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III

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Table des matières

On ne recevait que peu de monde à la villa Gilmérin, — c’est ainsi qu’on avait pris l’habitude de désigner la plus élégante maison de l’avenue Marigny. — L’absence d’une mère imposait une certaine réserve à Valérie, qui se faisait aider dans ses fonctions de maîtresse de maison par madame Duval, sa gouvernante, un être passif et doux dont l’autorité était, il faut l’avouer, purement nominale. Elle servait à sauvegarder les convenances, et M, Gilmérin, plein de confiance en sa fille, ne lui en demandait pas davantage.

Quelques dames, Parisiennes pour la plupart, transplantées à Vincennes pendant la belle saison, formaient le fond de cette société, dans laquelle Sosthène Gilmérin se chargeait d’introduire l’élément masculin.

Quoique très-léger d’esprit et fort insouciant de caractère, Sosthène avait le bon goût de ne présenter à sa sœur que le dessus du panier artistique où il se fournissait de bons camarades, c’est-à-dire quelques jeunes gens, plus ou moins inconnus, mais bien élevés, dessinateurs, sculpteurs, vaudevillistes.

Ces messieurs, naissants météores, trouvaient agréable de passer de temps en temps une soirée à la villa hospitalière, d’y faire de la musique, d’y lire des vers sous les regards rayonnants d’une belle fille, qu’on savait indépendante, et en faveur de laquelle on pardonnait au père de n’être qu’un «bourgeois» .

Tous n’étaient pas des amis, cependant. Beaucoup passaient dans le salon Gilmérin à titre de curiosité, d’actualité, et ne revenaient que rarement, d’autres succès les attendant ailleurs. Quelques-uns restaient, et parmi ceux-là Edmond Gaussens, le vaudevilliste; le lieutenant Périllas, qui écorchait l’alto avec assurance, et le capitaine Lanternie, qui possédait une formidable voix de basse-taille.

Edmond Gaussens commençait à sortir de l’obscurité par ses deux derniers succès, une comédie de mœurs au théâtre de Cluny et le libretto d’un opéra-bouffe à l’Athénée. M. Gilmérin, qui n’entendait absolument rien en littérature, était infiniment flatté de recevoir intimement un auteur d’avenir, et lui témoignait une considération toute particulière.

Le lieutenant Périllas et le capitaine Lanternie étaient devenus les amis de Sosthène, par l’effet de cette petite vanité belliqueuse qui pousse certains membres de notre gandinisme moderne à afficher des relations militaires.

Par suite du désœuvrement chronique de la plupart des officiers hors des heures du service, ces messieurs, toujours accueillis par un sourire de Valérie et une poignée de main de son père, devinrent peu à peu les hôtes assidus de la villa.

C’était faire preuve de bon goût, du reste, que de préférer cette société bienveillante à la bruyante mêlée qui se produit d’ordinaire au Café militaire, à l’heure de l’absinthe ou de la bière, quand l’atmosphère est empoisonnée d’émanations alcooliques ou nicotinales; quand, avec le sans-gêne inhérent aux environs de Paris, les tables y sont envahies par des cavaliers de médiocre retenue accompagnés de maquillées douteuses.

Ni le lieutenant Périllas, un Méridional osseux et turbulent qui jurait «Tarasque!» à chaque mot, ni le capitaine Lanternie, un Lorrain paisible et somnolent, ne se rendaient un compte bien exact du charme qui, leur faisant fuir le Café militaire, les attirait presque chaque soir sous les catalpas de l’avenue Marigny.

Ce charme s’appelait peut-être «Valérie» ; mais en conscience, ils ne le savaient pas et ne voulaient pas le savoir. Ils étaient bien reçus; on les revoyait le lendemain; ils en étaient heureux, et toujours ainsi depuis un an.

C’était peut-être bien imprudent à M. Gilmérin d’ouvrir ainsi toutes grandes les portes de la volière élégante où il détenait captif son bel oiseau rare, son trésor, sa fille! Eh! sans doute, la stricte sagesse aurait exigé que l’enfant sans mère vécût plus retirée, moins exposée aux regards, hardis par vocation et par métier, d’hommes de lettres et d’hommes de guerre.

M. Gilmérin possédait, comme père, l’aveuglement que l’on suppose à tort monopolisé par les maris. Il comptait que son fils ne lui amènerait que d’honnêtes gens, incapables d’abuser de son hospitalité ; que sa fille, qui avait besoin de quelques distractions, était trop bien élevée pour faire un choix sans son approbation. Cela lui suffisait pour dormir en paix.

La réalité servit mieux ses prévisions hasardeuses qu’il n’était permis de l’espérer. Valérie distribuait équitablement à tous ses attentives prévenances de maîtresse de maison, ne manifestait aucune préférence, les saluait à l’entrée d’un bonjour souriant, et au départ d’un regard tranquille. Évidemment le petit groupe d’intimes formé par MM. Gaussens, Périllas et Lanternie n’offrait rien de sérieusement dangereux pour son imagination.

