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II

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Table des matières

C’est place de la Bourse, nº 27, au troisième au-dessus de l’entresol, que demeurait M. Isidore Fortunat.

Il avait là un appartement honorable: salon, salle à manger, chambre à coucher, une vaste pièce où deux employés écrivaient à la journée; enfin, un beau cabinet de travail, sanctuaire de sa pensée et de ses méditations.

Le tout ne lui coûtait que 6,000 francs par an; une bagatelle, au prix où sont les loyers.

Et encore, par dessus le marché, son bail lui donnait droit à un trou de dix pieds carrés sous les combles.

Il y logeait sa domestique, Mme Dodelin, une personne de quarante-six ans, qui avait eu des malheurs, et qui faisait sa cuisine, car il mangeait chez lui, bien que célibataire.

Fixé dans le quartier depuis cinq ans, M. Fortunat y était très-connu.

Payant exactement son terme, ses contributions et son fournisseurs, il y était considéré.

A Paris, la considération ne fait pas crédit; mais elle ne demande jamais aux pièces de cent sous leur certificat d’origine: elles sonnent, il suffit.

D’ailleurs, on savait très-bien d’où M. Isidore Fortunat tirait les siennes. Ses revenus avaient une enseigne.

Il s’occupait d’affaires litigieuses et de recouvrements.

C’était écrit à sa porte, en toutes lettres, sur un élégant écusson de cuivre.

Même il devait être, estimait-on, très-bien dans ses affaires. Il occupait six employés tant au dehors qu’à l’intérieur. Les clients affluaient si bien chez lui que le concierge, par certains jours, s’en plaignait, disant que c’était pis qu’une procession et que, même, les escaliers de l’immeuble en étaient dégradés.

Demander plus ou seulement autre chose à un voisin, avant de lui accorder toute son estime, serait véritablement de l’inquisition.

Il faut ajouter, pour être juste, que l’extérieur, la conduite et les manières de M. Fortunat étaient de nature à lui concilier les plus difficiles sympathies.

C’était un homme de trente-huit ans, méthodique et doux, instruit, causeur agréable, fort bien de sa personne, et toujours mis avec une sorte de recherche du meilleur goût. On l’accusait d’être, en affaires, poli, dur et froid comme une dalle de la Morgue, mais chacun entend les affaires à sa guise.

Ce qui est sûr, c’est qu’il n’allait jamais au café. S’il sortait après son dîner, c’était pour passer la soirée chez quelque riche négociant du voisinage. Il détestait l’odeur du tabac et inclinait vers la dévotion, ne manquant jamais la messe de huit heures le dimanche.

Sa gouvernante le soupçonnait de velléités matrimoniales. Peut-être avait-elle raison.

Quoi qu’il en soit, M. Isidore Fortunat finissait de dîner, seul comme de coutume, et il savourait à petites gorgées une tasse d’excellent thé, quand le timbre de l’antichambre lui annonça un visiteur.

Mme Dodelin se hâta d’aller ouvrir, et Victor Chupin parut, tout essoufflé de la course qu’il venait de fournir.

Il n’avait pas mis vingt-cinq minutes à franchir la distance qui sépare la rue de Courcelles de la place de la Bourse.

—Vous êtes en retard, Victor, lui dit doucement M. Fortunat.

—C’est vrai, m’sieu, mais ce n’est pas ma faute, allez! Tout est sens dessus dessous, là-bas, et j’ai été obligé de faire le pied de grue...

—Comment cela? Pourquoi?

—Ah! voilà!... Le comte de Chalusse a eu un coup de sang ce soir, et à l’heure qu’il est il doit être mort...

Brusquement, tout d’une pièce, M. Fortunat se dressa. Il était devenu livide, ses lèvres tremblaient.

—Un coup de sang, fit-il d’une voix étouffée, je suis volé!...

Et, redoutant la curiosité de Mme Dodelin, il saisit la lampe et se précipita vers son cabinet de travail, en criant à Chupin:

—Suivez-moi!

Chupin suivit sans souffler mot, en garçon intelligent qui sait se monter au niveau des situations les plus graves. On ne le recevait pas habituellement dans ce cabinet de travail, dont un magnifique tapis recouvrait le parquet. Aussi, après avoir soigneusement refermé la porte, resta-t-il debout tout contre, respectueusement, son chapeau à la main.

Mais M. Fortunat ne semblait pas s’apercevoir de sa présence.

Ayant posé la lampe sur la cheminée, il tournait furieusement autour de son cabinet, comme une bête fauve qui, enfermée, cherche une issue pour fuir.

