Читать книгу La vie infernale - Emile Gaboriau - Страница 13
IV
ОглавлениеC’est vainement que la loi Guilloutet prétend hérisser de tessons le mur sacré de la vie privée, les pourvoyeurs de la curiosité parisienne ne connaissent ni obstacles ni dangers.
Grâce aux chroniques de la «Haute vie,» il n’est pas un lecteur de journaux qui ne sache que deux fois la semaine,—le lundi et le jeudi,—Mme Lia d’Argelès reçoit en son charmant hôtel de la rue de Berry.
On s’y amuse prodigieusement.
Rarement on danse, mais à partir de minuit on joue, et avant de se séparer, on soupe.
C’est en sortant d’une de ces petites fêtes, que Jules Chazel, ce malheureux qui était caissier chez un agent de change, se fit sauter la cervelle.
Les brillants habitués de l’hôtel d’Argelès jugèrent cette extrémité d’un goût déplorable.
—Ce garçon, décrétèrent-ils, n’était qu’on pleutre!... A peine perdait-il mille louis.
Il n’avait perdu que cela, en effet; une bagatelle par le temps qui court.
Seulement, cette somme n’était pas à lui. Il l’avait prise dans la caisse qui lui était confiée, comptant peut-être, qui sait! la doubler dans la nuit.
Au matin, quand il se trouva seul, sans un sou, et face du déficit, une voix lui cria du fond de sa conscience: «Tu es un voleur!...» Et il perdit la tête.
L’aventure eut un retentissement énorme, et même, à l’époque, le Petit Journal a raconté l’histoire de la mère de cet infortuné.
—Cette pauvre femme,—elle était veuve—vendit tout ce qu’elle possédait, et jusqu’à son bois de lit, pour faire de l’argent. Et quand elle eut réuni vingt mille francs, la rançon de l’honneur de son fils, elle les porta à l’agent de change.
Lui les prit, sans demander à cette mère si elle aurait de quoi dîner le soir. Ce que les gentilhommes qui avaient gagné et empoché les louis de Jules Chazel trouvèrent parfaitement naturel et juste.
Il est vrai de dire que, quarante-huit heures durant, Mme d’Argelès fut au désespoir. La police avait commencé une manière d’enquête, et cela pouvait effaroucher ses habitués et vider son salon.
Elle dut se consoler au bruit des triomphantes réclames que lui avait valu ce suicide. Pendant cinq jours, Paris désœuvré ne s’occupa que d’elle, et Alfred d’Aunay publia son portrait dans sa Chronique illustrée.
Ce que pas un chroniqueur ne dit, par exemple, et ce, faute de le savoir, c’est ce qu’était au juste Mme Lia d’Argelès.
Qui était-ce et d’où venait-elle?... Comment avait-elle vécu jusqu’au jour où elle avait surgi au soleil de la galanterie?... L’hôtel de la rue de Berry lui appartenait-il?... Était-elle riche comme on l’assurait?... Où avait-elle pris ses façons, qui étaient celles d’une femme du monde, son instruction qui paraissait étendue et son remarquable talent de musicienne?...
Tout, en elle, était sujet de conjectures, jusqu’à ce nom tiré de la Bible et d’un Guide des Pyrénées qu’elle mettait sur ses cartes de visite: Lia d’Argelès.
N’importe!... on affluait chez elle, et à l’heure même où le marquis de Valorsay et M. Fortunat prononçaient son nom, il y avait dix équipages devant sa porte, et ses salons s’emplissaient.
Il était minuit et demi, et la partie bi-hebdomadaire venait de s’engager, quand un valet de pied, en bas de soie, annonça coup sur coup:
—M. le vicomte de Coralth!... M. Pascal Férailleur!
Bien peu, parmi les joueurs, daignèrent lever la tête.
Un vieux grommela:
—Bon!... encore deux pontes.
Et quatre ou cinq jeunes gens s’écrièrent:
—Eh!... c’est Fernand!... bonsoir, cher!...
M. de Coralth était un tout jeune homme, remarquablement bien de sa personne, trop bien même, car sa beauté avait quelque chose d’inquiétant et de malsain. Il était fort blond, avec de grands yeux noirs, tendres, et les femmes devaient envier ses cheveux ondés et la pâleur unie de son teint.
Il était mis avec une recherche rare, avec coquetterie, même: son col rabattu découvrait son cou, et ses gants rosés collaient comme la peau sur ses mains délicates et molles.
Il salua de la tête, familièrement, en entrant, et le sourire de la fatuité aux lèvres, il s’avança vers Mme d’Argelès qui, peletonnée sur une chaise longue, près de la cheminée, causait avec deux messieurs chauves à physionomie grave et distinguée.
—Comme vous venez tard!... vicomte, dit-elle. Qu’avez-vous donc fait aujourd’hui? Il me semble vous avoir aperçu au bois, dans le dog-cart du marquis de Valorsay...
Une rougeur légère monta aux joues de M. de Coralth, et, pour la dissimuler, sans doute, au lieu de répondre, il prit la main du visiteur annoncé en même temps que lui, et l’attira vers Mme d’Argelès, en disant:
—Permettez-moi, chère madame, de vous présenter un de mes excellents amis, M. Pascal Férailleur, un avocat dont vous entendrez parler un jour.
—Vos amis seront toujours les bienvenus chez moi, mon cher vicomte, répondit Mme d’Argelès.
Et avant que Pascal qui s’inclinait se fût redressé, elle se détourna et reprit sa conversation interrompue.
Le nouveau venu, cependant, valait mieux et plus qu’un regard distrait.
C’était un homme de vingt-cinq à vingt-six ans, brun, assez grand, et dont tous les mouvements étaient empreints de cette grâce naturelle qui résulte de l’harmonie parfaite des muscles et d’une vigueur peu commune.
Ses traits étaient irréguliers, mais leur ensemble sympathique respirait l’énergie, la franchise et la bonté.
L’homme qui avait ce front intelligent et fier, ce regard lumineux et droit, ces lèvres rouges d’un dessin correct et spirituel, ne devait pas être un homme ordinaire.
Abandonné par son introducteur, qui distribuait de droite et de gauche des poignées de mains, il était allé s’asseoir sur une causeuse, un peu dans l’ombre.
