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II

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Table des matières

A un kilomètre de Versailles, à la lisière des bois du Chesnay que Dieu protège encore contre l’invasion des Parisiens en goguettes, et qu’il garde pour le poète délicat et les jeunes filles pures, s’élève une maison à quatre faces. Coquette et blanche, cette maison souhaite la bienvenue au passant. Elle n’est habitée que par quatre personnes: M. de Melleville, un notaire honoraire qui vit paisiblement de ses rentes, et dont les cheveux blancs sont l’auréole méritée d’une vie sans tache, – sa fille Hélène, – sa domestique, une vieille qui a été jeune et qui veut mourir dans la famille, – et enfin Étienne, un solide gaillard de trente ans, fils de la vieille.

Hélène a vingt ans; elle est grande et svelte; elle est belle. Mais comme elle est brune, ceux qui la voient de loin prétendent qu’elle est fière; ceux qui la connaissent disent qu’elle est distinguée; et ceux qui l’approchent remarquent qu’elle a si souvent regardé le ciel que ses yeux sont restés bleus.

Sa vieille servante la nomme, notre demoiselle,

– son père, mon enfant chérie, – et les pauvres, la petite fée. Elle a été élevée dans l’aisance; mais sa mère lui a appris à mépriser l’or pour qu’elle n’eût à souffrir dans aucune condition, à penser pour qu’elle ne fût jamais seule dans la vie, et à aimer pour qu’elle fût récompensée de tant de vertus.

Hélène avait quinze ans quand sa mère mourut. Tout aussitôt, elle prit la direction de la maison, et elle acquit une autorité peu commune aux jeunes filles de son âge.

Dans la conversation grave, elle trouve le mot juste, mais ce mot est d’un siècle passé, d’un siècle à jamais éteint. Cependant, aux premiers feux du jour, la mignonne cause avec les oiseaux de sa volière, et cueillant les fleurs du jardin et les fruits du verger, elle rit de ce rire enfantin qui sonne joyeusement comme le grelot d’argent dans la montagne.

Son corps est vierge, son cœur est pur, son âme est haute; et voici que son vieux père lui a dit:

– Hélène, un jeune homme L’a remarquée, l’autre jour, à l’église.

Hélène a rougi; puis, elle s’est jetée au cou de son père, et elle a dit follement:

– Je le veux fier, je le veux beau, je le veux grand.

Le vieillard a demandé à sa fillette ce que cela voulait dire, et elle a répondu:

– Cela veut dire…

Et, comme elle a vu la figure de son père s’assombrir tout à coup, elle a couru émonder les bouquets de la cheminée; et, en ramassant les feuilles qui jonchaient le marbre, elle a demandé en trois éclats de rire:

– A-t-il de moustaches? Quel est son petit nom? Que fait-il?

M. de Melleville s’est fâché et a grondé sa fille qui a beaucoup pleuré.

– Ce jeune homme s’appelle Jacques Saveny: il a trente ans; il est banquier à Paris; il a cent mille francs à lui; tu lui en apportes deux cent mille; son oncle qui est millionnaire, le commandite; vous pouvez marcher!

Le soir est venu; et, seule dans sa chambre, l’enfant a longuement prié; puis, quand elle a su que l’on dormait dans la maison, elle est descendue au jardin pour causer avec ses fleurs favorites et soulager son cœur. Chose étrange! Elle a pleuré encore, et les étoiles ont songé à pâlir dans le firmament, parce qu’elles ont pris ses larmes pour la rosée de l’aurore et le signal du jour.

La fraîcheur de la nuit l’a glacée tout entière; ses muscles se sont détendus, sa tête s’est alourdie, son front s’est penché, et le sommeil s’est emparé d’elle. Sur un banc de pierre elle a dormi, et elle a eu un rêve maudit. Dans l’ombre, un homme dont elle n’a pu distinguer les traits, est venu et lui a arraché le cœur en souriant; elle a voulu se débattre, mais elle a senti qu’elle était enchaînée, et elle n’a pu rompre sa chaîne.

Enfin, elle s’est éveillée en sursaut; honteuse de s’être oubliée ainsi, frissonnant, épeurée, elle a couru à sa chambre en appelant à elle.

Personne n’a entendu, personne n’a répondu. Elle s’est précipitée vers la fenêtre, prête à crier plus fort; et, soudain, elle a vu dans le ciel une étoile plus brillante que les autres, et il lui a semblé que cette étoile lui parlait et la rassurait; alors, elle a eu foi en Dieu, et heureuse de ne pas avoir troublé son vieux père, elle s’est couchée et a dormi du sommeil calme que Dieu réserve à ses élus.