—Si le comte est mort, disait-il, le marquis de Valorsay est perdu!... Adieu les millions!

Le coup était si cruel, si inattendu surtout, qu’il ne pouvait pas, qu’il ne voulait pas en admettre la réalité.

Il marcha droit sur Chupin, et le secouant par le collet, comme si le pauvre garçon eût pu faire que ce qui était ne fût pas:

—Ce n’est pas possible, lui dit-il, le comte n’est pas mort... Tu te trompes ou on t’a trompé... Tu auras mal compris... Tu n’as peut-être voulu qu’excuser ton inexactitude. Voyons, parle, réponds, dis quelque chose.

Quoique d’un naturel peu impressionnable, Chupin était presque effrayé de l’agitation convulsive de son patron.

—Je vous ai répété, m’sieu, fit-il, ce que m’a dit m’sieu Casimir...

Il voulait donner des détails, mais déjà M. Fortunat avait repris sa promenade furibonde exhalant sa douleur en phrases haletantes.

—C’est quarante mille francs que je perds, disait-il. Quarante mille francs espèces, comptés là, sur le coin de mon bureau, je les vois encore, et remis de la main à la main au marquis de Valorsay en échange de sa signature... Mes économies de dix-huit mois, deux mille livres de rentes à cinq!... Et il me reste une obligation sous seing privé, un chiffon!... Misérable marquis! Et il doit venir ce soir encore, je l’attends... Je devais lui remettre encore dix mille francs... Ils sont là, en or, dans mon tiroir... Mais qu’il vienne, le misérable, qu’il vienne!...

La colère amenait l’écume à ses lèvres. Qui eût vu son œil à ce moment ne se fût plus fié de la vie à son apparence débonnaire et à sa politesse onctueuse.

—Et cependant, poursuivait-il, le marquis n’est pour rien là dedans... Il perd autant que moi, plus que moi, même!... Une affaire sûre!... De l’or en barre!... A quelle spéculation se fier, après cela!... Il faut pourtant placer son argent quelque part; on ne peut pas l’enterrer dans sa cave!...

Chupin écoutait d’un air désolé, mais sa mine piteuse n’était que pure flatterie. Intérieurement, il jubilait, son intérêt en cette circonstance était précisément l’opposé de celui de son patron.

Si M. Fortunat perdait quarante mille francs à la mort du comte de Chalusse, Chupin, lui, comptait gagner cent francs sur le service, cent beaux francs, cinq francs de rentes, que lui compterait la compagnie de funérailles pour laquelle il «faisait la place» à l’occasion.

—Si encore il y avait un testament, continuait M. Fortunat. Mais non, on n’en trouvera pas, j’en suis sur. Un pauvre diable qui n’a que quatre sous prend ses précautions, lui! Il songe qu’un omnibus peut l’écraser dans la rue, et à tout hasard il écrit et signe ses dernières volontés... Les millionnaires n’ont pas de ces idées; ils se croient immortels, ma parole d’honneur!...

Il s’arrêta, réfléchissant, car il commençait à pouvoir réfléchir. Son exaltation s’était vite usée, par la violence même.

—Enfin, reprit-il plus lentement, et d’une voix plus posée, que le comte ait ou non pris ses dispositions dernières, le Valorsay peut faire son deuil des millions de Chalusse. S’il n’y a pas de testament, Mlle Marguerite n’a plus un sou... donc, bonsoir. S’il y en a un, cette diablesse de fille, devenue tout à coup libre et riche, ne manquera pas d’envoyer promener mons Valorsay, surtout si elle en aime un autre, ainsi qu’il l’affirme... et en ce cas, bonsoir encore.

M. Fortunat avait tiré son mouchoir, et debout devant la glace, il tamponnait la sueur de son front et remettait en ordre sa chevelure.

Il était de ceux qu’une catastrophe étourdit, mais n’abat pas.

Il s’emportait, tempêtait, poussait des cris d’aigle, mais il savait à la fin prendre bravement son parti.

—Conclusion, murmura-t-il, je n’ai qu’à passer mes quarante mille francs par profits et pertes. Reste à savoir s’il n’y aurait pas moyen de les reprendre d’un autre côté sur la même affaire.

Il était redevenu maître de soi, il se sentait le plein et libre exercice de toutes ses facultés. Jamais son intelligence n’avait été plus lucide.

Il s’assit devant son bureau, les coudes sur la tablette, le front entre ses mains, et il demeura immobile, le corps anéanti, pour ainsi dire, par l’effort exorbitant de la pensée.