Ce qu’il éprouvait n’était pas de l’embarras, mais cette instinctive défiance de soi dont on est saisi en pénétrant dans un milieu qui n’est pas le sien.
Aussi dissimulait-il sa curiosité tant qu’il pouvait, tout en regardant et en écoutant de son mieux.
Le salon de Mme d’Argelès était une sorte de galerie coupée en deux, par une cloison mobile et des tentures.
Les soirs de bal, on enlevait la cloison, on la laissait les autres nuits, et on avait ainsi deux pièces, l’une où on jouait, l’autre qui était le refuge des causeurs.
Le salon de jeu, celui où se trouvait Pascal, était vaste, très-haut d’étage et meublé avec une magnificence d’assez bon goût.
Le tapis n’avait point de tons criards, il n’y avait pas trop d’or aux corniches, le sujet de la pendule était convenable.
Ce qui jurait, c’était une sorte d’abat-jour mobile, placé fort ingénieusement au-dessus du lustre, de façon à renvoyer sur la table de jeu toute la lumière des bougies.
Cette table de jeu, elle-même, était recouverte d’un tapis d’une grande richesse, mais on n’en apercevait que les coins, car on avait jeté dessus un second tapis, vert celui-là, et tout usé...
C’est à peine si Mme d’Argelès avait une cinquantaine d’invités, mais tous, par leurs manières, semblaient appartenir à la meilleure compagnie. Ils avaient dépassé quarante ans pour la plupart, beaucoup étaient chamarrés de décorations, deux ou trois très-vieux étaient l’objet d’une certaine déférence.
Certains noms connus que Pascal entendit prononcer, le surprirent étrangement.
—Comment! ces gens-là ici! se disait-il... Et moi qui m’attendais à une sorte de tripot clandestin...
Il n’y avait guère que sept à huit femmes, aucune n’était remarquable, toutes avaient des toilettes très-riches, d’un goût douteux, et des diamants.
Pascal remarqua qu’on les traitait avec une indifférence parfaite et qu’on employait en leur parlant une politesse trop affectée pour n’être pas ironique.
Vingt personnes au plus étaient assises au jeu; les autres s’étaient retirées dans le salon voisin, se tenaient immobiles autour de la table, ou causaient par groupes dans les coins.
Le surprenant, c’est que tout le monde parlait bas, et il y avait comme du respect dans ce chuchotement.
On eût dit qu’on célébrait dans ce salon les rites bizarres de quelque culte mystérieux. Le jeu n’est-il pas une idolâtrie consacrée par l’estampille du valet de trèfle, dont les cartes sont le symbole, qui a ses images et ses fétiches, ses miracles, ses fanatiques et ses martyrs.
Et par moments, sur cet accompagnement de chuchotements, se détachaient, étranges et baroques, les exclamations des joueurs:
—Il y a vingt louis!... Je les tiens!... Je passe la main!... Le jeu est fait!... Banco!...
—Quelle réunion bizarre!... pensait Pascal Férailleur; les singulières gens!...
Et toute son attention se concentrait sur la maîtresse de la maison, comme s’il eût espéré surprendre sur son visage le mot d’une énigme.
Mais Mme Lia d’Argelès échappait à toute analyse.
C’était une de ces femmes dont l’âge douteux flotte, selon leur disposition, entre le 3 et le 5, qui ne paraissent pas trente ans un soir, et qui le lendemain en accusent plus de cinquante.
Elle avait dû être très-belle autrefois, et même elle était belle encore. Seulement sa taille s’était alourdie et ses traits délicats s’empâtaient.
Blonde, elle avait les yeux d’un bleu si clair, qu’ils paraissaient en quelque sorte déteints. Sa blancheur surtout frappait, blancheur mate et molle, trahissant l’abus des fards et des cosmétiques, la vie de nuit, à la flamme des lustres, le sommeil du jour, les volets fermés, enfin les bains prolongés et le constant usage de la poudre de riz.
Nulle expression d’ailleurs sur sa physionomie, que celle d’une banalité accueillante. Ou eût dit que les muscles de son visage s’étaient relâchés après d’exorbitants efforts pour feindre ou dissimuler les plus violentes sensations. Il y avait quelque chose de morne et de consterné dans l’éternel et peut-être involontaire sourire figé sur ses lèvres...
Elle portait une robe de velours sombre, avec des crevés aux manches et au corsage, «création nouvelle» du couturier Van-Klopen...
Pascal en était là de ses observations, quand M. de Coralth, sa tournée finie, vint se jeter sur la causeuse près de lui.
—Eh bien? demanda-t-il.
—Ma foi! répondit l’avocat, je suis enchanté de vous avoir prié de me conduire ici. Je m’amuse prodigieusement...
—Allons, bon! voilà mon philosophe séduit.
—Séduit, non, mais intéressé... Il faut tout connaître, n’est-ce pas?
Et, du ton de bonne humeur qui lui était habituel, il ajouta:
—Quant à être le sage que vous dites... point du tout. Et la preuve, c’est que je vais risquer noblement mon louis, tout comme un autre.
M. de Coralth parut stupéfié, mais qui l’eût observé de près eût vu un éclair de joie traverser ses yeux.
—Vous allez jouer, fit-il, vous!...
—Moi-même!... Pourquoi non?
—Prenez garde!
—Et à quoi, grand Dieu!... Le pis qui me puisse arriver est de perdre ce que j’ai en poche, quelque chose encore comme deux cents francs...
L’autre hocha la tête d’un air soucieux.
—Ce n’est pas cela qui est à craindre, prononça-t-il, car le diable s’en mêle, et toujours, la première fois, qu’on joue, on gagne.
—Et c’est un malheur?...
—Oui, parce que ce premier gain est comme un irrésistible appât qui attire à la table de jeu... On y revient, on perd, on veut rattraper son argent... et c’est fini, on est joueur.
Pascal Férailleur avait aux lèvres le sourire de l’homme sûr de lui.
—Ma cervelle ne chavire pas si facilement, dit-il. J’ai pour la lester l’idée de mon nom et de ma fortune à faire...
—Je vous en prie, insista le vicomte, croyez-moi!... Vous ne savez pas ce que c’est; les plus forts et les plus froids y ont été pris... ne jouez pas, partons.