Ce fut par leur intermédiaire que de nouveaux personnages, d’un relief plus accusé, furent présentés à la villa Gilmérin.

Un soir, la petite société était rassemblée sous un berceau de chèvrefeuille dont l’ex-négociant était justement fier. Madame Boinvilliers, — une voisine, — et mademoiselle Eudoxie Boinvilliers, sa fille, — une petite personne ronde, prétentieuse, passée maîtresse dans l’art de ravauder le linge et de confectionner les confitures, — complétaient la réunion.

Valérie déplorait amèrement, avec l’exagération propre aux jeunes filles, la perte qu’elle venait de faire de son maître de piano.

— Il devient aveugle et nous abandonne, disait-elle. Un si honnête homme!... et si indulgent!

— Si indulgent surtout! appuya mademoiselle Eudoxie d’un air ambigu.

— Ah! c’est un gros chagrin pour mademoiselle, dit madame Duval, la gouvernante in partibus.

Madame Boinvilliers, en provinciale convaincue, observa qu’elle s’était évité tous ces désagréments en ne faisant point apprendre la musique à sa fille.

— Mademoiselle Eudoxie se trouve ainsi privée d’un grand plaisir, fit M. Gilmérin avec bonhomie.

— Non, monsieur, répondit vivement la jeune fille; le piano est si long à apprendre qu’une jeune personne sérieusement occupée dans son intérieur n’a point le temps de l’étudier à fond.

— Il est vrai que mademoiselle Boinvilliers est un petit modèle de femme de ménage, dit Edmond Gaussens avec un sourire railleur, et que le réalisme utilitaire doit l’emporter de beaucoup chez elle sur l’art fantaisiste.

— Mais, monsieur, répondit Eudoxie piquée en fixant ses yeux ronds sur le vaudevilliste, son ennemi déclaré, si vous épousez jamais l’art fantaisiste, comme vous dites, soignera-t-il votre ordinaire et réparera-t-il vos chaussettes?

— J’incline à croire que mademoiselle Boinvilliers pourrait bien avoir raison, déclara le capitaine Lanternie, qui avait un faible pour les bonnes ménagères.

Cette approbation lui valut un sourire encourageant de la mère. La fille rougit prodigieusement, ce qui lui arrivait, du reste, chaque fois qu’un de messieurs les officiers de la garnison laissait tomber un mot ou un regard à son adresse.

Elle avait un penchant pour l’uniforme distingué des chasseurs à pied, mademoiselle Boinvilliers, pour cette blanche épaulette qui se détache, argentée, de la tunique sombre, et même pour ces deux rangées de boutons à la prussienne dont on a eu le tort de consteller le plastron.

Ce qui prouve surabondamment que, sans être une fille spirituelle, elle était une fille de goût.

— Tarasque! dit le lieutenant Périllas, c’est dommage que mon ami le trésorier n’ait pas ses diplômes de maître de musique; en voilà un qui tapote agréablement les petites touches de son épinette!

— Ah! vous avez au 43e un officier qui joue du piano? interrogea Valérie.

— Qui en joue comme un charme, mademoiselle. C’est plaisir de le voir avec ses grands bras qui voltigent, mais c’est surtout plaisir de l’entendre: une sainte Cécile en uniforme de chasseur.

— Voilà qui pique ma curiosité.

— Qu’à cela ne tienne... j’aurai l’honneur de vous l’amener.

— N’est-ce pas du beau de Maucler que vous voulez parler? demanda Sosthène Gilmérin.

— C’est de lui, en effet.

— Charmant garçon... et homme du monde. Valérie, ma chère, on t’amènera là une brillante recrue pour tes petites soirées.

— J’en serai reconnaissant à M. Périllas... Mais cela ne me rendra pas mon maître de piano au moment où je commençais à réparer ma paresse de pensionnaire.

— Nous allons lui chercher un remplaçant dès demain, dit M. Gilmérin avec philosophie.

— Oh! les maîtres ne manquent pas; mais encore faut-il réunir certaines conditions pour être accepté près d’une demoiselle, observa madame Boinvilliers d’un ton pincé.

Edmond Gaussens ébouriffa d’un revers de main sa plantureuse chevelure, ce qui était le signe infaillible qu’une idée venait de lui naître.

— Mademoiselle, dit-il en regardant Valérie, voulez-vous me permettre de vous proposer un candidat?

— Le concours est ouvert.

— Il le faut savant, indulgent et grisonnant, chantonna Sosthène.

— Tout cela? railla Eudoxie.

— Trois mérites indispensables pour être admis au privilége de diriger sur le clavier les adorables petites menottes de ma sœur.

— Mon candidat est... une femme.

— Ah! cher!... cher!... chuchota Sosthène avec un regard de reproche discret.

Le vaudevilliste haussa les épaules.

