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AVANT-PROPOS
ОглавлениеLes Génois ont une part considérable dans l'histoire de la navigation et du commerce au moyen âge. Ils sont marchands et guerriers aux croisades, habiles en même temps à se ménager le trafic avec les infidèles de l'Égypte et de la Mauritanie. Ils disputent l'empire de la Méditerranée aux Pisans et aux Vénitiens. Leurs colonies brillent d'un grand éclat: celle de Péra tour à tour protège et fait trembler les empereurs grecs de Constantinople; Caffa domine à l'extrémité de la mer Noire.
Il est curieux d'observer un peuple déjà célèbre et redouté en Orient quand, chez lui, il ne possède rien au-delà de l'étroite enceinte de ses murailles; qui a fait de grandes choses au loin, n'ayant jamais eu pour territoire que quelques lieues d'une rive étroite et stérile où l'obéissance lui était contestée. C'est d'une association de mariniers, premier rudiment de son organisation républicaine, qu'on voit naître une noblesse purement domestique et municipale, mais bientôt illustre.
Parmi les cités italiques, le rang des Génois est moins éminent. On sent chez eux l'influence d'une politique fortement empreinte d'égoïsme national et mercantile, qui les isole, cherchant à se tenir à l'écart des luttes de la liberté lombarde, tout en échappant aux exigences des avides empereurs teutons. Mais les factions guelfe et gibeline pénètrent dans Gênes et s'y balancent si bien qu'elles s'excluent et s'exilent alternativement de la république toujours agitée. Les nobles entre eux se font la guerre. Les populaires lassés leur arrachent le gouvernement, et de là surgit aussitôt une aristocratie plébéienne dont les membres se ravissent le pouvoir les uns aux autres. Alors les classes inférieures prétendent reprendre à la bourgeoisie ce que celle-ci a ôté à la noblesse. L'anarchie oblige à chercher le repos et la sécurité sous la seigneurie d'un prince étranger. Une fois cette voie ouverte, on voit se multiplier les expériences pour résoudre le problème insoluble d'un maître qui s'engagerait à garder la liberté d'une république et qui tiendrait parole. Tout à coup le dégoût des révolutions en amène une nouvelle. On s'est désabusé des factions, et une fusion générale des partis produit à l'improviste un gouvernement régulier.
Ce bien n'est arrivé, cependant, qu'au temps de la décadence des petits États, et de la déchéance, si l'on peut parler ainsi, des navigateurs de la Méditerranée. Les vicissitudes des deux derniers siècles de la république, tombée au rang inférieur des puissances, ne sont pourtant pas dénuées d'intérêt et d'instruction; mais enfin, entraînée dans notre tourbillon, elle tombe, elle est dissoute: le drame a le triste avantage d'un dénoûment final.
A côté de l'histoire de Venise, ou plutôt à quelques degrés au-dessous, devrait se placer l'histoire de Gênes; mais celle-ci nous manque: car dans le cours actuel des idées nous n'accepterions pas pour telle le seul livre1 que nous possédions sous ce titre, ouvrage borné sèchement au récit des révolutions du gouvernement des Génois; où il suffit de dire que l'histoire de leur commerce ne tient pas la moindre place: le nom de la fameuse banque de Saint-George y est à peine prononcé.
La tardive ambition d'écrire cette histoire m'a été inspirée par les souvenirs d'un séjour à Gênes de près de vingt-cinq ans. Je crois bien connaître le pays, ses traditions et ce que les moeurs y tiennent des temps passés. Pendant cette longue demeure je n'avais pourtant pas conçu un si grand projet: d'autres devoirs ne m'auraient pas laissé la liberté de l'entreprendre. J'avais seulement eu l'occasion de m'essayer dans quelques notices détachées que l'académie du Gard a bien voulu recueillir. Mais en regrettant les plus amples recherches que j'aurais pu faire dans Gênes si j'avais prévu dès lors la tâche que je me suis imposée au retour, je ne suis pas revenu sans documents et sans mémoires, et j'ai employé depuis à compléter ces matériaux, tous les loisirs que j'ai pu me faire dans ces vingt dernières années.
L'histoire de Gênes a, pour plusieurs siècles, des fondements certains: ce sont des chroniques originales qui commencent à l'an 1101. Elles furent d'abord écrites par Caffaro qui, dans cette année, faisait partie d'une expédition à la terre sainte, et qui raconte naïvement ce qu'il a vu avec ses Génois. Entré, à son retour, dans les plus grandes affaires de la république, il tint note des événements de chaque année, et, dans une assemblée publique, il donna une lecture de ses commentaires. Il recueillit les applaudissements de ses concitoyens et leur témoignage de sa véracité, avec l'ordre formel de continuer son ouvrage. Caffaro, qui mourut en 1197, tint la plume jusqu'en 1194. Après lui, les chanceliers successifs de la république continuèrent la narration jusqu'en 1264. Alors on chargea des commissaires spéciaux du soin de rédiger la suite de ces annales. Ces commissions, renouvelées cinq fois en trente ans, et dont les travaux étaient à mesure soumis à l'approbation du gouvernement, atteignirent l'année 1294. Là, il paraît que les temps devinrent trop difficiles. Au gré des révolutions du pays, ce qu'on avait loué la veille il fallait le diffamer le lendemain. Les chroniques officielles s'arrêtèrent; du moins il ne nous en est plus parvenu.
C'est au savant et infatigable Muratori que nous devons la publication de ces précieux originaux. Ce sont des notes sèches mais naïves, fort incomplètes pour notre curiosité, mais en tout d'excellents guides. Muratori, d'ailleurs, dans sa vaste collection recueillie en fouillant tant d'archives italiennes, fournit souvent les moyens de contrôler les témoignages les uns par les autres, et d'éclaircir le récit tronqué des historiographes génois. Ainsi il a donné les commentaires de Jacques de Varagine, archevêque de Gênes, mêlés de fables sur les temps antérieurs, mais révélant des faits importants.
Après les chroniques viennent les historiens du pays; ceux-ci sont encore des originaux, car si pour les temps antérieurs ils ont puisé dans les annales publiques, ils ont poussé leurs écrits jusqu'à leur propre temps. C'est encore Muratori qui a recueilli les oeuvres de ceux qui ont précédé l'invention de l'imprimerie. Les principaux sont les deux Stella et Senarega.
Stella l'ancien écrivait dans les premières années du XVe siècle. Sa narration va jusqu'en 1410; il avertit que depuis 1396 il ne raconte que ce qu'il a vu. En remontant en arrière, il dit avoir eu entre les mains les mémoires familiers d'hommes de partis opposés. Il s'appuie aussi du témoignage des vieillards. Il prend soin de déclarer qu'il parle de son chef, librement, et sans mission de personne. C'est en général un écrivain judicieux, qui montre médiocrement de préjugés sans aucune partialité.
Le récit de Stella est continué par son fils jusqu'en 1435. Ce dernier a vécu jusqu'en 1461. Il était devenu secrétaire de la république. C'est peut-être pour cela qu'il cessa d'être historien.
Senarega a, dans la collection de Muratori, un précis historique qui embrasse la période de 1314 à 1488. Lui aussi déclare, comme Stella, qu'il écrit librement, à la prière de son savant ami Colutio Salutati.
Grâce à l'imprimerie, les écrits du XVIe siècle n'ont pas, comme les précédents, le risque de rester ensevelis dans une bibliothèque.
Augustin Giustiniani, homme fort érudit, qui avait professé en France, compila en italien des annales génoises jusqu'en 1528, époque d'une grande révolution et de la constitution du gouvernement moderne des Génois. L'ouvrage a été accusé de quelque partialité. On peut aussi reprocher à l'auteur de n'avoir pas rejeté les traditions fabuleuses. Quant à la composition et au style, ce sont des annales et non pas une histoire.