Il avait haussé la voix comme s’il eût tenu à être entendu de deux invités, qui venaient de se rapprocher de la causeuse.
Ils l’entendirent.
—En croirai-je mes yeux et mes oreilles! s’écria l’un d’eux, qui était un homme d’un certain âge... Est-ce bien Fernand qui cherche à débaucher les amoureux de la dame de pique!...
M. de Coralth se retourna vivement.
—Oui, c’est moi! répondit-il. J’ai payé de mon patrimoine le droit de dire à un ami inexpérimenté: «Défiez-vous, ne faites pas comme moi!»
Les meilleurs conseils, donnés d’une certaine façon, ne manquent jamais de produire un effet diamétralement opposé à celui qu’ils semblent se proposer.
L’insistance de M. de Coralth, l’importance qu’il attachait à une niaiserie, devaient agacer l’homme le plus patient; son ton protecteur irrita décidément Pascal.
—Vous êtes libre, mon cher, lui dit-il, mais moi...
—Vous y tenez?... interrompit le vicomte.
—Absolument.
—Soit, en ce cas. Vous n’êtes plus un enfant; je vous ai fait toutes les objections que réclame la prudence... jouons.
Ils s’approchèrent de la table; on leur fit place, et ils s’assirent, Pascal à la droite de M. Fernand de Coralth.
On jouait le baccarat tournant, un jeu d’une simplicité enfantine et terrible. Point d’art, nulle combinaison, science et calcul sont inutiles. Le hasard décide seul et décide avec une foudroyante rapidité.
Les amateurs affirment qu’avec beaucoup de sang-froid et une longue pratique, on peut, dans une certaine mesure, lutter contre les mauvaises chances. Peut-être ont-ils raison.
Ce qui est sûr, c’est que cela se joue avec deux, trois ou quatre jeux entiers, selon le nombre des joueurs.
Chacun a la main à son tour, risque ce que bon lui semble, et quand son enjeu est tenu, donne des cartes. Si on gagne, on est libre de poursuivre la veine ou de passer la main. Quand on perd, la main passe de droit au joueur suivant.
Il ne fallut à Pascal Férailleur qu’une minute pour comprendre la marche et le mécanisme du baccarat. Déjà la main arrivait à Fernand.
M. de Coralth «fit» cent francs, donna, perdit et passa les cartes à Pascal.
Hésitant tout d’abord, parce qu’il faut, comme on dit, tâter la fortune, le jeu, peu à peu, s’était animé. Plusieurs joueurs avaient d’assez jolis tas d’or devant eux, et la grosse artillerie—c’est-à-dire le billet de banque—commençait à donner.
Mais Pascal n’avait pas de fausse honte.
—Je «fais» un louis! dit-il.
La mesquinerie de la somme le fit remarquer, et de deux ou trois côtés on lui cria:
—Tenu!...
Il donna et gagna.
—Il y a deux louis... fit-il encore.
On les tint pareillement; il gagna, et la «portée,»—c’est-à-dire la série de cartes se succédant,—lui fut si favorable, qu’en moins de rien il eut devant lui plus de six cents francs.
—Passez la main, lui souffla Fernand.
Pascal suivit le conseil.
—Non que je tienne à mon gain, murmura-t-il à l’oreille de M. de Coralth, mais parce que je vais aussi avoir de quoi jouer jusqu’à la fin sans rien risquer.
Mais cette prévoyance devait être inutile.
La main lui étant revenue, le hasard le servit mieux encore que la première fois. Il partit de cent francs, et comme il doublait toujours, en six coups il se trouva gagner plus de 3,000 francs.
—Diable!... Monsieur a de la chance!...
—Parbleu!... il joue pour la première fois.
—C’est cela, aux innocents les mains pleines!
Ces observations qui se croisaient, il était impossible que Pascal ne les entendit pas. Le sang commençait à lui monter aux joues, et se sentant rougir, comme il arrive toujours, il rougissait davantage.
Son gain l’embarrassait, cela était visible, et il jouait en désespéré. Mais «la veine» s’acharnait après lui, ses «portées» étaient miraculeuses, et quoi qu’il fit, il gagnait toujours, quand même, obstinément.
A quatre heures du matin, il avait devant lui 35,000 francs.
Depuis longtemps déjà, on le regardait d’un air singulier. Des remarques aigres, à haute voix, on en était venu aux confidences de bouche à oreille.
—Connaissez-vous ce monsieur?
—Non!... Il a été présenté par Coralth.
—C’est un avocat, à ce qu’on dit.
Et tous ces chuchotements, ces doutes, ces soupçons, ces questions grosses d’insinuations, ces réponses blessantes, formaient comme un murmure de malveillance qui bourdonnait aux oreilles de Pascal et l’étourdissait.
Véritablement il perdait toute contenance, lorsque Mme d’Argelès s’approcha vivement de la table de jeu.
—Voici trois fois, messieurs, dit-elle, qu’on nous avertit que le souper est servi... Lequel de vous m’offre son bras?...
Il y eut une certaine hésitation, mais un vieux monsieur qui perdait beaucoup, la leva:
—Oui, soupons!... s’écria-t-il, cela changera la veine.
Cette considération fut décisive; le salon se vida comme par enchantement; il ne resta devant le tapis vert que Pascal, lequel ne savait que faire de tout l’or amassé devant lui.
Il réussit cependant à le distribuer tant bien que mal dans toutes ses poches, et il s’empressait de rejoindre dans la salle à manger les autres invités, quand Mme d’Argelès lui barra le passage.
—Je vous en prie, monsieur, lui dit-elle... un mot!...
Le visage de Mme d’Argelès gardait toujours son étrange immobilité; son éternel sourire voltigeait sur ses lèvres...
Et cependant son émotion était si manifeste que Pascal, en dépit de son trouble, la remarqua et s’en étonna.
—Je suis à vos ordres, madame, balbutia-t-il en s’inclinant.
Aussitôt elle lui prit le bras, et l’entraînant vers l’embrasure d’une fenêtre:
—Je ne suis pas connue de vous, monsieur, dit-elle très-bas et très-vite, et pourtant j’ai à vous demander, il faut que je vous demande un grand service.