Dans la même soirée, deux jeunes gens, deux frères, l’un fort élégant, Jacques Saveny, et l’autre sans prétentions, son aîné, Alexandre Saveny, se rendaient à l’invitation de leur oncle Amable.

Un valet vint leur ouvrir la porte et leur demanda le plus sottement du monde s’ils voulaient parler à monsieur ou à madame.

Alexandre éclata de rire et répondit par ce mot qui s’adressait à son oncle:

– Voyez-vous le vieux farceur!

Puis, parlant tout à coup, à la personne du domestique:

– Ote-toi de là, mon garçon, et va chauffer les plats; nous dînons ici, ce soir.

Le domestique s’abîma dans une tapisserie murale et livra passage aux visiteurs. Alexandre entra comme une bombe dans le salon.

– Bonsoir, mon oncle, ma tante et la compagnie!

L’oncle se leva.

–C’est toi, grand fou, dit-il amicalement; où est ton frère?

Jacques, alors, s’avança muet, respectueux, solennel; et dans un premier regard, Hortense Germier devina que c’était un ennemi qui entrait dans la place.

L’oncle ne fit aucune présentation officielle. Le rôle d’Hortense dans la maison s’imposait comme la nudité des sauvages, sans légende à l’appui.

Alexandre et Jacques avaient une sincère affection pour leur oncle; c’est lui qui les avait élevés; leur père était un brave homme qui labourait la terre. Leur mère était une paysanne, à l’écorce rude, au dos voûté; elle allait à la ville vendre des fagots. Amable s’était posé en protecteur et avait offert de faire des enfants deux hommes.

Le père avait un peu protesté, en grommelant:

– Ne peuvent-ils pas pousser la charrue?

Mais Amable l’avait emporté et il avait emmené les enfants à Paris, les privant ainsi, bien à tort, du foyer de famille.

Jacques avait montré de grandes dispositions pour l’étude; sa nature semblait perfectible et demandait la culture, comme les blés demandent le soleil; mais hélas, là encore l’éducation fit défaut, et cet enfant ressembla à ces champs dont la surface est de terre végétale et le cœur de roc. Il avait des succès au collège: l’oncle en ressentait une telle fierté qu’il appendait les lauriers de son neveu aux murs de son arrière-boutique. Les palmes universitaires dormaient ainsi à côté du brevet d’un fabricant d’huile d’olives vierge et la réclame d’un marchand de moutarde à l’estragon.

Alexandre, au contraire, n’était susceptible d’aucun perfectionnement: tel il était né, tel il devait mourir. Par la loi des actions réflexes, il avait appris à compter; nul être humain ne peut se soustraire à cette loi, et l’on prétend qu’Agamemnon savait bien qu’il avait deux jambes avant que Palamède inventât la science des nombres.

Alexandre ne sut jamais mettre l’orthographe, mais il sut faire tenir en équilibre sur son biceps un jeu de haltères et dévorer quatre livres de pain en une séance. Au demeurant, c’était un bon enfant; il venait jouer chez son oncle et il éprouvait un véritable plaisir à tremper ses doigts dans la mélasse.

Amable donna cent mille francs à chacun de ses neveux pour leur établissement.

Alexandre acheta une petite boutique de mercerie, passementerie et nouveautés, rue Saint-Martin, et travailla sous la raison sociale– Saveny aîné – et avec l’enseigne: A Cadet-Rousselle.

Jacques entra dans la finance. Bientôt, promettant à son oncle70/0de son argent, il obtint de lui une commandite.

Il fit son début dans le monde, comme Louis XIV le sien dans le Parlement, la raillerie aux lèvres, le fouet à la main. Il se composait un visage, comme l’acteur se compose un masque pour la représentation; il usait de quelques vocables à effet, et ces vocables n’étaient qu’une sélection du discours des autres: il jugeait tout, et son jugement était un plagiat; il ne riait jamais, non qu’il n’eût envie de rire, mais il craignait de gâter sa tenue: A six heures, le soir, régulièrement, il prenait sa canne et son chapeau, mettait ses gants et entrait dans le bureau de ses employés sans se découvrir:

– Avez-vous encore quelques signatures à me demander? disait-il sèchement.–

On lui passait un restant de courrier qu’il signait sans se déganter, puis il allumait un cigare dont il envoyait insolemment la première fumée à la tête de son chef de correspondance, et sortait.