Au contraire, Foglietta et Bonfadio, écrivant dans une latinité élégante, sont des historiens qui appartiennent à la littérature. Le premier dans sa jeunesse s'était fait exiler pour un traité italien de la république génoise, ouvrage de parti fort hostile au gouvernement. Mais plus tard il composa dans un esprit très-différent l'histoire de Gênes en latin. L'auteur mourut avant d'avoir pu raconter la révolution de 1528. Son frère, qui servit d'éditeur à l'oeuvre posthume, emprunta, pour remplir cette lacune, quelques pages qu'on a su depuis appartenir à Bonfadio.
Celui-ci, excellent écrivain, n'était pas Génois. Venu à Gênes pour y professer les lettres, le nouveau gouvernement de 1528 le choisit pour son historiographe, et, en renouvellement de l'antique usage, lui ordonna d'écrire les grandes choses que la république régénérée se flattait sans doute d'accomplir. Bonfadio s'acquitta de ce soin, et son histoire est tenue en grande estime chez les Italiens sous les rapports littéraires; elle commence à 1528, elle est interrompue en 1550: au milieu de cette année l'auteur fut mis à mort pour une cause restée obscure.
Nous retombons ici dans des chroniques semi-officielles; mais du moins celles-ci sont précises et détaillées jusqu'à la minutie. Dans le XVIIe siècle, Philippe Casoni avait été employé dans les chancelleries génoises. Son fils et son petit-fils suivirent la même carrière. Les mémoires du grand-père, les correspondances passées par leurs mains, les facilités données par le gouvernement lui-même, ont servi au petit-fils pour rédiger des annales suivies, de 1500 à 1700. Chacun de ces deux siècles forme un volume. Ils sont dédiés au sénat, l'un en 1707, l'autre en 1730, et la teneur des dédicaces autorise à regarder l'ouvrage comme accepté et authentique. Le premier tome fut imprimé en son temps: on ne voulut pas permettre la publication du second; il circulait à Gênes en copies manuscrites. On trouva sans doute que les transactions avec les puissances étrangères pendant le XVIIe siècle étaient trop récentes pour en avouer la publicité. On s'est avisé plus tard d'imprimer ce volume, et il n'a rien enseigné à personne.
Le principal événement de l'histoire de Gênes au XVIIIe siècle (l'occupation de la ville par les Autrichiens et sa glorieuse libération par un effort populaire) a été traité à fond dans un ouvrage exprès, attribué à un membre de la famille Doria2. On trouve sur le même sujet des détails curieux dans un compendio de l'histoire de Gênes3, écrit bizarre d'un patriote du temps nommé Accinelli.
Je dois signaler une histoire de Gênes publiée il y a peu d'années par Jérôme Serra4 (mort depuis). C'était un noble, ami libéral de son pays, qui toute sa vie avait cultivé les lettres. Il était recteur de l'académie (université) de Gênes sous le régime impérial. Il est regrettable qu'il n'ait pas voulu pousser son histoire au-delà de 1483. Il n'en donne que des raisons fort vagues. Mais les considérations dues à sa position personnelle l'auront détourné d'aborder le récit de la refonte nobiliaire de 1528; ou plutôt la révolution populaire de 1797 l'aura découragé d'écrire, et le changement de régime en 1814 lui en aura bien moins laissé la liberté.
On voit que la traduction des historiens génois ne suppléerait pas pour nous au défaut d'une histoire complète de la république.
Il est un autre ouvrage qu'il ne faut pas oublier, en passant en revue les écrits historiques génois, mais qui, comme le dernier que je viens de citer, est resté incomplet: ce sont les Lettres liguriennes de l'abbé Oderico5. Ce savant s'était proposé de traiter successivement les points principaux de l'histoire de son pays, dans une série de lettres; mais il avait pris son point de départ si loin, que ses premières dissertations ne pouvaient servir de matériaux à l'histoire génoise proprement dite. Elles roulent sur les Liguriens pris en général, et cette dénomination est commune, comme on sait, à beaucoup de populations très-diverses dont l'auteur recherche les traces dans une haute antiquité. Il arrivait cependant aux temps de la domination carlovingienne, quand tout à coup il s'interrompit, et, omettant les siècles intermédiaires, sur l'invitation de l'impératrice de Russie, Catherine, il ne s'occupa plus que d'une investigation plus ou moins approfondie sur les monuments des colonies génoises de la Crimée. C'est le sujet unique de ses dernières lettres.
Il ne paraît pas qu'il ait pu s'aider des trésors scientifiques que renferment les archives de Gênes. Elles étaient accessibles à peu de personnes, même parmi les Génois. Mais après la destruction de l'ancien gouvernement, la classe des sciences morales et politiques de l'Institut de France essaya d'obtenir des renseignements sur les documents enfouis dans ce dépôt si longtemps secret. En recourant aux voies diplomatiques, un programme dressé à l'Institut fut envoyé à Gênes au gouvernement provisoire de 1798, avec une sorte de réquisition d'y procurer une réponse. Pour y satisfaire, on chargea des recherches désirées le père Semini, religieux éclairé, laborieux, et tellement modeste, que son travail, composé de quatre mémoires curieux, avec un cinquième qu'il ne put achever, parvinrent à l'Institut sans qu'on eût pris la peine de faire connaître le nom de l'auteur6. Par un autre accident, ces mémoires manuscrits se perdirent à la mort de l'académicien qui devait en faire le rapport. Heureusement les minutes en étaient restées à Gênes. Je me félicite de les y avoir vues et d'y avoir fait récolte d'utiles informations. Les notions sur les établissements de la mer Noire, appuyées sur des actes publics, y sont plus précises que dans les lettres d'Oderico. Quant à la colonie de Péra et Galata, objet également des recherches de Semini, nous en avons maintenant une histoire complète et fort intéressante7 due à M. Louis Sauli, noble génois, qui, outre les secours antérieurs, a lui-même exploré Constantinople et les restes des monuments génois.
Les archives de Gênes ont été soumises à une autre visite, due également à l'Institut. L'académie des inscriptions et belles-lettres la provoqua; et l'illustre Silvestre de Sacy ne dédaigna pas de s'en charger. Il vint à Gênes vers le temps où le pays se réunissait à la France. Dans un rapport8 très-curieux, qu'à son retour il présenta à l'académie, on peut voir toute l'importance des documents originaux qu'il a vérifiés, copiés ou traduits, et dont il a successivement publié les plus importants dans les mémoires de l'académie, en les éclairant par sa saine critique. Ce sont là de précieux matériaux; ils sont au premier rang des secours que j'ai rencontrés en France, d'autant plus précieux pour moi qu'à Gênes je n'aurais pu les atteindre.
Ces dernières recherches se rapportent presque exclusivement à l'histoire commerciale. Je n'ai rien négligé pour me renseigner sur les autres parties. Déjà je m'étais pourvu d'extraits de certaines notices manuscrites trouvées à la bibliothèque de l'université de Gênes; mais à Paris, par la complaisante assistance de M. Ernest Alby, j'ai connu un grand nombre de relations et d'opuscules qui se trouvent parmi les manuscrits de la bibliothèque royale. Les archives du royaume où le savant M. Michelet a bien voulu faciliter mes recherches, m'ont montré les nombreux originaux9 des actes qui éclaircissent les singulières transactions des Génois avec notre roi Charles VI, ou avec les rois ses successeurs, devenus à plusieurs reprises seigneurs de Gênes; actes en quelque sorte laissés dans l'ombre par les écrivains génois: on dirait qu'ils répugnent à parler de ces traités, et qu'ils en abrègent les récits à dessein.