—Parlez, madame.
Elle hésita, comme si elle eût cherché des termes pour traduire sa pensée; puis d’une voix brève elle reprit:
—Vous allez vous retirer à l’instant... sans rien dire à personne... pendant que les autres soupent.
L’étonnement de Pascal devint stupeur.
—Pourquoi me retirer? interrogea-t-il.
—Parce que... mais non, je ne puis vous le dire. Supposez que c’est un caprice, c’en est un... je vous en prie, ne me refusez pas... Faites cela pour moi, et je vous en garderai une éternelle reconnaissance.
Il y avait dans sa voix, dans son attitude, une telle intensité de supplication, que Pascal en eut le cœur serré. Il sentit tressaillir et s’agiter en lui le vague pressentiment de quelque terrible et irréparable malheur.
Il branla la tête, cependant, d’un air triste; et d’un ton amer:
—Vous ne savez sans doute pas, madame, fit-il, que je viens de gagner plus de trente mille francs?
—Si... je le sais. Raison de plus pour mettre votre gain à l’abri d’un retour probable de fortune. On fait très-bien Charlemagne chez moi, c’est admis. L’autre nuit, le comte d’Antas s’est fort subtilement esquivé nu tête... Il emportait mille louis et laissait aux décavés son chapeau en échange. Le comte est un galant homme, et loin de le blâmer, le lendemain on a ri... Allons, vous êtes décidé, je le vois, venez... Pour plus de sûreté, je vais vous faire passer par l’escalier de service; personne ne vous verra...
Pascal avait été ébranlé, en effet, mais cette perspective d’évasion par un escalier de service révolta sa fierté.
—C’est à quoi je ne consentirai jamais! déclara-t-il. Que penserait-on de moi? Je dois une revanche, je la donnerai.
Ni Mme d’Argelès ni Pascal n’avaient aperçu M. de Coralth, qui s’était avancé sur la pointe du pied, et qui, dissimulé derrière un rideau, écoutait.
A ce moment, il se montra brusquement.
—Parbleu!... cher avocat, dit-il du ton le plus dégagé, j’admire vos scrupules!... Madame a cent fois raison, levez le pied. Si j’étais à votre place, moi, si je gagnais ce que vous gagnez, au lieu de perdre mille écus, je n’hésiterais pas. Les autres penseraient tout ce qu’ils voudraient. Vous avez l’argent, c’est le principal...
Pour la seconde fois, l’intervention du vicomte eut sur Pascal une influence décisive.
—Je reste!... répéta-t-il résolûment.
Mais Mme d’Argelès s’attachait à lui.
—Je vous en conjure, monsieur, disait-elle... Eloignez-vous, il en est temps encore...
—Allons!... approuva le vicomte, un bon mouvement!... «Filez à l’anglaise» et sauvez la caisse.
Ces derniers mots furent comme la goutte d’eau qui fait déborder la coupe.
Rouge, ému, troublé, assailli par les plus étranges idées, Pascal écarta Mme d’Argelès et d’un pas roide, se dirigea vers la salle à manger.
A son entrée, toutes les conversations cessèrent. Il ne put pas ne pas comprendre qu’il venait d’être question de lui.
Un secret instinct lui disait que tous les hommes rassemblés là étaient ses ennemis, sans qu’il sût pourquoi, et qu’ils tramaient quelque chose.
Il s’aperçut aussi que ses moindres mouvements étaient épiés et notés.
Mais il était brave, sa conscience ne lui reprochait rien, et il était de ceux qui plutôt que d’attendre le danger le provoquent.
Il alla donc, d’un air de défi, s’asseoir près d’une jeune femme qui avait une robe de tulle rose, et, d’un ton très élevé, il se mit à lui débiter toutes sortes de plaisanteries. Il avait de l’esprit, et du meilleur, l’habitude de manier la parole; il fut, durant un quart d’heure, étourdissant de verve... On buvait du vin de Champagne; il en avala coup sur coup quatre ou cinq verres.
Avait-il bien la conscience de ce qu’il faisait et disait? Il a depuis déclaré que non, qu’il agissait sous l’empire d’une sorte d’hallucination, comme il s’en produit après quelques aspirations de protoxyde d’azote.
Le souper dura peu.
—Au bac! au bac! cria le vieux monsieur qui avait décidé la suspension du jeu: nous gaspillons un temps précieux ici!
Pascal se leva comme tout le monde et, dans sa précipitation à passer d’une pièce dans l’autre, il se trouva poussé contre deux joueurs qui causaient près de la porte.
—Ainsi, disait l’un, c’est bien entendu!
—Oui, oui, laissez-moi faire, je me charge de l’exécution.
Ce mot charria tout le sang de Pascal à son cœur.
—L’exécution de qui?... De moi évidemment. Qu’est-ce que cela signifie!...
Autour du tapis vert, tous les joueurs avaient changé de place—cela déroute le hasard, assure-t-on—et Pascal se trouva assis, non plus à la droite de Fernand, mais en face, entre deux hommes de son âge, dont l’un était celui qui avait prononcé le mot d’exécution.
Tous les yeux étaient fixés sur le malheureux avocat, lorsqu’il prit la main. Il fit deux cents louis et les perdit.
Il y eut comme un ricanement autour de la table, et un de ceux qui perdaient le plus, dit entre haut et bas:
—Ne regardez donc pas tant Monsieur... il n’aura plus de chance.
Cette phrase ironique, injurieuse par l’intonation autant qu’un soufflet, fit éclater dans le cerveau de Pascal une épouvantable lueur.
Il soupçonna enfin ce qu’un autre, moins parfaitement honnête, eut compris depuis longtemps déjà... Mais il est de ces accusations dont la possibilité ne saurait entrer dans l’entendement d’un galant homme.
L’idée lui vint de se lever, de provoquer une explication, mais il était anéanti et comme écrasé par l’horreur de sa situation. Ses oreilles tintaient, il lui semblait que les battements de son cœur étaient suspendus, il éprouvait à l’épigastre la sensation d’un fer rouge...
Le jeu allait son train, mais personne n’y était; les mises restaient insignifiantes; ni perte ni gain n’arrachaient une exclamation.