Mais il y avait du triomphe dans son geste, quand il se redressa au bout de cinq minutes.

—J’ai trouvé, murmura-t-il, si bas que Chupin ne put l’entendre... Étais-je simple!... S’il n’y a pas de testament, le quart des millions est à moi!... Ah! quand on connaît bien son terrain, on n’a jamais perdu la bataille.

Il est de fait que ses yeux trahissaient l’imperturbable audace du général qui se résout à un changement de front sous le feu même de l’ennemi.

—Mais il s’agit d’aller vite, ajouta-t-il, très-vite...

Il se leva, et regardant la pendule:

—Neuf heures! dit-il. Je puis entrer en campagne ce soir même.

Immobile dans son coin, Chupin gardait toujours son attitude contrite, mais la curiosité l’oppressait au point de gêner sa respiration.

Il baissait le nez, mais il ouvrait tant qu’il pouvait les oreilles, et épiait d’un air sournois les moindres mouvements de son patron.

Prompt à agir, une fois sa résolution arrêtée, M. Fortunat venait de sortir d’un tiroir un volumineux dossier, tout gonflé de grosses d’actes, de lettres, de reçus, de factures, de titres de propriété et de vieux parchemins.

—Là, certainement, est le prétexte qu’il me faut, murmurait-il tout en remuant cette masse de paperasses.

Mais il ne trouva pas tout d’abord ce qu’il cherchait. L’impatience le gagnait, on le voyait à sa précipitation fébrile, quand il s’arrêta en poussant un soupir de satisfaction.

—Enfin!...

Il venait de mettre la main sur un vieux billet à ordre crasseux et fripé, fixé par une épingle à un exploit d’huissier, ce qui indiquait qu’il n’avait pas été payé à l’échéance.

Ce billet, M. Fortunat l’agita en l’air, au-dessus de sa tête, et le fit claquer en disant d’un air satisfait:

—C’est là que je dois frapper... C’est là, si Casimir ne s’est pas trompé, que je trouverai les renseignements qui me sont indispensables.

Il était si pressé qu’il ne prit pas la peine de remettre le dossier en ordre. Il le jeta dans le tiroir où il l’avait pris, et s’approchant de Chupin:

—C’est vous, n’est-ce pas, Victor, demanda-t-il, qui avez pris des renseignements sur la solvabilité des époux Vantrasson, des gens qui tiennent un hôtel garni?...

—Oui, m’sieu, mais je vous ai rendu la réponse: rien à espérer...

—Je sais; il ne s’agit pas de cela. Vous rappelez-vous leur adresse?

—Très-bien. Ils demeurent maintenant sur la route d’Asnières, après les fortifications, à droite...

—A quel numéro?...

Chupin hésita, chercha, et ne trouvant pas se mit à se gratter furieusement la tête, ce qui était un moyen à lui de rappeler sa mémoire au devoir, quand elle le trahissait.

—Attendez-donc, m’sieu, dit-il en anonnant; ils demeurent au 18 ou au 46, c’est-à-dire...

—Ne cherchez pas, interrompit M. Fortunat. Si je vous envoyais chez Vantrasson, sauriez-vous y aller?...

—Oh!... pour cela, oui, m’sieu, et tout droit, les yeux bandés... Je vois la maison d’ici, une grande baraque toute disloquée... Il y a un terrain vague à côté, et derrière un maraîcher...

—C’est bien!.... Vous allez m’y conduire.

L’étrangeté de la proposition parut confondre Chupin.

—Comment, m’sieu, fit-il, vous voulez aller là, à cette heure...

—Pourquoi pas. Trouverons-nous l’établissement fermé?

—Non, m’sieu, bien certainement. Vantrasson, outre qu’il tient un hôtel, est épicier et vend à boire... Il reste donc ouvert au moins jusqu’à onze heures. Seulement cet homme-là est à ce qu’il paraît un particulier qui n’aime pas à être dérangé entre ses repas... Si c’est pour lui présenter un billet que vous voulez aller chez lui... il est peut-être un peu tard. A votre place, m’sieu, j’attendrais à demain... Il pleut et il n’y a pas un chat dehors... C’est isolé comme tout, là-bas, et dame, dans ce cas-là, on paye ses billets avec la monnaie qu’on a sous la main... avec une trique, par exemple.

—Auriez-vous peur?

Ce doute n’offensa pas Chupin, tant il lui parut grotesque, et, pour toute réponse, il haussa dédaigneusement les épaules.

—Alors, nous allons partir, reprit M. Fortunat. Pendant que je m’apprête, descendez chercher une voiture, et tâchez qu’elle ait un bon cheval.