Enfin, par la bienveillance de M. Mignet, j'ai pu consulter aux archives des affaires étrangères la correspondance des ministres ou chargés d'affaires de France à Gênes, depuis 163410 jusqu'à la cession de la Corse en 1768. Ces agents ayant été les témoins journaliers de ce qui se passait à Gênes, et souvent les négociateurs mêlés aux événements, ce sont les meilleurs indicateurs qu'on puisse désirer pour connaître les faits de cette époque. Dans ce qui concerne la Corse, j'ai pris pour contrôle de ces mêmes témoignages, le résumé des écrivains de l'île, que nous a soigneusement donné M. Robiquet dans la partie historique de ses recherches11.
Quant aux dernières années du gouvernement détruit en 1797, à la période de l'éphémère république ligurienne, et au temps de la réunion à l'empire français, je n'ai eu à consulter personne: j'étais présent et témoin impartial, sinon toujours aussi désintéressé que j'aurais voulu l'être. Pour cela même, j'ai cru devoir me borner à un simple précis des vicissitudes de cette époque.
Nota. Quelques noms historiques ont, dans l'usage, des traductions connues en français; j'en use quelquefois. J'écris indifféremment Fiesque ou Fiesco, Fieschi (Fliscus ou de Fliscis en latin); Adorne et Fregose, ou Adorno et Fregoso (Fulgosius en latin). Quant à Lomelin pour Lomellino ou Lomellini, Centurion pour Centurione, etc., cela se dit même en génois.
LIVRE PREMIER. PREMIER GOUVERNEMENT CONNU JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DE LA NOBLESSE VERS 1157.
CHAPITRE PREMIER. Temps anciens. Première guerre avec les Pisans; Sardaigne; Corse; état intérieur.
Le nom de Gênes est cité dans l'histoire pour la première fois, si je ne me trompe, à l'époque de la seconde guerre punique et de l'entrée d'Annibal en Italie (534). Quelques années plus tard, le Carthaginois Magon aborda sur la côte voisine (547), trouva la ville sans défense, la pilla et la détruisit. Le sénat romain ordonna qu'elle serait rebâtie (549): un préteur fut délégué pour prendre ce soin1: c'est tout ce que les historiens nous ont transmis de plus important sur cette cité; ailleurs ils la nomment seulement à l'occasion de l'itinéraire de quelques armées. Si les Liguriens occupent une place considérable dans leurs récits, l'on sait que la dénomination de Ligurie a été souvent étendue du rivage de la mer et des Apennins aux vastes plaines cisalpines. Pour être averti de ne pas confondre l'histoire de tant de populations différentes malgré une dénomination commune, il suffirait de remarquer que, lorsque Magon pillait Gênes, il avait pour alliés les Liguriens les plus voisins de cette ville. C'est à Savone qu'il mettait son butin en sûreté2.
Dans le nombre singulièrement petit des monuments archéologiques qui, dans ce pays, ont échappé aux bouleversements de tant de dévastations réitérées, il en subsiste un très-curieux: c'est une table de bronze sur laquelle est gravée une sentence arbitrale rendue par deux jurisconsultes romains, pour vider les différends de deux populations voisines. La date marquée par le nom des consuls de Rome répond à l'époque de Sylla3. Par le texte, il paraît que les habitants d'une des vallées que Gênes sépare formaient une communauté dont cette ville était le chef-lieu. Leur trésor commun y était déposé. On voit aussi que les Génois étaient autorisés à exiger des membres de l'association, l'obéissance aux décrets de la justice. Strabon, au temps de Tibère, appelle Gênes le marché de toute la Ligurie. Voilà ce que nous savons de cette ville sous l'empire romain.
Son nom latin Genua ne varie ni dans les auteurs ni dans les inscriptions; c'est l'ignorance du moyen âge qui, ayant écrit Janua, en fit la ville de Janus. De là les traditions les plus ridicules. Jacques de Varase (de Varagine), archevêque de Gênes au XIIIe siècle, ne doute pas que la ville n'ait été fondée par Dardanus ou par Janus, princes troyens, si même ces étrangers n'ont pas été précédés par un autre Janus, petit-fils de Noé. Quoi qu'il en soit, sur la foi de l'archevêque, la cathédrale de Saint-Laurent déploie encore, en caractères gigantesques, une inscription qui atteste à tous les yeux la fondation de Gênes par Dardanus, roi d'Italie4.
Sans discuter les traditions et les chronologies des martyrs, on peut croire que le christianisme s'établit de bonne heure chez les Génois.
Ils portèrent le joug des Goths pendant leur invasion, jusque sous Théodoric. Cassiodore adresse aux juifs domiciliés à Gênes un rescrit qui leur octroie divers privilèges5. Quand Bélisaire rendit pour un temps l'Italie à l'empire, il établit à Gênes un gouverneur nommé Bonus. On assure que Totila, voulant obliger le général romain à diviser ses forces, lui fit tenir des lettres supposées de ce gouverneur, qui le pressait d'envoyer des secours pour défendre Gênes6.
(539) Les Francs sous Théodebert, roi d'Austrasie, ayant envahi la Ligurie, détruit Milan et ravagé tout le pays, portèrent leurs dévastations jusqu'à Gênes. Sans doute cette ville, quoiqu'elle ne fût pas encore de marbre, suivant la remarque de Gibbon7, avait déjà son importance, s'il faut en croire les barbares vainqueurs, puisqu'ils se glorifient d'avoir pillé et brûlé deux des plus florissantes cités du monde, Pavie et Gênes8.
(606) On ne sait jusqu'à quel point les Génois avaient réparé leurs revers quand, sous les Lombards, Rotharis vint piller la ville9 que ses prédécesseurs avaient laissée en paix. En général on croit que Gênes dut quelque accroissement à l'invasion des Lombards en Italie. Comme Venise, elle servit d'asile aux émigrés que la fureur des conquérants barbares chassait des régions envahies. La barrière de l'Apennin était presque aussi sûre que celle des lagunes. Rien n'invitait l'avidité des possesseurs des plaines les plus riantes et les plus riches à franchir les rudes sommets de ces hautes montagnes, dont au revers le pied est immédiatement battu par les vagues de la Méditerranée. Probablement Gênes resta presque oubliée, peut-être dédaignée comme une bourgade de pêcheurs, par des dominateurs étrangers à la mer. Mais, à couvert du côté de la terre, elle eut à se défendre contre des ennemis maritimes. Les Sarrasins d'Afrique ravagèrent les côtes d'Italie. Leurs apparitions dévastatrices furent fréquentes, et ce fléau se prolongea plus d'un siècle. Gênes semble avoir été le point d'appui et le boulevard principal de la défense de tout le littoral des frontières de la Provence à la mer de Toscane. Des tours antiques dont les vestiges subsistent sur les caps, le long de la côte, passent, dans la tradition populaire, pour le reste du système de défense que les Génois avaient organisé dès ce temps.
On ignore sur quelle autorité Foglietta, historien génois du seizième siècle, a pu avancer que Gênes a eu des comtes pendant cent ans. On n'en connaît point; on trouve seulement qu'une de nos chroniques du temps de Pépin attribue la conduite d'une entreprise malheureuse sur la Corse à un Adhémar qu'elle qualifie de comte de Gênes. Il n'est question ni de Gênes ni d'Adhémar dans le petit nombre d'écrivains qui parlent de cette expédition10, dont l'authenticité est fort incertaine (806).
