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LE MARCHÉ.

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—Oh! cette scène est encore présente à ma pensée comme si elle venait d'avoir lieu à l'instant même, continua le marquis sans paraître avoir entendu l'observation de son singulier beau-frère. Marie-Augustine était là couchée sur ce fauteuil; car c'est dans cette salle que je l'avais amenée avec son complice. Ce fauteuil est précisément celui sur lequel vous êtes assis, chevalier. Le baron d'Audierne, debout devant elle, attendait mes ordres, et je suis convaincu qu'il se croyait en ce moment bien près de sa dernière heure. Dès que votre soeur revint à elle j'appelai tous mes gens; tous, sans exception: depuis mon maître d'hôtel jusqu'à mon dernier valet de chiens... Alors, désignant du geste Marie-Augustine, que l'incertitude et l'épouvante rendaient muette et à demi morte:

«—Mes amis, m'écriai-je, vous voyez cette femme que, jusqu'ici, vous avez crue digne de votre respect, parce que vous pensiez qu'elle portait mon nom? Eh bien! je vous avais trompés. Cette fille n'a jamais été ma femme légitime!... Elle n'était que ma maîtresse jadis, comme elle est aujourd'hui celle du baron d'Audierne! Si je parle ainsi devant vous tous, c'est que, comme j'ai commis une faute en vous faisant honorer une méprisable créature, je me devais à moi-même, et je vous devais à vous aussi, de révéler publiquement la vérité tout entière. Et, maintenant, monsieur le baron peut emmener sa maîtresse à laquelle je renonce, et que je lui abandonne...

«Une heure après, ajouta le marquis, Marie-Augustine partait avec son amant.

—Et vous, mon cher ami, interrompit le comte, vous qui aviez pris au sérieux votre belle et ingénieuse invention, vous vous faisiez seller un bon cheval le soir même, et vous gagniez au galop la route de Fougueray, bien décidé à changer en réalité le conte dont vous veniez très-spirituellement de faire part à vos domestiques. Je vous le répète, c'était bien joué!... C'était tout bonnement de première force!... Nous devons reconnaître, et nous reconnaissons, croyez-le, qu'il vous était impossible de supposer un seul instant que le désir de voir notre soeur nous eût fait faire le voyage de Quimper, que l'épouse outragée nous rencontrât à quelques lieues à peine de ce château, et qu'elle nous racontât ce qui venait de se passer...

«Mais je le dis encore, marquis, vous ne pouviez savoir cela; de sorte qu'arrivé à Fougueray par une nuit sombre, vous vous fîtes indiquer la porte du presbytère. Le vieux prêtre qui avait célébré votre union l'habitait seul avec une servante. Intimidé par votre rang, convaincu surtout par vos pistolets, il consentit à vous laisser arracher du registre de la paroisse la feuille sur laquelle votre mariage se trouvait inscrit.

«Cela était d'autant mieux imaginé, que, sur les quatre témoins signataires, deux, le chevalier et moi, ne pouvions rien prouver en justice en raison de notre proche degré de parenté avec la victime, et que les deux autres étaient morts... Donc, la feuille enlevée, rien n'existait plus... La marquise de Loc-Ronan n'était désormais que mademoiselle de Fougueray. Vous affirmiez qu'elle avait été votre maîtresse et non votre femme; personne ne pouvait prouver le contraire... Aussi, comme vous étiez joyeux en reprenant la route de votre château! Vous étiez dégagé d'un lien qui commençait à vous peser; vous étiez libre!

—Ne dites pas cela, monsieur, interrompit le marquis avec émotion; à l'époque dont vous parlez, Dieu sait bien que j'aimais encore votre soeur! Oui, je l'aimais. Il a fallu, pour arracher cet amour de mon coeur, toutes les heures de jalousie, de tortures, d'angoisses, dont celle que vous défendez s'est montrée si prodigue à mon égard!... Il a fallu le déshonneur menaçant mon nom jusqu'alors sans tache, la boue prête à souiller l'écusson de mes ancêtres, pour me contraindre à un acte qu'aujourd'hui je réprouve!... Au reste, Dieu n'a pas voulu que l'accomplissement du forfait eût lieu dans toute son étendue, puisqu'il avait permis que, dans une intention que j'ignore, et avec cette prescience infernale qui n'appartient qu'à vous, vous eussiez pris d'avance le double de cet acte maudit!

—Dame! cher marquis! répondit le comte en souriant, nous avons joué au plus fin et vous avez perdu. Enfin, je reprends les choses où nous les avons laissées: lorsque vous partîtes de Fougueray, vous crûtes être libre, si bien libre même, et si peu marié que, deux années plus tard, à Rennes, vous vous épreniez d'amour pour une charmante jeune fille, et que, n'ayant aucunement entendu parler de votre ex-femme ni de vos ex-beaux-frères, vous pensâtes qu'en toute sécurité vous pouviez suivre les inspirations de votre coeur... Ce qui signifie que trente et un mois après votre séparation violente d'avec Marie-Augustine de Fougueray, vous devîntes l'époux heureux de Julie-Antoinette de Château-Giron.

«Rendez-nous la justice d'avouer que nous vous laissâmes jouir en paix des charmants délices de la lune de miel. Mais aussi quel réveil, lorsqu'après quelques semaines d'un bonheur sans nuages, du moins je me plais à penser qu'il fut tel, vous vous trouvâtes tout à coup face à face avec la première marquise de Loc-Ronan; lorsque, poussé sans doute par votre mauvais génie, vous voulûtes faire jeter notre soeur à la porte de l'hôtel que vous habitiez à Rennes, et qu'elle vous jeta, elle, son acte de mariage à la face!...