Chupin fila comme l’éclair et dégringola l’escalier comme l’orage. A deux pas de la maison, il y avait une station de fiacres, mais il préféra courir rue Feydeau, où il connaissait une remise.

—Une voiture, bourgeois!... proposèrent les cochers en le voyant approcher.

Il ne répondit pas, mais se mit à examiner chaque cheval d’un air capable, en homme qui bien souvent a utilisé le loisir de ses matinées au service des maquignons du Marché aux chevaux.

Une des bêtes lui convint. Il fit signe au cocher et s’approchant du bureau de la remise où une femme lisait:

—Mes cinq sous, bourgeoise! réclama-t-il.

La femme le toisa. Beaucoup d’établissements donnent vingt-cinq centimes à tout domestique qui vient chercher une voiture pour son maître, et cette petite prime retient la clientèle. Mais la buraliste, qui voyait bien que Chupin n’était pas un domestique, hésitait. Lui se fâcha.

—Prenez garde de déchirer votre poche! fit-il. Moi je vais à la concurrence, sur la place...

Eclairée par l’accent de Chupin, la femme lui remit cinq sous qu’il empocha avec une grimace de satisfaction. Ils étaient bien à lui, et légitimement, puisqu’il avait pris la peine de les gagner.

Mais lorsqu’il rentra dans le cabinet de son patron, pour lui annoncer que la voiture attendait à la porte, il faillit tomber de son haut.

M. Fortunat avait profité de l’absence de son employé, non pour se déguiser, ce serait trop dire, mais pour... modifier adroitement son extérieur.

Il avait revêtu une vieille redingote toute luisante d’usure et de crasse, si longue qu’elle cachait ses genoux, il avait passé des bottes outrageusement déformées et s’était coiffé d’un de ces chapeaux que dédaignent les chiffonniers. Autour du cou, à la place de son élégante cravate de satin, il avait noué un foulard à carreaux tout effiloqué.

Du Fortunat prospère, avantageusement connu place de la Bourse, rien ne restait que le visage et les mains. Un autre Fortunat se révélait, plus que besogneux, misérable, famélique, crevant de faim, prêt à tout.

Et sous cette défroque, il semblait à l’aise, elle lui allait, elle était assouplie à ses mouvements comme s’il l’eût longtemps portée. Le papillon était redevenu chenille.

Un sourire approbateur de Chupin dut le payer de ses peines. Chupin approuvant, il était sûr que Vantrasson le prendrait pour ce qu’il voulait paraître, un pauvre diable agissant pour le compte d’autrui.

—Partons, dit-il.

Mais au moment de sortir, dans l’antichambre, il se rappela certain ordre de la plus grande importance qu’il avait à donner. Il appela Mme Dodelin, et sans se soucier des grands yeux qu’elle ouvrait en le voyant ainsi vêtu:

—Si M. le marquis de Valorsay vient, lui dit-il... et il viendra, priez-le de m’attendre, je serai de retour avant minuit... Vous ne le ferez pas entrer dans mon cabinet... il attendra dans le salon.

Cette dernière recommandation était au moins inutile; M. Fortunat ayant fermé son cabinet à double tour, et mis soigneusement la clef dans sa poche. Peut-être était-ce de sa part une distraction.

Il paraissait d’ailleurs avoir oublié complétement et sa colère et sa perte. Il était d’excellente humeur, comme un homme qui part pour une partie où il compte prendre du plaisir.

Même, Chupin ayant fait mine de monter sur le siége, il s’y opposa et lui commanda de prendre place dans la voiture, à côté de lui...

Le trajet dura peu. Le cheval était bon, le cocher avait été stimulé par la promesse d’un magnifique pourboire; M. Fortunat et son employé furent conduits en moins de quarante minutes à la porte d’Asnières.

Ainsi qu’il en avait reçu l’ordre au départ, le cocher s’arrêta hors des fortifications, à droite de la route, à cent pas environ de la grille de l’octroi.

—Eh bien!... bourgeois, demanda-t-il en ouvrant la portière, vous ai-je bien menés êtes-vous contents?...

—Très-contents, répondit M. Fortunat, que Chupin aidait à mettre pied à terre, voilà le pourboire gagné. Maintenant il ne s’agit plus que de nous attendre... Vous ne bougerez pas d’ici, n’est-ce pas?...

Mais le cocher branla la tête:

—Excusez-moi, fit-il, si cela vous était égal, j’irais stationner devant l’octroi... Ici, voyez-vous, j’aurais peur de m’endormir... tandis que là-bas...

La vie infernale

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