— En ce cas, dit gaiement Valérie, je ne la veux ni sotte, ni revêche, ni vieille, ni en lunettes.

— Eh! mon Dieu! qu’est-ce que cela peut vous faire? demanda la positive Eudoxie.

— Un vieux maître inspire du respect, une maîtresse intelligente et jeune doit faire aimer la musique par son aspect attrayant.

— Poëte comme vous l’êtes, mademoiselle, vous apprécierez au premier regard tout le mérite de ma protégée, dit Edmond Gaussens.

— Elle est donc belle?

— Un peu plus qu’il le faudrait pour courir le cachet.

— Et jeune?

— Vingt-trois ans environ.

— Elle est bien élevée?

— C’est la fille d’un officier supérieur.

— Ah! par exemple! protestèrent, par esprit de corps, MM. Périllas et Lanternie.

— D’un officier supérieur, colonel de cavalerie, je crois, mort peu de mois après sa mise à la retraite, laissant sa femme et sa fille à peu près sans ressource.

— Métier militaire!... honorable, brillant et ruineux! soupira le capitaine Lanternie, qui se souvenait avec joie de posséder une petite ferme en Lorraine.

— Et cette jeune fille travaille?

— Avec un courage admirable.

— C’est très-bien... très-bien, cela! exclama l’enthousiaste Valérie. Mon père, nous allons lui être utiles, n’est-ce pas?

— Il faut la connaître d’abord, ma chère enfant, répondit M. Gilmérin moins prompt à s’enflammer; du reste, l’occasion que nous offre M. Gaussens me paraît bonne à saisir.

— Elle est vraiment bonne musicienne?... vous avez pu juger fréquemment de son talent? demanda la pratique madame Boinvilliers, qui se méfiait déjà d’une virtuose proposée par un vaudevilliste.

Celui-ci comprit le soupçon et répondit avec un naturel qui ne laissait pas de prise aux interprétations fausses:

— Je l’ai entendue à travers les murs. Nous habitons la même maison et le même étage, rue Bleue, 19. Je dois même avouer que ces accords, ces roulades, quelque brillants qu’ils soient, ont le don de me fatiguer quand je travaille.

— Profane! fit Sosthène intéressé.

— Personnellement, je ne comprends pas grand’-chose à la musique; mais Offenbach, qui me fait l’honneur d’écrire avec moi une bouffonnerie pour les Folies-Dramatiques, l’ayant entendue en venant, par hasard, faire un raccord dans ma mansarde, a paru ravi de son jeu et plus encore de sa voix.

— Offenbach! oh! oh! répéta M. Gilmérin saisi de respect.

— Je voudrais la voir. Voulez-vous le lui dire de ma part? fit étourdiment Valérie.

— Je ne pourrais le faire, malgré mon désir, mademoiselle, dit le librettiste avec un accent sérieux, car je n’ai pas l’honneur d’être admis chez les dames de Clarande; je craindrais donc qu’une proposition de leçon venant de ma part, et servant de prétexte à mon introduction dans leur intérieur, ne fût soupçonneusement accueillie.

Eudoxie, qui échafaudait déjà dans sa tête tout un petit roman sentimental et malveillant sur le compte du jeune écrivain et de la fille du colonel, en fut pour ses frais d’imagination.

— Vous avez raison, dit M. Gilmérin, tout à fait rassuré par le respect positif qu’annonçait ce refus; c’est moi que cela regarde, et je m’en charge.

— Cher monsieur, je vous souhaite de réussir dans vos négociations avec la protégée inconnue de M. Gaussens, dit, non sans ironie, madame Boinvilliers en se levant pour prendre congé.

— Et vous, Valérie, tâchez de pouvoir nous montrer bientôt votre merveille, ajouta Eudoxie en imitant le mouvement maternel.

Il était déjà tard. L’ombre du bois, qui borde tout un côté de l’avenue Marigny, s’étendait sur le jardin de la villa.

— Comme il fait noir! dit craintivement la jeune fille en se serrant convulsivement dans son burnous.

Sosthène, qui accompagnait son ami Gaussens au chemin de fer, et les deux officiers, qui regagnaient leurs chambres garnies de la rue Neuve, s’offrirent galamment à reconduire ces dames.

C’était le moment attendu par Eudoxie, qui ne manquait jamais une occasion de glisser son bras rond sur le bras replet du capitaine Lanternie, ou, plus volontiers encore, sur le poignet osseux du lieutenant Périllas.

La mère et la fille acceptèrent donc avec empressement. Tandis qu’elles faisaient ainsi en vaillante compagnie les quelques centaines de pas qui les séparaient de leur demeure, la mère se demandait avec inquiétude si, sur leurs quatre cavaliers, aucun ne serait tenté de devenir son gendre; la fille se berçait du secret espoir que les voisins non encore endormis les verraient peut-être rentrer avec leur brillante escorte militaire.

Les ménages militaires. Le mariage du trésorier

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