Il descendait le boulevard, achetait une fleur pour sa boutonnière, et toujours à la même bouquetière à laquelle il débitait quelque turpitude avec la plus parfaite insolence, puis enfin il allait dîner. Il avait de jolies maîtresses qu’il promenait partout et qu’il n’aimait nulle part; sa place était marquée à toutes les premières représentations et à tous les brillants concerts; et toujours impassible au milieu des applaudissements les mieux battus ou des sifflets les plus stridents, il rajustait la fleur de sa boutonnière et regardait autour de lui avec-un air d’ennui mortel. Sa voix était comme sa personne, insolente avec un grain d’originalité; sa parole venait sèche, brève, avec un bruit de métal dans les tons élevés et un peu d’enrouement dans les tons graves.

– Eh bien! dit l’oncle Amable aussitôt que les salutations d’usage eurent été échangées, comment vont les affaires, Alexandre?

– Très bien, mon oncle. Il y a deux choses que je ferai avant six mois: je me marierai et j’agrandirai ma boutique.

Et en disant cela, Alexandre écartait les pans de sa redingote et s’apprêtait à s’engloutir dans un fauteuil en velours d’Utrecht.

Son frère l’arrêta.

–Ne t’assieds pas; mon oncle va nous montrer son nouvel appartement avant le dîner.

– C’est une bonne idée, s’écria Alexandre; en route! Peste, mon oncle, tu te mets bien; tu es joliment logé: prends garde de te ruiner, au moins!

Hortense qui éclairait les visiteurs avec un flambeau en Or ciselé, répondit doucement:

–Oh! ne craignez rien, monsieur Alexandre; nous vivons de coquilles de noix.

– Vous avez rudement tort, riposta Alexandre en riant; c’est comme cela qu’on se démolit l’estomac.

Et il prit le bras de son oncle, tandis qu’Hortense se rapprochait de Jacques tout rêveur.

Le luxe d’Amable était plus massif que délicat. Amable avait voulu acheter les meubles lui-même, et il s’était plus attaché à la solidité qu’à l’art: il avait mêlé les règnes, au grand désespoir d’Hortense qui avait eu une peine inouïe à placer des étoffes d’ameublement dans cette salade de l’histoire.

Pendant qu’Alexandre, essayant en vain de disjoindre un fauteuil d’un coup de poing, répétait pour la dixième fois:

– Voilà du solide!

Hortense fixa l’attention de Jacques sur une toile qui représentait le mariage de Vénus et de Vulcain.

– Voyez, dit-elle, c’est l’œuvre d’un tout jeune homme que nous protégeons, et qui, je crois, réussira grandement. Quelle finesse de dessin et quelle science de coloris! L’Olympe est troublé: tous les dieux sont amoureux de cette belle fille couronnée de myrtes, et l’état de leur âme se trahit sur leur visage empourpré. Voici les Heures qui ont éduqué Vénus; elles sont tristes comme il convient, et voilà Vulcain, l’époux imposé par Jupiter.

– Il est crânement laid votre monsieur, s’écria Alexandre que ce flot d’éloquence avait attiré.

– N’est-ce pas qu’il y a du talent dans cette toile? interrogea Hortense.

– Certes, répliqua Jacques, et l’infortune de Vénus me va à l’âme; mais, ajouta-t-il à mi-voix, dépêchons-nous de dire que la chère déesse s’est bien rattrapée!

Hortense s’empressa de conduire ses invités dans la salle à manger où l’on servit un repas qui acheva de lui gagner la sympathie d’Alexandre.

Après le dîner, on alla prendre le café dans le salon-fumoir. Amable et Alexandre laissèrent fondre dans leur bouche un dernier morceau de sucre imbibé de rhum, et se livrèrent sans réserve ni pudeur au sommeil.

Jacques alluma, avec la permission d’Hortense, un cigare de la Havane, et s’asseyant à cheval sur une chaise dont le siège était de bois plein et le dossier sculpté à jour.

– Vous faites de la musique? demanda-t-il.

– Un peu, pas autant que je le voudrais; j’endors votre oncle.

Elle regarda Amable dont la tête penchait à gauche et Alexandre dont la tête penchait à droite.

– Ce soir, ajouta-t-elle finement, il n’a pas attendu le signal; et, voyez le vilain, il a fait un élève!…

Hortense était rayonnante d’esprit et de beauté: Jacques sentit son sang gonfler ses veines et affluer à son cœur; il était encore au printemps de la vie; toutes les sèves bouillonnèrent en lui, les effluves d’avril l’enveloppèrent de leur vapeur odorante; il se leva; mais soudain une ombre de tristesse passa devant son âme grisée: tout aussitôt, il se rassit, et glacial:

– Étrangeté des choses! dit-il; comment une fille aussi spirituelle que vous, devient-elle la maîtresse de cet homme?