Toute l’attention se concentrait sur Pascal, fiévreuse, haletante, et lui, d’un œil plein d’angoisse, il suivait le mouvement des cartes, qui passaient de main en main et qui allaient lui arriver...
Quand elles lui arrivèrent, le silence se fit, solennel, plein de menaces, sinistre en quelque sorte.
Les femmes et ceux des invités qui ne jouaient pas s’étaient approchés et se penchaient sur la table avec une évidente anxiété.
—Mon Dieu! pensait Pascal, mon Dieu! faites que je perde.
Il était pâle comme la mort, la sueur emmêlait ses cheveux et les collait le long des tempes, ses mains tremblaient tellement qu’à peine il pouvait tenir les cartes...
—Je fais quatre mille francs! balbutia-t-il enfin.
—Je les tiens! dit une voix.
Hélas! le vœu du malheureux ne fut pas exaucé. Il gagna. Et c’est au milieu d’une explosion de murmures qu’il reprit:
—Il y a huit mille francs...
—Banco!...
Mais au moment où il donnait des cartes, son voisin se dressa et lui saisit brutalement les poignets en criant:
—Cette fois, j’en suis sûr... vous êtes un voleur!...
D’un bond, Pascal fut debout.
Tant que le péril avait été vague, indéterminé, son énergie avait été comme paralysée. Il la retrouva intacte quand le danger fut là, précis, extrême, terrible.
Il repoussa l’homme qui lui avait pris les mains, si rudement, qu’il l’envoya rouler sous un canapé, et il se rejeta en arrière, dans une attitude de menace et de défi...
A quoi bon!... sept ou huit joueurs se précipitèrent sur lui comme sur un malfaiteur...
L’autre, cependant, l’homme de l’exécution s’était relevé, la cravate dénouée, les vêtements en désordre.
—Oui, dit-il à Pascal, vous êtes un voleur!... Je vous ai vu glisser des cartes parmi celles que vous teniez...
—Misérable!... râla Pascal.
—Je vous ai vu... et je vais le prouver.
Il se retourna vers la maîtresse de la maison, qui s’était affaissée sur une causeuse, et d’une voix rauque:
—Avec combien de jeux avons-nous joué? demanda-t-il.
—Avec cinq...
—Il doit donc y avoir sur la table 260 cartes...
Il les compta lentement, avec le plus grand soin, et en trouva 307...
—Eh bien!... misérable, cria-t-il à Pascal, oseras-tu nier encore!...
Pascal ne songeait pas à nier...
Il se possédait assez pour comprendre que des paroles ne pouvaient rien contre cette preuve matérielle, tangible, qui l’écrasait de son épouvantable évidence...
Quarante-sept cartes avaient été frauduleusement introduites dans le jeu.
Ce n’était pas par lui certes!... Mais par qui donc était-ce?... La chance s’était si régulièrement répartie, qu’il se trouvait le seul à gagner...
—Vous verrez, fit une femme, que le lâche ne se défendra même pas!...
Il ne daigna pas tourner la tête... que lui importait cette insulte.
Il se sentait, lui, innocent, rouler au plus profond d’un abîme d’infamie; il se voyait déshonoré, flétri, perdu!
Et, comprenant qu’il fallait un fait à opposer à un fait, il demandait à Dieu, fût-ce au prix de la vie, un secours, une idée, une inspiration, pour démasquer le coupable...
Ce fut un autre qui prit sa défense.
Avec une hardiesse dont on ne l’eût pas soupçonné à le voir, M. de Coralth se plaça devant Pascal, et d’un ton où il y avait encore plus de défi que de douleur:
—C’est une horrible méprise que vous commettez, messieurs, déclara-t-il. Pascal Férailleur est mon ami, et son passé répond du présent. Allez au Palais, informez-vous, et on vous dira si cet honnête homme est coupable de l’ignoble action dont on l’accuse...
Personne ne répondit.
On eût dit que dans l’opinion de chacun, Fernand remplissait simplement un devoir auquel il lui eût été difficile de se soustraire...
Le vieux monsieur dont l’opinion avait décidé la suspension et la reprise de la partie fut l’interprète de l’impression générale.
C’était un gros homme, qui soufflait comme un phoque en parlant, et qu’on appelait le baron.
—C’est très-bien, ce que vous faites là!... dit-il à Fernand; oui, très-bien, parole d’honneur!... Vous voilà hors de cause!... Que diable! il n’est pas d’honnête homme à l’abri de votre mésaventure... Les coquins n’ont pas de signe particulier...
—C’est ce qu’on appelle «un impair,» vicomte! dit ironiquement un jeune homme.
M. de Coralth marcha droit à celui-là.
—Vous, mon cher, dit-il, vous me rendrez raison de ce mot, s’il vous plaît.
—Quand vous voudrez!...
Ils se mesuraient des yeux, on les entraîna dans la chambre voisine; chacun, à part soi, trouvant naturel et même juste que le vicomte, ayant eu un désagrément, s’en prît au premier venu...
Jusqu’alors, Pascal n’avait ni desserré les lèvres, ni même la bouche...
Après s’être un moment débattu entre les mains des joueurs qui s’étaient jetés sur lui, il demeurait immobile, promenant autour de lui un regard farouche, comme s’il eût espéré découvrir le lâche qui avait préparé le piége immonde où il était tombé.
Car il était victime d’une atroce machination, il n’en pouvait douter, encore qu’il lui fût impossible d’en soupçonner seulement le but.
Tout à coup ceux qui le tenaient sentirent qu’il tressaillait. Il se redressa. Il venait d’entrevoir une lueur d’espoir...
—Me sera-t-il permis d’essayer de me justifier?... demanda-t-il.
—Parlez...
Il eût voulu se dégager, avoir les bras libres; ceux qui le maintenaient ne lâchant point prise, il se résigna, et d’une voix rauque:
—Je suis innocent!... prononça-t-il. C’est un guet-apens inouï... Quel en est l’auteur?... je l’ignore... Mais il est ici quelqu’un qui doit le connaître...
Des huées l’interrompirent.
