturel que je sache votre nom... Il y a dix ans de cela (je n’étais guère qu un enfant), je me trouvais, en chaise de poste, arrêté à la porte d’une auberge qui doit être située à quelques vingt milles d’ici... Comme je regardais par la portière, je vous vis, une grande cuiller en main, occupé à raccommoder une gouttière... Quelqu’un vint à passer et vous nomma. Or. de ce que je vois ou j’entends, je n’oublie rien; la nature m’a fait ainsi... Je voudrais être autrement, que tout, hommes, choses, noms, s’imposeraient de même à mon souvenir. Il n’y a donc rien d’étrange à ce que je sache votre nom .. Voyez-vous, quand on les examine de près, les choses les plus bizarres se réduisent toujours aux proportions les plus ordinaires... Maintenant, que voulez-vous de votre établissement sur roulettes?...»

Je payai le tout, outils, charrette et cheval, cinq livres et dix shellings. J’achetai en outre, à notre vieille hôtesse, quelques provisions et un surtout de charretier qui lui restait d’un fils à elle, défunt depuis quelques mois. Puis je donnai l’avoine à ma petite bête... et je me préparai à partir.

«Que Dieu vous accompagne et vous bénisse! me dit Slingsby quand nous échangeâmes la poignée de main des adieux. Vous êtes le meilleur ami que j’aie rencontré voici bien du temps. Je n’ai qu’un conseil à vous donner: si vous le pouvez, ne vous trouvez jamais sur sa route!... Et puis... arrêtez donc un instant!... si le poney refuse d’avancer, touchez-le de cette façon... vous voyez?... il ira comme le vent.»

Gens de Bohème et têtes fêlées

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