Quoi qu'il en soit, Gênes profita des temps de désordre et d'anarchie qui succédèrent bientôt pour s'acquérir une indépendance de fait. Elle suivit en cela l'exemple de beaucoup d'autres villes dont le gouvernement échappait aux faibles descendants de Charles, ou qui, reconnaissant des suzerains, n'obéissaient pas à des maîtres. Tandis que la souveraineté se disputait dans les plaines de la Lombardie, une petite commune dont la puissance n'importunait encore personne, perdue entre les montagnes et la mer, pouvait se régir à son gré sans que les empereurs ou les rois en fussent jaloux. Les droits de la souveraineté semblaient assez bien conservés quand de tels sujets recevaient humblement à titre d'octroi et de privilèges les libertés dont ils s'étaient saisis. Néanmoins ces progrès vers l'indépendance furent lents et probablement rétrogradèrent à certaines époques (988). Nous pouvons en juger par un diplôme de Bérenger II et d'Adalbert son fils, rois d'Italie, qui existe dans les archives génoises et que les historiens nationaux, sans le transcrire, ont cité comme un précieux monument de l'indépendance de leur patrie, et comme une confirmation de ses possessions et de ses droits11. Ce diplôme accordé par les rois à l'intercession d'Hébert leur fidèle (rien n'indique ce qu'il était pour les Génois)12, s'appuie d'abord de cette maxime qu'il convient aux souverains d'écouter favorablement les voeux de leurs sujets, pour les rendre d'autant plus prompts à l'obéissance. C'est pourquoi on confirme tous les fidèles et habitants de la ville dans leurs propriétés mobilières et immobilières acquises ou d'héritage, soit paternel, soit maternel, au dedans et au dehors de la cité, savoir leurs vignes, leurs terres labourables, prairies, bois, moulins, et leurs esclaves des deux sexes; il est défendu aux ducs, comtes ou autres d'entrer dans leurs maisons ou possessions, de s'y loger d'autorité, de leur faire tort ou injure. Les infracteurs encouraient la peine d'une amende de mille livres d'or, applicable par moitié au trésor royal de Pavie et aux habitants de Gênes. Or, un tel décret nous montre les Génois encore dans la simple condition de sujets; pure sauvegarde de propriétés privées et de biens ruraux, il exclut toute idée de domaine public, de droits politiques reconnus ni concédés; il n'accorde aucun privilège. Si la commune avait ses magistrats, on n'a pas même daigné en faire mention. En un mot, rien ne laisse supposer ici ni la consistance ni la forme d'un État; cette prétendue charte de franchise est un témoignage de sujétion. Il n'est pas rare, il est vrai, que des diplômes, écrits dans le style magnifique de la domination suprême, aient été interprétés chez ceux qui les avaient obtenus, dans un sens beaucoup plus large que le sens littéral. Quelquefois avec le temps, ils ont produit ce qu'ils ne donnaient pas; des confirmations sérieuses sont intervenues sur des concessions qui n'avaient pas encore existé.
Les expéditions maritimes auxquelles les Génois se livrèrent dans le onzième siècle prouvent du moins qu'alors laissés à eux-mêmes, ils agissaient comme un peuple indépendant. Isolés et sans force pour s'agrandir autour d'eux, ils n'avaient dû attendre que de la mer leurs ressources et toutes leurs espérances d'acquérir. De bonne heure cette position et la nécessité les accoutumèrent à la navigation. A toutes les époques on les retrouve sur la mer Méditerranée, bravant les orages et l'ennemi, pourvu que le péril dût être suivi de quelque profit; sobres comme les habitants d'un sol pauvre et stérile, habiles à la manoeuvre, hardis à la course, prompts à l'abordage et ne craignant pas plus d'aller à la rencontre du danger qu'à la recherche du gain.
Afin d'écarter plus sûrement les attaques des pirates sarrasins, les Génois coururent souvent au-devant d'eux pour les attaquer dans leurs repaires ou pour les détruire sur la mer. Dans ces occasions toute la population valide s'embarquait. Sur cela se fonde une tradition qui, en 936, fait saccager par les Mores la ville où il ne restait que les vieillards, les femmes et les enfants, tandis que les hommes adultes étaient en course. Témoins en abordant à leur retour des ravages soufferts en leur absence, on dit qu'ils tournèrent la proue, volèrent après l'ennemi, l'atteignirent dans une île voisine de la Sardaigne, le défirent et ramenèrent à Gênes le butin repris, et leurs familles délivrées de l'esclavage13.
Bientôt de cet exercice de leur unique force naquit l'ambition de se rendre considérables. Ils entrevirent des conquêtes moins difficiles au loin que l'occupation du moindre village à leurs portes. Ils se sentirent sur la mer une énergie qui contrastait avec leur faiblesse au dedans; et, pour prendre rang parmi les cités prépondérantes de l'Italie, ils durent compter sur la terreur de leurs flottes et sur le bruit de leurs exploits au dehors.
C'est encore la guerre perpétuelle des Sarrasins qui amena les premières occasions où les Génois furent en contact avec des émules, et entrèrent dans le champ des intrigues et des jalousies de la politique extérieure. Les Pisans, avec les mêmes avantages sur la mer, les avaient devancés en forces et en crédit. Ce furent leurs premiers rivaux. Ceux-ci avaient déjà entrepris de chasser les Mores établis en Sardaigne, dangereux voisins pour un peuple navigateur. Un prince arabe nommé Muzet ou Muza, que les annalistes font aussi roi de Majorque, y dominait, et de là menaçait le Tibre et l'Arno. Les papes s'en effrayaient et s'indignaient qu'une île chrétienne si proche de l'Italie devînt la forteresse des ennemis de la foi. Les Pisans, suscités par Jean XVII (1004), attaquèrent Muza plusieurs fois et avec des succès divers14; mais la domination du More s'affermissait de plus en plus. Benoît VIII s'adressa aux Génois, enfants respectueux et dévoués de l'Église. Il les engagea dans un traité d'alliance avec les Pisans, à qui ils servirent d'auxiliaires. L'expédition combinée réussit, l'île fut occupée par les assaillants; Muza fut mis en fuite. Mais alors se manifesta entre les deux peuples une jalousie, premier germe de plusieurs siècles de haines constantes et de fréquentes hostilités. Suivant la relation assez vraisemblable des Pisans, ceux-ci, en vertu d'un traité fait au départ (1015 à 1022), devaient garder pour eux le territoire qu'on allait conquérir. Mais les Génois qui s'étaient contentés de se réserver une part dans le butin, après l'ample partage de ces richesses, ne voulurent plus s'en tenir au traité, ils prétendirent se faire des établissements dans l'île, et les alliés en vinrent aux mains. Pendant cette querelle qui dura quelques années, Muza reparut et vint à bout d'expulser les deux parties contendantes. Le malheur, l'intérêt commun, les instances du pape, l'intervention même des empereurs, à ce qu'on assure, réunirent encore une fois ces rivaux. Dans les montagnes qui communiquent de Gênes à la Toscane, étaient des seigneurs vassaux de l'empire, tels que les Malaspina. Ils se joignirent aux deux républiques, car des peuples qui n'étaient que navigateurs avaient besoin de l'assistance des chefs militaires et des gens que ceux-ci pouvaient armer. Les Sarrasins furent détruits; Muza prisonnier alla finir ses jours dans les prisons de Pise.
Le récit des Génois est différent. Suivant eux, le premier traité n'était pas tel qu'on le dit à Pise. D'ailleurs leurs exploits furent si éclatants qu'on ne pouvait leur en dénier le prix le plus ample. Eux seuls firent Muza prisonnier; ils l'envoyèrent, disent-ils, en hommage à l'empereur. Ce fait, dont on ne trouve aucune trace sinon que les Génois s'en vantaient 250 ans après, en plaidant devant un autre empereur, est en pleine contradiction avec la détention et la mort du prince more dans les murs de Pise, et ce sont là des circonstances sur lesquelles il est difficile de taxer d'erreur des chroniques locales. Les écrivains génois ne sont pas contemporains, et ils avouent qu'il y a peu de certitude dans les traditions des faits antérieurs à leurs annales régulières. Il est constant qu'après l'expulsion des Mores de la Sardaigne, les Pisans en restèrent les principaux possesseurs, mais qu'ils y abandonnèrent à leurs confédérés des domaines considérables. Des Génois s'établirent dans les environs d'Algheri et s'y maintinrent.