—Voulez-vous donc m’égorger sans m’entendre!... reprit-il, en haussant la voix. Écoutez-moi... Il y a une heure... au moment du souper... Mme d’Argelès s’est presque jetée à mes genoux en me conjurant de me retirer... Son trouble m’avait stupéfié... Maintenant, je me l’explique...
Celui qu’on appelait «le baron» se tourna vers Mme d’Argelès.
—Est-ce vrai, ce que dit cet homme? interrogea-t-il.
Elle se leva toute chancelante et répondit:
—C’est vrai.
—Pourquoi insistiez-vous tant pour qu’il s’éloignât?
—Je ne sais... un pressentiment... il me semblait qu’il allait arriver quelque chose...
Les moins clairvoyants purent constater l’hésitation douloureuse de Mme d’Argelès, son impassible visage s’était contracté... Mais les plus perspicaces s’y trompèrent. Ils pensèrent que s’étant aperçue du vol elle avait voulu faire évader le voleur afin d’éviter une scène...
Pascal lui parut près de se trouver mal.
—M. de Coralth, commença-t-il, peut vous affirmer...
—Oh! assez, interrompit un joueur, j’ai entendu M. de Coralth faire tout au monde pour vous empêcher de jouer.
Ainsi, la dernière, l’unique espérance de cet infortuné s’évanouissait... Il tenta un suprême effort, et s’adressant à Mme d’Argelès:
—Madame, dit-il d’une voix tremblante d’angoisse, je vous en conjure... dites ce que vous savez!... Laisserez-vous périr un homme d’honneur!... Abandonnerez-vous un innocent que vous pouvez sauver d’un mot!...
—Hélas!... que voulez-vous que je dise!
Et comme néanmoins elle balbutiait quelques explications confuses:
—Mêlez-vous de la «cagnotte,» lui dit brutalement un joueur, on y met un franc par main, n’est-ce pas?...
Elle se tut, et Pascal vacilla sur ses jarrets comme après un coup de massue.
—C’est fini!... murmura-t-il.
Personne ne l’entendit; on écoutait le baron, lequel semblait bien mécontent.
—Avec tout cela, disait-il, nous gaspillons un temps précieux... Nous aurions fait au moins cinq tours pendant cette scène absurde... Il faut en finir! Qu’allons-nous faire de ce joli garçon?... Moi, je suis d’avis d’envoyer chercher le commissaire de police.
C’était loin d’être l’avis de la majorité. Sur ce seul nom, quatre ou cinq femmes s’envolèrent, et plusieurs hommes,—les plus haut placés de la réunion,—se fâchèrent presque.
—Devenez-vous fou! s’écria l’un d’eux. Nous voyez-vous tous cités en témoignage à la police correctionnelle!... Vous avez oublié l’affaire Garcia, sans doute, et l’autre histoire chez Jenny Fancy... Le bel effet que cela fit dans le public, quand on vit je ne sais combien de grands noms mêlés à des noms d’escrocs et de filles!...
Rouge naturellement, le baron était devenu cramoisi.
—Ainsi, interrompit-il, c’est le respect humain qui vous arrête?... Sacrebleu! on devrait bien avoir le courage de ses vices... Regardez-moi...
Célèbre par ses huit cent mille livres de rente, par ses propriétés en Bourgogne, par sa passion pour le jeu, ses chevaux et son cuisinier, le baron avait une grande influence. Pourtant, il ne l’emporta pas, et il fut décidé que «l’escroc» irait se faire pendre ailleurs.
—Qu’il rende au moins l’argent, grogna un perdant, qu’il dégorge...
—Son gain est là, sur la table...
—Croyez cela! fit le baron. Tous ces grecs vous ont des poches secrètes où ils «étouffent» leur bénéfice... Fouillez-le, à tout le moins.
—C’est cela, fouillons-le!...
Écrasé par une catastrophe inouïe, incompréhensible, imméritée, Pascal avait fini par s’abandonner, il semblait à l’agonie.
Ce cri ignoble: «fouillons-le!» alluma en lui une effroyable colère.
D’un mouvement formidable des reins et des bras—pareil à un lion qui secouerait des roquets pendus à sa peau—il se débarrassa de ceux qui le tenaient.
D’un bond, il fut à la cheminée, et saisissant un lourd candélabre de bronze, il le brandit comme une masse en criant:
—Le premier qui avance est un homme mort!...
Il n’y avait pas à en douter, il était prêt à frapper... Et une telle arme entre les mains d’un tel homme devait être terrible.
Le danger parut si grand, si pressant, que tous les autres s’arrêtèrent, chacun encourageant son voisin de l’œil, mais nul ne se souciant d’une lutte sans honneur dont le prix ne pouvait être que quelques billets de banque.
—Rangez-vous que je sorte!... dit Pascal.
On hésita encore, mais on lui fit place...
Et, effrayant d’audace et d’énergie, il gagna la porte du salon et disparut.
Cette superbe explosion de l’honneur outragé, cette énergie succédant au plus morne abattement, ce mouvement terrible, ces menaces, tout cela avait été si prompt, si foudroyant en quelque sorte, que personne n’avait eu seulement la pensée de couper la retraite à Pascal.
Il avait déjà gagné la rue, que les autres n’étaient pas remis de leur stupeur et demeuraient à la même place, immobiles, muets, béants....
Ce fut une femme encore qui rompit le charme.
—Eh bien!... fit-elle d’un ton où perçait l’admiration, il a de l’aplomb, ce joli monsieur!...
—Naturellement!... Il avait à sauver la caisse.
C’était là l’expression même dont s’était servi M. de Coralth, et qui peut-être avait empêché Pascal de se retirer... Tout le monde applaudit.
Tout le monde... sauf le baron, cependant.
Il s’y connaissait en escrocs, cet homme si riche que sa passion avait traîné dans tous les tripots de l’Europe. Il avait coudoyé les grecs de tous les étages, ceux qui ont voiture et ceux qui n’ont pas de bottes.
Il avait assisté à bien des exécutions. Il connaissait le voleur qui avoue et se roule aux genoux de sa dupe; le tricheur qui avale les billets escroqués, le gredin qui tend le dos au bâton, et le fripon qui lave la tête avec l’accent indigné de l’honnête homme...
Mais jamais, à aucun de ces misérables le baron n’avait vu le fier regard dont cet innocent venait de foudroyer ses accusateurs.
