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IV

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Table des matières

Georges de Maucler, prévenu par son ami Périllas, fut introduit à la villa Gilmérin le même soir où la nouvelle maîtresse de piano, mademoiselle Judith de Clarande, y fit également sa première apparition.

M. Gilmérin, fidele à sa promesse, s’était enquis de la belle protégée d’Edmond Gaussens, et, malgré l’origine quelque peu suspecte de cette recommandation, les renseignements recueillis avaient été excellents.

Cette jeune personne, fort distinguée et d’une fierté royale, vivait retirée avec sa mère, dont la santé affaiblie avait reçu la plus cruelle atteinte de la mort de son mari, colonel de hussards en retraite.

Les deux pauvres femmes, habituées à l’aisance trompeuse des grades supérieurs que n’accompagne aucune fortune personnelle, s’étaient brutalement trouvées en face d’une position plus que difficile. Huit cents francs de pension de veuve d’officier, cinq cents francs de rente, débris d’une petite dot engloutie dans de coûteux changements de garnison, c’étaient là leurs seules ressources.

On se réfugia à un cinquième étage, on vécut de privations et l’on se trouva, toutefois, bientôt assailli de dettes criardes. La mère ne quitta guère le lit; la fille, humiliée, désespérée, consentit alors au plus grand sacrifice que pût accomplir son orgueil: elle chercha des leçons de musique.

Avoir été la belle et radieuse Judith de Clarande, la fille enviée du colonel du 17e hussards, et venir échouer misérablement dans les courses au cachet! En acceptant chaque jour cette épreuve, la fière jeune fille cherchait avec une avidité fiévreuse le moyen de s’y soustraire. Elle se sentait faite pour d’autres destinées, qu’un hasard heureux pouvait faire naître. C’est pourquoi elle en acceptait volontiers l’aventureuse collaboration.

Malgré la lente maladie qui minait sa mère, malgré l’isolement de ses vingt-trois ans et les dangers de sa beauté blonde, elle se rendit seule, comme une femme que sa position émancipe, à l’invitation de mademoiselle Gilmérin. Elle avait, du reste, — elle autrefois si coquette, — le bon goût d’harmoniser son extérieur avec les difficultés de son rôle et de mûrir le plus possible le rayonnant attrait qui émanait de toute sa personne.

Vêtue d’une robe de taffetas noir, dont la coupe puritaine faisait valoir les lignes pures de sa taille, elle avait répudié les volants, les tuyaux, les pouffs insensés décrétés par la mode; elle portait noblement les plis allongés de l’étoffe cassante.

Ses splendides cheveux blonds, non plus répandus en boucles folles sur ses épaules, mais relevés en diadème sur son front, donnaient à sa physionomie sérieuse un cachet imposant.

Lorsqu’elle entra, lente et digne, dans le salon Gilmérin, on eût cru voir une jeune impératrice. Valérie, bonne et point jalouse, en fut un peu surprise et toute charmée. Eudoxie Boinvilliers échangea avec sa mère un regard expressif et mécontent.

Le nouveau trésorier partagea avec mademoiselle de Clarande, quoique à un degré moins intense, la vive curiosité que faisait naître cette double introduction dans le petit cercle d’intimes.

Il était musicien fantaisiste plutôt que classique, et ne se fit guère prier pour jouer, sans prétention, une valse brillante, dont ses poignets exercés, tour à tour d’acier ou de velours, rendirent avec art les phrases mélodiques.

Il fut applaudi avec sincérité par mademoiselle de Clarande, avec enthousiasme par Eudoxie Boinvilliers, avec réserve par Valérie; et pourtant Valérie avait été tout émue.

Georges de Maucler jouait comme il causait, avec verve, avec abandon, tout à coup avec mélancolie. Sous ses doigts, les notes partaient en fusées éclatantes, et, dans sa bouche, le rire inattendu succédait à une période de gravité. On eût dit que la gaieté spirituelle de son caractère était tempérée par de secrètes préoccupations.

Plusieurs fois son regard rêveur s’arrêta sur les trois jeunes filles, avec cette expression vaguement contemplative qui semble entrevoir une autre image par delà la personnalité présente.

Eudoxie Boinvilliers en prit du dépit. Quoique physiquement insignifiante, elle couvait des prétentions positives et se tenait prête, à tout risque, à jeter résolûment l’hameçon de sa beauté du diable au premier célibataire passant à sa portée.