La Corse paraît avoir eu de bonne heure des relations avec Gênes. À l'extinction d'une branche des Colonna romains qui avaient gouverné l'île, quelques possesseurs de châteaux se disputant cet héritage, un gouvernement populaire se forma (1030). Alors les Corses, pour avoir des juges impartiaux, en demandèrent à Gênes, et, dit-on, avec le temps ces arbitres devinrent des seigneurs15. Cette tradition corse n'est pas rapportée dans les historiens génois, le fait serait antérieur à l'époque des annales de leur pays. Un tel emprunt de magistrats devint bientôt si commun en Italie que sa singularité n'est pas un motif de le nier. Mais les Génois étaient probablement alors fort peu en état de fournir des jurisconsultes à leurs voisins: ils n'avaient encore eux-mêmes ni chanceliers ni officiers de justice. Quoi qu'il en soit, les Sarrasins avaient fait de fréquentes descentes en Corse. Il fallait les chasser, et les papes y exhortaient les Génois; ceux-ci ont même prétendu que c'était leur propriété qu'ils avaient à reprendre et que dès les premières années du XIe siècle une bulle leur avait concédé l'île; car les papes s'en prétendaient suzerains, ainsi que de la Sardaigne, par la libéralité soit de Constantin, soit de Pépin ou de Charlemagne. N'abandonnant jamais ce qu'ils semblaient octroyer, il n'est pas impossible que les papes, en termes plus ou moins exprès, aient flatté les Génois de la possession d'une lie où ils les envoyaient combattre, ou qu'ils aient donné, à cette occasion, ce que nous les verrons peu après vendre et revendre. Cependant cette première investiture de la Corse reste sans preuve. On dit au contraire que les Génois s'étant emparés d'une portion de l'île, Grégoire VII, qui s'en prétendait toujours maître, les traita d'infidèles, d'usurpateurs des biens de saint Pierre, et commanda de les chasser.
Dans les premières tentatives faites par les Mores pour reprendre la Sardaigne, ils revinrent en Corse (1070). Les Pisans qui les y poursuivirent leur ayant arraché cette conquête entreprirent de la retenir à leur profit. Les Génois en conçurent une jalousie nouvelle. Ils alléguèrent l'ancienne concession, qu'ils attribuèrent à Benoît VIII, et la guerre recommença entre les rivaux. Ces faits marqués dans quelques histoires participent de l'obscurité répandue sur tout ce qui précède les chroniques certaines. On perd de même la trace d'une expédition en Afrique, pour laquelle les papes réunirent presque tous les peuples d'Italie (1088). Les Génois et les Pisans y concoururent ensemble; ce fut le prélude des croisades16.
Avant de raconter quelle part les Génois prirent à ces grandes et singulières expéditions, comment ils y acquirent l'opulence et enfin l'importance politique, il convient de reconnaître le point de départ de ces heureux efforts. Il faut rechercher ce qu'était Gênes à la fin du onzième siècle. C'est précisément à cette époque que commencent ses chroniques écrites contemporaines et publiques. Sèches et brèves, destinées à constater en peu de mots devant les témoins oculaires l'événement du jour, négligeant les circonstances, quelquefois les dissimulant, car elles sont officielles; toujours supposant connus les antécédents sans s'interrompre ni remonter pour les rappeler, nulle part ces annales ne montrent, en résumé, le tableau que nous leur demanderions. Mais en les lisant attentivement, nous y recueillons assez de traits pour le recomposer ou pour nous donner une idée passablement distincte d'une si petite république qui fit de si grandes choses.
Nous voyons d'abord qu'elle était tout entière contenue dans la ville seule; sans autorité sur ses plus proches voisins; dépendante elle-même de l'empire, elle savait plutôt échapper à la soumission qu'elle n'osait la désavouer.
La ville était resserrée dans une enceinte fort étroite. Elle était bien loin de border de ses quais et d'entourer de ses édifices la vaste sinuosité dont on a fait depuis le port de Gênes17. Cependant cette ville sans territoire, autour de laquelle nous serions en peine de trouver la place de ces champs et de ces prés dont ci-devant les rois d'Italie confirmaient la possession à ses habitants, commençait à être riche. Ces fruits venus uniquement de la course et du trafic maritime, étaient encore entièrement consacrés à l'aliment et à l'activité croissante des entreprises d'outre-mer. Les expéditions des Génois en Syrie eurent pour fond ce que, corsaires à la fois et marchands, ils s'étaient partagé de dépouilles et de gains. Cette industrie, la seule qui fut à la portée de ce peuple, l'avait rendu non-seulement hardi et expert, mais patient et ingénieux dans la recherche de son profit. Il était économe et avide comme doivent l'être ceux que l'amour du gain fait s'exposer sur la mer. La valeur des richesses était appréciée par la peine au prix de laquelle ils les acquéraient et par l'expérience des fruits progressifs d'une épargne bien employée.
Dès ces temps anciens, ils y gagnèrent surtout l'esprit d'association mercantile qui n'a jamais abandonné Gênes. On s'associa pour construire la première galère; son équipement, son armement donnèrent naissance à d'autres sociétés, et cet usage dure toujours. Par la plus constante des habitudes les hommes de mer génois naviguent non pas pour un loyer, mais pour une part dans les profits de l'entreprise. Les monuments ne nous permettent pas de douter que cette coutume ne vienne de l'époque dont nous traçons l'histoire. Quand, au lieu d'une galère, on eût à expédier des flottes, la société entre les armateurs s'agrandissant dut exiger le concours des bourses et des bras: en un mot, elle dut comprendre toutes les ressources et tous les intérêts. Dans cette communauté, l'un mettait un peu d'argent, l'autre apportait pour mise son habileté à manier la voile ou même à tirer la rame. Des aventuriers s'offraient pour prêter main-forte. Une proportion connue décidait du droit de chacun au partage des bénéfices; et nul n'avait eu tant à fournir qu'il put être le maître de ses associés. C'est ainsi qu'un intérêt unique les occupait tous et réunissait les volontés. Et, chose remarquable, l'esprit d'association était le plus fort de lents liens. La commune, dont les affaires se décidaient ou plutôt se concertaient sur la place publique, n'était qu'une société de commerce maritime18. A l'ouverture des chroniques génoises nous lisons qu'une expédition en Syrie étant résolue on fit la compagnie pour trois ans. On lui donna six consuls qui, tous, furent aussi les consuls de la commune. C'est qu'en effet cette entreprise était l'intérêt dominant, universel. Avoir fait les affaires sociales de l'armement, c'était avoir fait celles de tout le monde, c'était avoir pourvu aux affaires de la république; il n'y avait qu'à laisser les unes et les autres aux mêmes mains.
Ce mélange des intérêts entretenait l'égalité; nous avons la certitude qu'elle régnait à Gênes. C'était en ce temps une démocratie simple; tout y était populaire. Sans possession à l'extérieur, ses bourgeois ne pouvaient connaître les droits de la féodalité. Au dedans, on ne rencontre rien qui annonce parmi eux la moindre trace d'une classe héréditaire de notables. Dans leur consulat électif, on voit bien moins une magistrature relevée par ses fonctions publiques que le syndicat des intérêts pécuniaires des particuliers. Le consulat même paraît alors d'institution assez récente. Les consuls n'étaient pas encore assistés de conseillers ou anciens, tels que la complication des affaires les fit appeler dans la suite. Il fallut que ces honneurs municipaux devinssent moins modestes, et que plusieurs générations des mêmes familles s'y fussent succédé avant qu'il en naquît la prétention et qu'il en sortît enfin la reconnaissance d'une noblesse héréditaire. Elle n'existait pas au temps de la première croisade. L'esprit populaire se montrait alors et ne s'est jamais entièrement perdu; nous le verrons assez bien survivre en tout temps pour servir de contrepoids et de frein aux inégalités politiques peu à peu introduites. Nous pourrions dire que notre histoire sera le développement de cette donnée, si nous ne craignions d'annoncer dans l'exposition des faits la recherche d'un système. C'est d'eux-mêmes que les résultats se présenteront.