Hortense fut grande comédienne: elle se laissa tomber sur un canapé en soupirant, et s’éventant si adroitement qu’elle envoya tous les parfums de sa gracieuse personne sur le visage de son interlocuteur:

– Vous êtes tous les mêmes; vous n’avez eu que la peine de naître, et vous ne comprenez pas que ceux qui ont dû forcer le sort, aient accepté toutes les conditions! Que vous dirai-je! je suis entrée ici, un soir que j’avais faim, inquiète sans doute, mais croyant à la Providence encore; hélas! quand je me suis réveillée, j’avais la honte au front.

– Sa fortune vous avait éblouie? interrogea Jacques ébranlé.

– Sa fortune! reprit Hortense en claquant son éventail sur son bracelet à tête d’aspic, sa fortune! Qu’est-ce que cela, à côté de la considération!

– Alors, vous espériez qu’il vous épouserait?

– M’épouser! c’eût été de l’inceste! je pourrais être sa fille.

Jacques était rassuré. Enfant du siècle, il aimait l’or; et le trouble qu’il ressentait depuis qu’il était entré, n’était dû qu’à la crainte de voir son oncle se marier avec une jeune femme et faire attendre son héritage longtemps.

– Je vivrai ici, reprit-elle, jusqu’à la mort de cet homme qui est bon et qui a besoin d’affection, et quand j’aurai rendu le dernier devoir à mon maître, vous et votre frère, vous me chasserez.

– Oh! cela, jamais, dit Jacques en se levant.

Il prit la main d’Hortense, la baisa longuement et ajouta:

– Je vous estime et je suis votre ami.

A ce moment, Alexandre se réveilla; et comme il avait le réveil tapageur, il bouscula son oncle qui jeta un petit cri et ouvrit les yeux. Hortense courut à un guéridon où refroidissait une théière en fine porcelaine de Sèvres, et tendant une tasse à Jacques:

– Un peu de thé, monsieur, oh! je vous en prie.

– En fait de thé, dit Alexandre, il faut aller se coucher; quand on dort, on ne pense à rien.

–Vous ne rêvez donc pas? demanda Hortense.

–Moi, iamais; je dors comme une souche.

Mon oncle, dit Jacques, je viendrai vous voir demain; j’ai à vous parler de quelque chose de très sérieux.

Amable écarquilla les paupières.

Tes affaires vont bien, au moins?

Certes...

Ah! fit-il, avec un soupir de soulagement, c’est le principal!

Hortense fixa Jacques, et, dans la pénombre:

Quelque chose de sérieux, lui dit-elle, ce doit être un mariage?

Pourquoi pas?

Elle lui tendit la main et ajouta:

Vous savez que vous êtes mon ami.

Le lendemain matin, ce bon Alexandre recevait la visite de son architecte qu’il avait mandé par lettre, et lui désignant une pile de jeux de boutons et de pelotes de fil, du geste dont Napoléon désigna les Pyramides d’Égypte à ses soldats:

Vous voyez? eh bien! il n’y en aura plus ce soir; par conséquent, il faut que le voisin déménage; j’ai besoin de m’agrandir.

–Mais... objecta l’architecte.

–Il n’y a pas de mais... interrompit Alexandre, il faut qu’il déménage; je me comprends. Puis, vous savez, je n’aime pas les maçons: donc, avant un mois, ayez mis le nom de Saveny aîné sur la nouvelle boutique.

L’architecte s’inclina. La chronique prétend même qu’il songea, un moment, à faire de ses fils des marchands de fil et de boutons.

A la même heure, Jacques, mis avec la plus scrupuleuse correction et avec une élégance toute juvénile, se présenta chez son oncle qui le reçut en particulier.

– Mon oncle, dit-il sans préambule, je viens vous prier de demander pour moi la main d’une jeune fille.

–La dot?

– Deux cent mille francs.

– La mère?

– Morte.

– Le père?

– Soixante ans.

– C’est faisable.

– Observez que la jeune fille, Hélène de Melleville, est noble.

–J’y attache peu de prix.

–Elle est bien élevée.

–Tant mieux pour toi. Est-elle bonne enfant?

–Je l’espère pour vous.

–Voyons, mon gaillard, et Les affaires? Parle-m’en, que diable! Tu ne m’en souffles jamais un mot: vous êtes dans la finance une collection de croquants dont je me défie.