Le trésorier, infiniment supérieur à MM. Périllas et Lanternie, lui parut une proie désirable, et Dieu seul sait combien de fois, pendant la soirée, elle se repentit de n’avoir pas arboré une certaine toilette de mousseline blanche, à ramages verts, d’un effet, à son avis, irrésistible.

Mademoiselle de Clarande, priée de se mettre au piano, exécuta avec un brio extrême un caprice de Thalberg. Elle déploya infiniment plus de talent que d’expression dans cette exécution magistrale et laissa son auditoire plus émerveillé qu’émotionné.

Où elle se révéla musicienne accomplie, ce fut en chantant de sa voix souple, vibrante, d’une sonorité indicible dans les notes graves, d’une tendresse exquise dans les notes élevées, la romance d’Il Trovatore.

Lorsqu’elle eut achevé, un murmure sympathique, mille fois plus flatteur que de frénétiques bravos, salua la révélation de ce talent admirable.

— Vous êtes cantatrice comme la Patti! s’écria M. Gilmérin enthousiasmé.

— Avec la beauté majestueuse en plus! ajouta galamment le lieutenant Périllas, dont les oetits yeux méridionaux lançaient des éclairs.

Edmond Gaussens, avec sa spontanéité d’artiste, déclara n’avoir jamais rien entendu d’aussi parfait, ce qui était beaucoup plus vrai qu’on ne pouvait d’abord le croire.

Judith de Clarande, froide et calme, accueillit ces éloges avec une gratitude réservée. Sa lèvre involontairement dédaigneuse semblait indiquer que les bravos de cette société bourgeoise lui paraissaient à peine dignes d’attention. Le vaudevilliste excepté, et encore!... qui donc pouvait la comprendre?

Elle se trompait cependant. Sosthène Gilmérin, qui n’avait pas encore ouvert la bouche, la voyant seule dans l’embrasure d’une fenêtre, penchée sur une jardinière fleurie, lui dit à demi-voix, d’un accent pénétré :

— Je vous remercie, mademoiselle, d’avoir bien voulu nous montrer un coin de votre âme.

Elle le regarda de ses yeux de pervenche auxquels désormais elle imposait, par raison, une expression glaciale.

— C’est bien involontairement, monsieur, répondit-elle avec un peu de hauteur, car la maîtresse de piano était beaucoup encore la fille du colonel.

— Que serait-ce donc alors, si vous daigniez la livrer tout entière à l’enthousiasme d’une foule transportée?... Mademoiselle, votre place est à l’Opéra.

Un tressaillement qu’elle ne put réprimer plissa son front marmoréen.

— A l’Opéra! répéta-t-elle.

— C’est là, et là seulement, que votre talent, votre grâce et votre beauté trouveraient un véritable cadre.

Mademoiselle de Clarande fit un geste fier.

— Parlons de ma voix uniquement, je vous prie; s’il est vrai qu’elle soit agréable, il ne m’est jamais venu la pensée de la produire en public.

— C’est une omission réparable. Douée comme vous l’êtes, mademoiselle, je vous garantis un succès colossal.

Judith eut un regard interrogateur qui semblait demander à quel titre, en vertu de quelle autorité, ce jeune homme pouvait parler aussi hardiment.

Il le comprit, rougit de dépit et reprit avec une vivacité passionnée:

— Je ne suis malheureusement pas musicien moi-même, mais je connais beaucoup d’artistes, le monde théâtral m’est familier, et j’ose sans trop de présomption vous offrir, dès aujourd’hui, mademoiselle, un zèle discret et un complet dévouement à vos intérêts artistiques.

— Je vous remercie, monsieur, et me souviendrai, au besoin, de votre offre gracieuse, répondit-elle avec la même réserve hautaine qui tour à tour enflammait et décourageait ses admirateurs.

Sosthène s’éloigna aussitôt, subjugué par ces façons souveraines alliées à une souveraine beauté.

— L’Opéra! pensait Judith rêveuse, l’Opéra!.. Si ce jeune homme disait vrai, quel rêve!

Vers la fin de cette soirée où se jetaient les germes de drames intimes, M. Maucler, s’arrachant enfin à sa distraction persistante, parut suivre avec intérêt les mouvements vifs et multipliés de Valérie, qui remplissait gentiment ses fonctions de maîtresse de maison avec l’aide, un peu gauche, de sa gouvernante, madame Duval.