Il faut maintenant parler des expéditions de la terre sainte.
CHAPITRE II.
Les Génois aux croisades. - Prise de Jérusalem.
(1064) Ingulphe, secrétaire de Guillaume le Conquérant, ayant fait le voyage de Jérusalem, trente-cinq ans avant les croisades, raconte qu'à Joppé il trouva une flotte marchande génoise. Il y prit passage pour retourner en Europe1.
Ainsi le chemin des ports de la Syrie était familier à ces navigateurs, avant que la prédication de l'ermite Pierre appelât en Orient les armes des peuples occidentaux. Les lieux saints n'avaient jamais cessé d'attirer de toutes les régions de l'Europe les fidèles de tous les rangs. Le grand nombre cheminait en mendiant l'hospitalité, mais parmi ceux de la classe aisée une portion préférait la traversée de mer au pénible voyage de terre; et Gênes spéculait sur les moyens de les transporter. Au printemps de chaque année, l'approche des solennités de Pâques réunissait à Jérusalem la foule des pèlerins; leur concours donnait à la Judée l'aspect d'une foire chrétienne, et dès ces temps partout où il y avait un grand marché abordable par la mer, il se trouvait des marchands génois.
Les mahométans permettaient l'entrée de Jérusalem aux pieux voyageurs d'Europe, moyennant un péage levé à l'entrée de la ville et fixé à une pièce d'or par tête. Peu à peu il s'y était formé une sorte de colonie chrétienne et latine, et des relations de commerce avaient pris naissance. En automne surtout, au temps où la saison avertissait les matelots de se préparer à repartir, ce marché devenait un lieu d'échange important pour les produits de l'Europe et de l'Asie. Gênes et les autres villes de l'Italie y avaient leurs facteurs. Une église avait été bâtie. Auprès s'étaient ouverts des asiles pour abriter les fidèles des deux sexes à leur arrivée, et pour assurer de charitables secours aux pauvres. Cette institution, à laquelle les hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem durent leur origine, était entretenue par les dons recueillis en Europe tous les ans; et les contributions volontaires des marchands de Gênes et de Pise, expressément remarquées par les contemporains2, indiquent bien que les facilités offertes au pèlerinage étaient considérées dans ces villes comme un intérêt de commerce.
Du Xe siècle au XIe, c'étaient les Amalfitains qui avaient dominé sur la mer, de la Mauritanie à la Syrie; mais au commencement du XIIe leur éclat était passé. L'invention de l'aiguille aimantée leur a été attribuée; il est vraisemblable qu'après l'avoir reçue des Arabes, ils l'employèrent des premiers en Europe. Mais il n'y a point de raison de croire que les autres peuples d'Italie eussent pu ignorer ou négliger longtemps ce que ceux d'Amalfi auraient pratiqué. Quoi qu'il en soit, aucun monument ne nous apprend à quelle époque la boussole devint le guide de la navigation; on sait qu'elle était d'un usage familier au XIIIe siècle, sans qu'il en soit parlé comme d'une découverte récente. Nous nous bornons à remarquer qu'au temps des croisades, les voyages ne semblent se faire qu'en suivant les côtes et on touchant d'île en île: on ne part point de Gênes pour la Syrie sans aborder la Sicile, on n'arrive point sans toucher en Chypre.
La sécurité des pèlerins, de leurs frères de Jérusalem, et du commerce que leurs rapports avaient fait naître, fut enfin troublée (1009). Cependant la persécution eut ses phases et ses alternatives; les églises furent renversées et rebâties, le négoce des Latins interrompu et repris (1076). La situation devint encore plus fâcheuse quand les Turcs, vassaux, et maîtres des califes de Bagdad enlevèrent la Syrie aux Fatimites d'Égypte. L'oppression de ces conquérants farouches devint insupportable. Leurs divisions, leurs guerres civiles aggravèrent les calamités. Les pèlerins, spectateurs de ces désastres dont ils avaient souffert leur part, venaient à leur retour sur leurs foyers en répandre les douloureux récits. Ils faisaient frémir leurs compatriotes en racontant, en exagérant peut-être la profanation des lieux saints, les violences faites aux adorateurs de la croix, les calamités du peuple fidèle qui, esclave des mécréants, était à peine souffert autour du tombeau sacré. Des témoins accrédités, des prêtres vénérables, des orateurs passionnés, allaient conjurant l'Occident catholique d'envoyer les secours les plus prompts à leurs frères malheureux. Mais, suivant des esprits plus exaltés, il ne suffisait plus d'aumônes, il fallait marcher promptement à la délivrance du sépulcre du Christ, ou se résoudre à en voir l'approche interdite à jamais par la malice des profanateurs infidèles, et pour l'éternelle honte du nom chrétien.
(1095) Personne n'ignore avec quelle ferveur ces invitations à la guerre se répandirent et furent écoutées; comment le souverain pontife les publia à Vézelay, au Puy, à Clermont; comment les peuples répondirent: Dieu le veut! et se vouèrent à l'étendard de la croix. On connaît le sort des premières troupes qui marchèrent sans ordre et sans prévoyance, les événements et les désastres de leurs voyages, les obstacles que rencontrèrent au-delà du Danube, à Constantinople, dans l'Asie Mineure, les princes et les chevaliers qui, au milieu de ces tourbes sans discipline, seuls composaient une véritable armée. L'ambition, l'imprudence, les désordres de toute espèce marchaient avec ces saints guerriers; les rivalités et les discordes des chefs avaient déjà éclaté, lorsque enfin l'on arriva sous les murs d'Antioche et que le siège de cette ville fut entrepris (1097)3.
On ne trouve point que des Génois se fussent enrôlés parmi cette pieuse milice. Ce n'était pas eux qu'il était besoin d'engager pour les amener à la terre sainte. Ils firent, pendant la marche des croisés, ce qu'ils avaient toujours fait. Leurs navires transportèrent en Judée des passagers, des armes et des vivres. Les croisés avaient pris les routes de terre; mais aussitôt que dans sa marche l'armée atteignit le bord de la mer, elle trouva des navires génois chargés de provisions, côtoyant le rivage, et venant à la rencontre des acheteurs; il en fut toujours ainsi, et pour n'être pas gratuits, leurs secours n'en furent pas moins utiles.
(1098) Les chrétiens assiégeaient Antioche depuis cinq mois. On avait passé un hiver désastreux, pendant lequel les combats journaliers avaient été bien moins funestes que la disette et la misère. Déjà plusieurs chevaliers renommés avaient donné le triste exemple du découragement et de la désertion quand on apprit l'arrivée au port voisin de Saint-Siméon, de quelques vaisseaux génois chargés de vivres. Cette annonce suffisait pour remonter tous les courages. Mais du port au camp un trajet de dix milles seulement était un obstacle presque insurmontable, au milieu des ennemis qui accouraient pour faire lever le siège. Les principaux de l'armée, le comte de Toulouse et le prince de Tarente, Bohémond, marchèrent en personne. Le premier tomba dans une embuscade, et Godefroy de Bouillon, accouru à son secours, ne le délivra pas sans perte. Bohémond plus heureux ramena le précieux convoi dans le camp chrétien4.
Trois mois après, Antioche fut rendue aux croisés, mais à peine ils y entraient que des troupes innombrables réunies contre eux vinrent les assiéger à leur tour. Ils avaient éprouvé la disette devant la ville, ils connurent la plus horrible famine dans ses murs. Dès les premiers moments de ce siège, la menace de ces désastres fit de nouveaux déserteurs. Quelques seigneurs, dont les noms jadis illustres, maintenant effacés du livre de vie, dit un pieux contemporain, ne méritent pas d'être rappelés, s'échappèrent honteusement de la ville, et ce fut par un égout, s'il faut en croire des témoins indignés de leur fuite. Ils arrivèrent en hâte au port de Saint-Siméon. Ils annoncèrent aux Génois, qu'Antioche venait d'être reprise d'assaut, que tout y était en sang et en flamme, que l'ennemi marchait pour brûler les galères, et qu'il n'y avait plus qu'à couper les câbles pour se sauver à force de voiles. Les fuyards, afin de s'assurer une occasion de partir, précipitèrent par ce mensonge honteux le départ de la petite flotte5.