Préoccupé de cette remarque, le baron fit signe de s’approcher à celui des joueurs qui avait saisi les poignets de Pascal.
—Sérieusement, lui demanda-t-il, avez-vous vu ce malheureux glisser des cartes dans le jeu?
—Pour cela, non. Mais vous savez bien ce dont on était convenu au souper?... Nous étions sûrs qu’il volait, il fallait un prétexte pour compter les cartes.
—S’il n’était pas coupable, pourtant!
—Qui donc le serait?... Il était le seul à gagner.
A ce terrible argument qui déjà avait écrasé Pascal, le baron ne répondit pas. Aussi bien, son intervention devenait nécessaire. On commençait à élever la voix autour du tas d’or et de billets que Pascal avait laissé devant sa place.
On l’avait compté, on y avait trouvé 36,320 francs, et il s’agissait de les répartir entre les perdants... C’est à ce sujet qu’on ne s’entendait plus.
Parmi ces joueurs, qui tous appartenaient à la «haute vie,» parmi ces juges qui voulaient l’instant d’avant fouiller un escroc, plusieurs se trouvaient qui évidemment enflaient leur perte. Cela se voit. En additionnant le nombre des déclarations, on arrivait au total surprenant de 91,000 francs. Le malheureux qu’on venait de chasser avait-il emporté la différence?... Ce n’était pas admissible.
La discussion eût donc pris une méchante tournure sans le baron. En matière de jeu, sa décision avait force de loi.
Il disait tranquillement: «C’est comme cela!» et on se soumettait.
En moins de rien il eut terminé le partage et alors, se frottant les mains, tout heureux de voir terminée cette désagréable affaire:
—Il n’est que six heures!... s’écria-t-il; nous avons encore le temps de faire deux ou trois tours.
Mais tous les hommes qui se trouvaient là pâles et harassés, humiliés et honteux d’eux-mêmes, ne songeaient qu’à se retirer.
On s’empressait au vestiaire.
—Un écarté, au moins, criait le baron, un simple écarté, cent louis en cinq points! A qui à faire?
Nul n’entendit sa voix, et désespéré il se résigna à suivre les autres, que Mme d’Argelès, debout sur le palier, saluait à la file...
Resté des derniers, M. de Coralth avait déjà pris la rampe et descendu deux ou trois marches, lorsque Mme d’Argelès se pencha vivement vers lui.
—Demeurez, dit-elle, il faut que je vous parle.
—Vous m’excuserez... commença-t-il...
Elle l’interrompit par un «Restez!» si impérieux, qu’il n’osa pas résister. Il remonta de l’air d’un homme qu’on traîne chez le dentiste, et sans un mot suivit Mme d’Argelès jusqu’à un petit boudoir, au fond de la galerie.
Une fois là, les portes fermées au verrou:
—Expliquons-nous... prononça Mme d’Argelès. C’est vous qui m’avez amené ce soir M. Paul Férailleur?
—Hélas!... je ne saurais trop vous en demander pardon... Il m’en coûtera cher, peut-être... Je me bats dans deux heures avec ce petit imbécile de Rochecote.
—Où l’avez-vous connu?...
—Rochecote?
L’éternel sourire de Mme d’Argelès avait disparu.
—Je parle sérieusement, dit-elle, avec une nuance de menace. Comment avez-vous connu M. Férailleur?
—Bien simplement. Il y a sept ou huit mois, j’ai eu besoin d’un avocat, on me l’a indiqué, il a joliment plaidée mon affairé et nous avons conservé des relations...
—Quelle est sa position?
Le visage de M. de Coralth ne trahissait, en vérité, qu’un profond ennui et une grande envie de dormir. Il s’établit sur un fauteuil, et tout en bâillant à demi:
—Ma foi!... répondit-il, je l’ignore... Pascal m’avait paru le garçon le plus rangé du monde... ce qu’on appelle un sage!... Il demeure au fin fond d’un quartier perdu, derrière le Panthéon, avec sa mère, qui est veuve, une dame bien respectable, toujours vêtue de noir... Quand elle est venue m’ouvrir la porte, la première fois, j’ai cru que c’était un portrait de famille qui s’était dérangé de son cadre pour me recevoir... Je les suppose peu aisés... Pascal passe pour un homme remarquable et on le croyait appelé à de très-grands succès au barreau...
—Tandis que maintenant, il est perdu, sa carrière est brisée...
—Assurément!... Vous comprenez qu’avant ce soir tout Paris connaîtra la scène de cette nuit...
Il s’interrompit, examinant d’un air de surprise merveilleusement joué Mme d’Argelès qui s’avançait vers lui, essayant de l’écraser du regard.
—Vous êtes un misérable, monsieur de Coralth!... prononça-t-elle.
—Moi!... Et pourquoi, grand Dieu!
—Parce que c’est vous qui avez glissé parmi les cartes les «portées» qui ont fait gagner M. Férailleur... Je vous ai vu!... Cédant à mes prières, ce malheureux allait se retirer; c’est vous qui, par votre maladresse calculée, m’avez empêché de le sauver... Oh! ne niez pas...
Il se leva, et du plus beau sang-froid:
—Je ne nie rien, chère dame, répondit-il... absolument rien. De vous à moi, bien entendu...
Confondue de tant d’impudence, Mme d’Argelès resta un moment interdite.
—Vous avouez!... fit-elle enfin. Vous osez avouer!... Vous ne craignez donc pas que je dise hautement et à tous ce que j’ai vu!...
Il haussa les épaules.
—On ne vous croirait pas... fit-il.
—On me croirait, monsieur de Coralth, parce que je donnerais des preuves. Vous avez donc oublié que je vous connais, que votre passé n’a pas de secret pour moi, que je sais qui vous êtes et quel nom déshonoré vous cachez sous votre nom et votre titre d’emprunt!... Je puis dire, moi, comment vous vous êtes marié, comment après avoir lâchement abandonné votre femme et votre enfant, vous les laissez mourir de misère et de faim... Je puis dire d’où vous tirez les trente ou quarante mille francs que vous dépensez par an... Vous ne vous souvenez donc plus de tout ce que Rose m’a raconté... monsieur... Paul!...