L’air de franchise et de résolution, qui n’excluait pas la grâce sur le visage mutin de la jeune fille, lui plaisait évidemment davantage que les mines sucrées d’Eudoxie, et même que l’aristocratique pureté de lignes de mademoiselle de Clarande.

— Elle doit être bonne... un peu passionnée... généreuse... n’est-ce pas? dit-il tout à coup à son ami Périllas en sortant d’un long mutisme.

— De qui parlez-vous?

— Eh! parbleu, de la charmante enfant qui prend corps à corps en ce moment, pour nous l’offrir, cette énorme brioche.

— Ah! mademoiselle Valérie!... quel observateur vous faites! Voilà un an que je la vois presque chaque soir, et dès la première fois vous lisez couramment sur sa physionomie.

— Mon cher ami, répondit le trésorier avec une teinte de mélancolie, les gens qui ont souffert apprennent à juger sainement et vite.

— Ah çà ! voilà deux ou trois fois que je vous surprends à soupirer une sorte d’élégie rétrospective... Êtes-vous donc si malheureux?

— Pas tant que cela. J’ai seulement une part... un peu plus libérale, des peines humaines.

— Oui! fit Périllas en riant, peines de cœur... chagrins amers... soupçons... trahisons... désolations... que sais-je! N’avons-nous pas tous passé par là ?

— Bah! êtes-vous bien sûr que j’en sois encore à payer mon tribut à ces sortes de catastrophes inévitables?

— On ne le croirait pas à voir les regards attentifs dont vous poursuivez depuis un instant notre jolie hôtesse.

— En effet, il ne me semblait pas l’avoir encore aperçue.

— Ah! vous prenez votre revanche, monsieur le distrait.

Le trésorier détourna les yeux sans embarras.

— Elle paraît infiniment agréable, dit-il simplemént.

— Et un parti splendide! Vous ai-je dit qu’elle aura trois ou quatre cent mille francs de dot... et autant plus tard?

— Très-beau, cela.

— Et je vous préviens en outre, — avec un désintéressement dont vous aurez, j’en suis certain, l’ingratitude de ne tenir aucun compte, —que mademoiselle Gilmérin est laissée, par le plus indulgent des pères, libre de choisir son mari.

— Oh! oh! Périllas, mon ami, cela n’a pas aiguillonné votre ambition?

— Je crois savoir que mademoiselle Valérie n’aime pas les bruns... et, vous voyez, j’ai le malheur d’être une deuxième édition de Victor Cochinat. C’est triste, allez!

— Et Lanternie?

— Lanternie!... c’est une autre affaire. Une sienne cousine se morfond en pays lorrain, attendant, faute de dot suffisante, que le brave garçon prenne sa retraite.

— Et il est fidèle?

— D’une façon invraisemblable.

— C’est admirable! Mais je soupçonne que ce M. Gaussens...

— Le vaudevilliste? allons donc!... Un barbouilleur de papier!... jamais le bonhomme Gilmérin...

— Vous dites qu’il laisse sa fille libre.

— Encore faut-il que le prétendant ait quelque chance, et je n’en crois aucune à ce coureur de coulisses.

— Faites-vous teindre les cheveux couleur d’or, mon cher ami; cela se fait très-bien, vous savez!

— Mais vous, Maucler? vous auriez quelques atouts en main, ce me semble: un beau nom et une belle mine... sans parler de cette heureuse veine qui vous a fait naître blond.

Un nuage passa sur le front du trésorier, et son grand œil bleu s’assombrit.

— Oh! moi!... moi, Périllas, dit-il tristement, je ne suis pas mariable.

Le lieutenant Périllas allait protester, lorsqu’un mouvement produit par les dames Boinvilliers, qui se retiraient, rompit l’entretien.

Mademoiselle de Clarande refusa bravement d’être accompagnée plus loin que la gare de Vincennes, disant qu’à la Bastille elle trouverait un fiacre.

— Et d’ailleurs, ajouta-t-elle d’un ton amer qui lui était particulier, une maîtresse de piano doit savoir marcher seule dans les rues comme dans la vie.

Un brûlant regard de Sosthène, regard qu’elle ne daigna pas remarquer, lui aurait appris cependant que le jeune peintre s’inscrivait déjà en faux contre cette assertion découragée.

Les ménages militaires. Le mariage du trésorier

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