Une tradition est attachée à ce retour vers Gênes, et la supprimer ce serait négliger un trait assez caractéristique. On relâcha sur la côte de Lycie. A peu de distance était la ville de Myra. Des religieux passaient pour y conserver le corps du bienheureux saint Nicolas, protecteur très- révéré des mariniers. Ceux de Gênes, jaloux peut-être de se racheter de leur fuite trop prompte, crurent faire une oeuvre sainte en allant envahir le couvent afin d'en enlever la vénérable dépouille. Les malheureux moines, voyant la résistance impossible et la prière inutile, entrent en explication. Ils révèlent aux Génois un grand secret gardé chez eux sous la foi du serment. Ils ne possèdent nullement les reliques du patron des navigateurs. Sous son nom, leurs anciens, fuyant d'Égypte, avaient déguisé un autre dépôt secrètement dérobé à la profanation des mahométans. Les restes prétendus de saint Nicolas sont, en un mot, les cendres de saint Jean-Baptiste. Mais plus cet aveu, appuyé des serments les plus forts, mérita de croyance, plus l'espoir des religieux fut trompé. Saint Nicolas n'était cher qu'aux matelots; le saint précurseur est pour tous les Génois le médiateur le plus invoqué. Il est, après la Madone, le premier des glorieux protecteurs de leur cité. Les cendres de saint Jean furent enlevées sans pitié ni scrupule, et arrivèrent en triomphe à Gênes. Elles y sont encore. C'est le plus précieux trésor de la cathédrale de Saint-Laurent. Plusieurs fois religieusement conduites au bord de la mer, elles passent pour avoir calmé la tempête. En souvenir de cette merveilleuse assistance, encore aujourd'hui elles sont portées sur le môle une fois l'an avec une sainte solennité. N'oublions pas de dire que, pour mieux fonder la confiance en des reliques si précieuses, le pape Alexandre III en attesta l'authenticité quatre-vingts ans après.
(1099) Les croisés, maîtres d'Antioche, avaient résisté aux horreurs de la famine et aux efforts de leurs ennemis. Une sanglante bataille, une victoire brillante avaient délivré la ville, ramené l'abondance aux dépens des vaincus, et enfin ouvert les chemins. Bohémond s'était fait adjuger la principauté d'Antioche contre les prétentions du comte de Toulouse. Au printemps, on avait marché. On était enfin parvenu sous les murs de Jérusalem et le siège avait commencé. Mais les opérations étaient lentes. On manquait de secours de toute espèce, surtout de machines de guerre. C'est avec une nouvelle joie qu'on apprit l'arrivée d'une autre flotte génoise entrée au port de Joppé. Une escorte demandée pour conduire au camp les provisions qu'elle apportait se fit jour jusqu'au rivage malgré les obstacles de la route; les croisés affamés partagèrent avec allégresse le vin, le pain, les grossières salaisons des marins. Les cargaisons furent débarquées; ou repartait, quand une flotte égyptienne vint de nuit surprendre le port et attaquer les Génois avec des forces irrésistibles. On eut le temps et le bonheur de mettre à terre les voiles, les agrès, les outils, les provisions de toute espèce; les bâtiments abandonnés furent brûlés par l'ennemi.
Les hommes des équipages, après la perte des navires, ne balancèrent pas à se joindre aux combattants et à marcher au siège. Leur chef était Guillaume Embriaco6, surnommé par les croisés Tête de Marteau (caput mallei ou malleum), soit à cause de sa bravoure, soit par illusion à son industrie. Les historiens rendent témoignage de son habileté comme ingénieur. Ils reconnaissent que ses compagnons, gens instruits, tenaient de leur profession maritime l'art de travailler le bois, de construire et de manier les machines. Les matériaux sauvés de l'incendie de leurs bâtiments, leurs outils surtout portés avec eux furent un très-utile secours entre leurs mains. Ils mirent en oeuvre les arbres de la célèbre forêt de Tancrède. Au commencement du siège, le soin des engins militaires avait été commis à Gaston de Béarn, attaché au camp de Godefroy de Bouillon. Cette direction fut confiée à Embriaco dans l'armée du comte de Toulouse, car l'attaque de la ville était divisée entre ces deux corps séparés. Mais le secours des Génois fut sans contredit emprunté dans l'une et dans l'autre; et puisqu'il est expressément marqué qu'on fit par leur aide des ouvrages qu'on n'eût osé entreprendre avant eux, ou dont on n'aurait pas espéré le succès, on peut hardiment compter dans ce nombre la machine qui lançait dans la ville des roches d'un poids énorme, et les grandes tours mobiles dont le pont s'abaissait sur la muraille, et d'où s'élancèrent les assaillants qui les premiers plantèrent l'étendard de la croix sur les remparts de Jérusalem7.
L'archevêque de Varagine ne se fait pas scrupule d'assurer que les Génois, montés sur quarante galères, prirent la ville sainte et y établirent roi Godefroy de Bouillon. Avec plus de critique, les écrivains de Gênes venus après lui, au défaut de leurs chroniques nationales qui ne remontent pas tout à fait si haut, ont cru leur patrie assez honorée en adoptant la relation de Guillaume de Tyr, la même que nous venons de suivre. Quelques-uns, cependant, ont admis qu'une inscription fut gravée sur le saint sépulcre même pour reconnaître la protection très-puissante des Génois; elle subsista, dit-on, jusqu'au règne d'Amaury, qui la fit effacer. Nous trouverons bientôt des documents plus certains des services rendus par les Génois et de la reconnaissance des croisés. Nous avons aussi pour témoignage le langage unanime des mémoires des croisés français, normands, provençaux, qui, d'accord sur l'assistance prêtée, nous mettent sur la voie d'en apprécier le mobile et la récompense. Ils peignent à chaque arrivée des vaisseaux de Gênes la joie qu'en ressentait l'armée, condamnée aux privations et souvent à la disette de vivres. Non- seulement ce sont des provisions qu'on apporte à ces Occidentaux, et pour ainsi dire des fruits de leur pays, mais à peine les arrivants ont débarqué et vendu leurs cargaisons qu'ils vont en chercher d'autres sur les mêmes navires en Chypre, à Rhodes, sur toutes les côtes les plus voisines où l'on peut négocier. Ils reviennent aussitôt, suivant toujours les mouvements de l'armée, ils abordent sur tous les points où l'on peut établir une communication avec le camp; ils entretiennent aussi des approvisionnements journaliers tant que la saison permet cette navigation continue et ces stations sur le rivage. L'ardeur du gain, encore plus que le zèle, animait ce commerce, et l'on ne peut douter de l'habileté de ces fournisseurs pour en tirer un large profit. Il suffit de réfléchir à la pénurie de toutes choses où les croisés se virent si souvent réduits, à leur nombre immense, à leur légèreté, à l'insouciante imprévoyance de ces chevaliers, alliée à une extrême avidité de jouissances. Les ressources apportées avec eux bientôt épuisées, ils pillaient et détruisaient pour avoir de quoi satisfaire les besoins et les fantaisies, et tous les trésors pris par leurs mains tombaient dans celles des marchands, surtout des Génois; ces richesses venaient incessamment se mettre en sûreté sur les vaisseaux, et les armateurs ne tardaient guère à les aller déposer dans leur patrie. Ainsi ils ne laissaient rien perdre de ce qu'ils avaient une fois acquis, et ils acquéraient toujours; tandis que les princes et les chevaliers n'ont jamais rien rapporté en Europe, et qu'à chaque occasion on les voit remarquer tristement, que partis de chez eux riches seigneurs, ils repassent la mer et les Alpes en pauvres pèlerins réduits à l'aumône.