Elle avait frappé à la bonne place, cette fois, et si juste que M. de Coralth devint livide et eut un mouvement furieux comme pour se précipiter sur elle...
—Ah! prenez garde!... s’écria-t-il, prenez garde!...
Mais ce ne fut qu’un éclair. Il redevint impassible, et d’un ton de persiflage:
—Et après?... Pensez-vous que le monde ne soupçonne pas tout ce que vous prétendez lui révéler? On m’a, pardieu, accusé de bien d’autres choses!... Quand vous aurez bien crié sur les toits que je suis un aventurier, on vous rira au nez, et je n’en serai ni mieux ni plus mal vu... Ce qui écraserait dix hommes honnêtes, comme Pascal Férailleur ne m’effleurerait même pas... Je suis dans le mouvement, moi!... Il me faut le luxe, le plaisir, la grande vie, tout ce qui est bon et beau... et dame! pour me procurer tout cela, je fais de mon mieux... Assurément, je ne tire pas mes revenus de fermes en Brie, mais j’ai de l’argent, c’est l’essentiel... Ne sommes-nous pas au temps des absolutions? Chacun donne la sienne de crainte d’avoir besoin de celle du voisin. La vie est si dure et l’appétit si grand, que nul ne sait au juste, la veille, ce qu’il fera... ou plutôt ce qu’il ne fera pas le lendemain... Enfin, le nombre des gens à mépriser a rendu le mépris impossible... Un Parisien qui aurait l’absurde prétention de ne donner la main qu’à des irréprochables risquerait à certains jours de se promener des heures entières sur le boulevard sans trouver... l’occasion de sortir ses mains de ses poches.
Mais c’était là forfanterie pure, de la part de M. de Coralth... Mieux que personne il savait combien était fragile et menacée la base de sa vie fastueuse, toute de dehors et d’apparence.
Assurément, le monde est devenu d’une lamentable indulgence pour les existences douteuses, le monde ferme les yeux; il ne sait pas, il ne veut pas savoir... Raison de plus pour se montrer impitoyable, dès qu’un fait précis déchire la fiction...
Aussi, tout en affichant la plus impudente sécurité, M. de Coralth observait-il d’un œil anxieux l’attitude de Mme d’Argelès.
Et quand il la vit abasourdie de son cynisme:
—Du reste, reprit-il, nous gaspillons notre temps, comme dit le baron, à nous préoccuper de suppositions improbables et même impossibles... Je connais assez votre cœur et votre intelligence, chère madame, pour être parfaitement sûr que vous ne soufflerez mot...
—Qui donc m’en empêcherait?
—Moi!... et par moi, j’entends la raison qui a glacé la vérité sur vos lèvres, quand Pascal, innocent, vous adjurait de venir à son secours... Il faut me pardonner beaucoup, chère madame... Ma mère, malheureusement, était une honnête femme qui ne m’a pas gagné de rentes...
Mme d’Argelès recula, comme si elle eût vu, devant elle, se dresser un reptile...
—Que voulez-vous dire? balbutia-t-elle.
—Eh!... vous le savez aussi bien que moi!...
—Je ne sais rien; expliquez-vous...
Il eut le geste impatient de l’homme forcé de répondre à des questions oiseuses, et d’un air d’hypocrite commisération:
—Vous le voulez, dit-il, soit... Je connais de par le monde à Paris, rue du Helder, pour être précis, un charmant garçon dont j’ai souvent envié le sort. Rien ne lui a manqué depuis qu’il a pris la peine de naître... A Louis-le-Grand, il avait pour ses menus plaisirs trois fois autant d’argent que les plus riches élèves... Ses études terminées, un précepteur l’est venu trouver, les poches pleines d’or, pour le conduire en Italie, en Egypte, en Grèce... En ce moment, il fait son droit, et tous les trois mois, avec une invariable exactitude, une lettre de Londres lui apporte cinq mille francs. C’est d’autant plus merveilleux que ce garçon ne se connaît ni père ni mère... Il est seul ici-bas, avec ses vingt mille livres de rentes... Je l’ai entendu dire en riant que quelque bonne fée veille sur lui, mais je sais que sérieusement il se croit le fils naturel de quelque grand seigneur anglais... Parfois même, entre amis, après boire, il parle de se mettre à la recherche de son noble père, le lord...
L’effet qu’il produisait devait rassurer M. de Coralth. Mme d’Argelès, dès les premiers mots, s’était laissée tomber, comme assommée, sur une chaise longue.
—Donc, chère madame, poursuivit-il, si jamais fantaisie vous prenait de me faire de la peine, j’irais trouver ce charmant garçon. «Mon bonhomme, lui dirais-je, vous vous abusez singulièrement... Ce n’est pas de la cassette d’un pair d’Angleterre que sortent vos revenus, mais simplement d’une bonne petite «cagnotte» que je connais bien, pour l’avoir à l’occasion engraissée de mes vingt sous.» Et s’il se fâchait, s’il regrettait ses illusions aristocratiques: «Vous avez tort, ajouterais-je, car si le grand seigneur s’évanouit, la bonne fée reste, laquelle n’est autre que madame votre mère, une digne personne, allez! à qui votre éducation et vos rentes donnent bien du tintouin.» Et s’il doutait, je le conduirais chez sa maman, par une nuit de baccarat nerveux, et ce serait une scène de reconnaissance digne du talent de Fargueil.
Tout autre que M. de Coralth eût eu pitié de Mme d’Argelès. Elle agonisait.
—Voilà donc ce que je craignais!... gémissait-elle d’une voix à peine intelligible.
Lui l’entendit, cependant.
—Quoi!... fit-il, du ton le plus surpris, véritablement vous doutiez?... Non, je ne puis l’admettre, ce serait faire injure à votre expérience... Des gens comme nous ont-ils donc besoin de se parler pour s’entendre?... Aurais-je jamais songé à ce que j’ai osé chez vous, si je n’avais tenu le secret de vos tendresses maternelles, de votre délicatesse et de votre dévouement...
Elle pleurait... de grosses larmes silencieuses roulaient le long de son visage immobile, traçant un large sillon sur sa joue, à travers la poudre de riz...
—Il sait tout, murmurait-elle, il sait tout!...