– Ne vous ai-je pas régulièrement payé70/0de votre commandite? demanda Jacques impassible.

– Sans doute, mais cela est plus facile à faire que de réaliser des bénéfices: tu as bien connu Joseph Camus?

– Non, pas du tout.

– Mais si; tout le monde connaît Camus, l’épicier du faubourg Saint-Honoré. Eh bien! Joseph Camus achetait de l’argent à dix pour cent: finalement, il a déposé son bilan.

– Mon oncle, le banquier de Camus ne faisait pas une mauvaise affaire, s’il n’avait, lui, à payer que 70/0à son bailleur de fonds!

– Tu m’ennuies. Je te dis que les banquiers sont des faiseurs d’embarras: ils ont chevaux et voitures, et ils ne paient ni le grainetier ni le carrossier. Pourquoi ne t’es-tu pas associé à ton frère? En voilà un qui marche, ton frère! C’est un plaisir de le voir! Tu me diras qu’il a les mains noires à la fin de la journée; mais ce sont les mains que j’aime: on sait où l’on va avec ces mains-là!

Jacques se leva.

– Qu’est-ce que je vous ai fait, mon oncle? dit-il d’un ton presque enfantin.

Amable se radoucit.

– Voyons, petit, reste là; assieds-toi, tu sais bien que j’ai le cœur bon et que je ne t’en veux pas.

Jacques se rassit.

– Je t’ai fait ce que tu es, et je ne m’en repens point; mais pas de cachotteries! Tu caches quelque chose!

Jacques protesta du geste.

– Gagnes-tu de l’argent?

– Oui, mon oncle, répondit clairement Jacques.

Amable engloutit alors ses gros doigts dans les pochetons de son gilet.

– Parbleu! reprit-il, nous ne sommes plus au temps de la patache; et ma foi, j’aime autant le chemin de fer: tu as de l’instruction, tu es un monsieur; moi je ne suis qu’un homme; mais bah! j’ai ma valeur! Enfin, ce n’est pas tout cela: donne-moi l’adresse du beau-père; j’irai le voir; on s’expliquera.

Jacques ajouta seulement:

– Je vous jure, mon oncle, que vous aimerez votre nièce.

– Tiens! riposta Amable, si elle est toute ronde comme son vieux bonhomme d’oncle, elle s’en trouvera bien! sans compter que mes gros sous seront à elle, un jour. Dis donc Jacques, qu’est-ce que tu penses de ma camériste?

– Elle est jolie et distinguée.

Amable et Jacques se levèrent. L’oncle s’approcha de son neveu, le poussa du coude, et tournant sa bouche à gauche, il lui dit dans une horrible grimace:

–Faut-il l’épouser?

Jacques ne trahit pas la plus légère émotion, mais il sentit son cœur se serrer.

– Non, répondit il.

– Pourquoi?

– Parce que. Aujourd’hui, elle est votre chose, vous la payez; elle vous fait valoir: on vient chez vous et on dit:–Est-il heureux ce Saveny! il a une maîtresse ravissante. C’est beau la fortune tout de même!

Amable rayonnait.

– Tandis que demain, elle est votre femme, elle élève la voix, bientôt elle commande; déjà elle invite un tas de péroreurs sans le sou qui sortent de chez vous en disant: Est-il bête ce gros épicier!

Amable bondit et rugit.

– Eh bien! je te jure par tout ce qu’il y a de sang dans mes veines, qu’elle ne sera jamais ma femme.

Et il répéta par deux fois: Est-il bête ce gros épicier!

A ce moment, la porte s’ouvrit, et Hortense s’avança.

– Bonjour, monsieur Jacques, dit-elle, je suis heureuse, ce matin. J’ai lu dans le journal une nouvelle qui me ravit.

– Laquelle? demanda Amable.

– Vous savez bien, répondit-elle, les banquiers Dubuis frères, qui ont failli, il y a six mois? ils avaient un commanditaire. Le bonhomme avait retiré ses fonds avant la déconfiture: il vient d’être condamné à rapporter; c’est de toute justice.

Amable tressaillit. Jacques lui tendit la main, salua Hortense, et se retira.

Hortense alors se suspendit au cou d’Amable, et en lui faisant mille agaceries, elle lui dit:

– Nous irons donc bientôt à la noce, mon gros bébé?

Amable fléchissait sur ses jarrets.

– A laquelle? fit-il.

– Parbleu! répondit-elle, en éclatant de rire, ce n’est pas à la nôtre; et elle ajouta: A table! à table! il y a de la langouste! tu l’aimes tant!

L'impure

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