Le retour de la terre sainte mettait tous ces voyageurs dans la dépendance des armateurs. La mer était la seule voie ouverte à ceux qui, venus par terre en grande force, s'en retournaient séparément à mesure que l'impatience de regagner leurs foyers leur persuadait que leur voeu à la croix était assez accompli. Par là les habitants des pays les plus internes apprirent le chemin de la Méditerranée, et il n'y en avait pas d'autre pour les pèlerins nombreux, mais épars, que le zèle envoya gagner des pardons aussitôt que l'Europe eut su le saint sépulcre aux mains des chrétiens. On nous parle de navires chargés de quatre cents et de cinq cents passagers. Ce fut à la fois un profit immense et une vive impulsion donnée aux entreprises maritimes. Les vaisseaux ne faisaient pas sans péril et sans se préparer à de fréquents combats les voyages et le trafic vers des ports qu'on trouvait fréquemment occupés par l'ennemi, ou dans des parages infestés par les Égyptiens. En état d'attaquer pour être prêt à se défendre, tout armateur était corsaire. Le pillage sur mer fut une des branches du commerce. Ce fut l'emploi des navires et l'occupation des hommes dans les intervalles de l'arrivée en Syrie et du retour en Occident. Aussi les gens de mer quittaient rarement leur bord pour se mêler aux combattants. Embriaco et ses compagnons ne vont au siège de Jérusalem qu'après que leurs vaisseaux ont été brûlés; plus tard ce n'est que par des négociations intéressées qu'on les engage à prêter leur assistance aux opérations militaires.
Un des annalistes de la croisade8 se complaît à comparer les peuples maritimes de l'Italie avec les Français et les Allemands, qu'il appelle la force des nations: ceux-ci plus braves sur terre, guerriers plus habiles, les autres plus forts et plus constants sur la mer. Les hommes d'Italie, dit-il, sont graves, prudents, sobres; ils sont polis et ornés dans leur langage, circonspects dans leurs conseils, actifs dans leurs affaires, calculateurs, prévoyant l'avenir, persévérants dans leurs vues, se défiant de celles des autres, et jaloux surtout de leur indépendance et de leur liberté. En tout lieu, ils ne suivent que leurs propres lois sous la direction de chefs qu'ils élisent, transportant toujours avec eux l'esprit d'association et les institutions de leur commune. Ce portrait a essentiellement convenu aux Génois pendant bien des siècles.
Les croisés avaient avec eux un petit nombre de navires anglais et flamands qui avaient apporté de l'Océan quelques renforts aux princes de ces contrées lointaines. Il parut même une flotte de Danois. Ils coopérèrent à quelques sièges, et, pour toute récompense, ils ne voulurent qu'une parcelle du bois de la vraie croix. Les Italiens, sans négliger l'acquisition des reliques, étaient moins désintéressés pour les biens terrestres. Mais aussi par leur voisinage et par leur activité, par leurs relations sur les côtes, et leur habitude de la navigation dans la Méditerranée, ils rendaient à l'armée des services qu'on ne pouvait recevoir d'une poignée de navigateurs de l'Océan.
Bohémond attira quelquefois des vaisseaux de ses provinces des deux Siciles, mais il est rarement question de leur assistance. Au contraire, on trouve partout les Génois et les Pisans, souvent confondus par nos croisés, qui les voyaient paraître sans cesse, tantôt ensemble, tantôt les uns à la suite des autres; cependant les mémoires du temps ont bien su distinguer ce qui appartient à Embriaco et à ses Génois au siège de Jérusalem. Entre les deux peuples la jalousie était réciproque; mais l'autorité des papes, qui ménageait parmi ces rivaux des trêves ou des paix, les savait faire marcher ensemble quand elle y était intéressée. Ainsi leurs flottes réunies escortèrent à la terre sainte l'intrigant Daimbert, légat du saint-siège et archevêque de Pise.
C'était au moment où Godefroy de Bouillon, régnant sous le titre modeste de duc, avait assuré la conquête des chrétiens par la grande victoire d'Ascalon. Le légat arrivait trop tard pour troubler l'élection d'un chef suprême et pour empêcher que le gouvernement de la terre sainte ne fût tenu par un séculier. Mais il commença par vendre ses secours et ceux de la flotte qui l'avait porté, à l'ambitieux Bohémond, prince d'Antioche. Antioche et la cité voisine de Laodicée avaient appartenu à l'empire grec. La première de ces villes n'avait été abandonnée à Bohémond qu'en enfreignant une promesse faite à l'empereur de Constantinople. L'autorité impériale était encore reconnue à Laodicée, que les mahométans n'avaient pas enlevée aux Grecs. Mais Bohémond voulait réunir à sa principauté cette ville qu'il trouvait à sa convenance. Il gagne Daimbert, et ce légat n'a pas honte de conduire ses Génois et ses Pisans à l'attaque d'une cité chrétienne9. Les machines de ces auxiliaires y portent la mort et le désespoir. Une seule circonstance arrêta ce scandale. Le nom commun de chrétiens était vainement invoqué; les représentations de Bouillon avaient été inutiles. Mais un nombre de seigneurs croisés du plus haut rang étaient en marche de ce côté pour retourner en Europe après avoir accompli leurs voeux. Daimbert se crut obligé d'aller au-devant d'eux. Il vint les flatter et les caresser; il les loua au nom de l'Église de leurs oeuvres saintes; mais ces chevaliers lui demandèrent à leur tour comment il conciliait ces pieux sentiments avec l'assistance prêtée à l'usurpation, à la perfidie; avec sa part dans le spectacle impie donné aux mahométans, de croisés faisant une guerre injuste à des adorateurs de la croix. Daimbert confus rejeta tout sur Bohémond qui l'avait trompé, disait-il, par de faux exposés; il fut contraint de retirer ses marins de cette odieuse entreprise. Le prince d'Antioche, privé de ce secours, leva le siège: Laodicée ouvrit ses portes aux chevaliers qui l'avaient préservée, et son port aux vaisseaux de Gênes et de Pise traités désormais en alliés. L'empereur grec vraisemblablement n'y gagna rien; car un décret royal, peu d'années après, nomme Laodicée parmi les villes acquises au royaume de Jérusalem, grâce, y est-il dit, à l'assistance des Génois.
Peu après, Daimbert se joignit à Bohémond et à Baudouin d'Édesse, momentanément unis. Ils allèrent ensemble à Jérusalem. Là, par l'intrigue de ses puissants amis, le légat se fit nommer patriarche. Dans cette haute position il put protéger ses Pisans. Par l'influence de leur ancien archevêque, ils partagèrent les concessions et les privilèges qu'on accordait aux Génois. L'antique jalousie en redoubla entre ces peuples.
Des rivaux redoutables aux uns et aux autres survinrent à cette époque (1100). Jusque-là il n'avait paru de Vénitiens que sur un petit nombre de bâtiments, qui de Rhodes avaient poussé leur cabotage jusqu'en Syrie. Mais on vit entrer dans le port de Joppé le doge de Venise en personne, à la tête d'une puissante flotte et d'une troupe nombreuse.
Dans les mémoires des croisades, quand on signale cette arrivée des Vénitiens, on a soin de marquer que Bouillon, qui se trouvait à Joppé, ne les accueillit qu'après s'être assuré que c'étaient des chrétiens et des frères et non des ennemis. Ces mots d'un contemporain10 et d'un témoin indiquent que c'était pour la première fois qu'on les voyait à la croisade. Quoique les écrivains vénitiens d'une époque postérieure aient adopté la tradition d'un autre voyage, ils conviennent cependant que Venise n'avait montré ses forces à la guerre sainte qu'après la conquête du saint sépulcre.