—Assez, misérable! s'écria le marquis avec une telle violence, que les deux interlocuteurs se levèrent spontanément, croyant à une attaque; assez! Osez-vous me rappeler ces heures douloureuses, vous qui ne songiez, au moment où vous me brisiez le coeur, qu'à exploiter ce secret au détriment de ma fortune et au profit de la vôtre? Rappelez-vous les sommes immenses que vous m'avez arrachées pour vous faire payer votre douteux silence!...

—Il ne s'agit pas de nous, mais de vous, interrompit le chevalier; et permettez-moi de vous faire observer que les grandes phrases inutiles ne feront qu'allonger la conversation... Si nous vous avons rappelé un passé peu agréable, c'était afin d'établir le présent sur de solides bases... Or, le présent, le voici: Vous avez deux femmes. L'une, Marie-Augustine de Fougueray, qui habite Paris sous un nom d'emprunt, suivant nos conventions, vous le savez. L'autre, Julie-Antoinette de Château-Giron, laquelle, en apprenant l'étrange position que vous lui aviez faite, a voulu se retirer du monde et s'enfermer dans un cloître. Vous et la famille de cette femme aviez trop d'intérêt à étouffer l'affaire pour que l'on essayât de s'opposer à ses volontés. Bref, vous avez en ce moment deux femmes, marquis de Loc-Ronan, et deux femmes bien vivantes. Or, la polygamie, vous le savez, a toujours été un cas pendable en France, et la pendaison une vilaine mort pour un gentilhomme!

—Allez droit au fait, interrompit encore le marquis, quelle somme vous faut-il aujourd'hui?

—Aucune, répondit le chevalier.

—Aucune, appuya le comte.

Le seigneur de Loc-Ronan demeura un moment interdit.

—Que voulez-vous donc? demanda-t-il lentement.

—Écoutez le chevalier, et vous allez le savoir.

—Soit! parlez vite.

—Je m'explique en quelques mots, fit le chevalier en s'inclinant avec cette politesse railleuse qui ne l'avait pas abandonné un seul moment durant cette longue conversation. Nous avons pensé, mon frère et moi, qu'il serait fâcheux que le vieux nom de Loc-Ronan vînt à s'éteindre. Or, vous avez deux femmes, c'est un fait incontestable; mais d'enfants, point! Eh bien! celle lacune qui doit assombrir un peu vos pensées, nous avons résolu de la combler... A partir de ce jour, vous allez être père. Vous comprenez?

—Nullement.

—Allons donc! impossible?

—Je ne comprends pas le sens de vos paroles, je le répète, et je vous serai fort reconnaissant de bien vouloir me l'expliquer.

—Eh! s'écria le comte avec impatience, notre soeur est votre femme, n'est-il pas vrai?

—C'est possible.

—Nul arrêt de parlement n'a annulé votre mariage; elle peut reprendre votre nom demain, si bon lui semble...

—Je le reconnais.

—Et vous connaissez sans doute aussi certaine axiome en droit romain qui dit: Ille pater est, quem nuptiæ demonstrant?

—Vraiment, je crois que je commence à comprendre, fit le marquis en conservant un calme et une froideur bien étranges chez le fougueux gentilhomme.

—C'est, pardieu, bien heureux!

—N'importe, achevez!

—Donc, si votre femme est mère, vous, marquis, vous êtes père! Voilà!

—Ainsi donc, monsieur le comte de Fougueray, ainsi donc, monsieur le chevalier de Tessy, ce que vous êtes venus me proposer à moi, marquis de Loc-Ronan, c'est d'abriter sous l'égide de mon nom ce fruit honteux d'un infâme adultère? c'est de consentir à admettre dans ma famille, à donner pour descendant à mes aïeux l'enfant né d'un crime, le fils d'une courtisane; car votre soeur, messieurs, n'est qu'une courtisane, et vous le savez comme moi!...

En parlant ainsi d'une voix brève et sèche, le marquis, les bras croisés sur sa large poitrine, dardait sur ses interlocuteurs des regards d'où jaillissait une flamme si vive qu'ils ne purent en supporter l'éclat. Les misérables courbèrent un moment la tête. Cependant le comte se remit le premier, et répondit avec un sourire:

—Eh! mon cher marquis!... vous forgez de la tragédie à plaisir! Qui diable vous parle du fruit d'un adultère? Je vous ai dit: Supposez! Je ne vous ai pas dit: Cela est! Bref, voici la vérité; Il existe, de par le monde, un enfant mâle âgé de huit ans, bien constitué, et beau comme un Amour de Boucher ou de Watteau. A cet enfant, le chevalier et moi nous nous intéressons vivement. Or, il est orphelin. Pour des raisons qu'il ne nous plaît pas de vous communiquer, nous ne pouvons personnellement rien pour lui. Il faut donc que vous nous veniez en aide. Voici ce que vous aurez à faire. Adopter cet enfant, et le reconnaître comme un fils issu de votre mariage avec Marie-Augustine. Lui transmettre votre nom et votre fortune, à l'exception d'une rente viagère de douze mille livres que vous vous conserverez. Enfin, nous nommer, le chevalier et moi, tuteurs de votre fils. Mais l'acte doit être fait de telle sorte que nous ayons la libre et immédiate gestion des biens, meubles et immeubles, que nous puissions vendre, aliéner, réaliser, échanger à notre volonté, comme si vous étiez réellement mort.

—Après? demanda le marquis.

—Après? mais je crois que ce sont là les articles principaux. Au reste, voici un modèle fort exact de l'acte que vous devez faire dresser.

Et le comte tendit au gentilhomme un cahier de papiers manuscrits.

—Et si je refuse de donner mon nom à un enfant que je ne connais pas et qui pourra le déshonorer un jour, si je ne consens pas à me dépouiller de toute ma fortune en votre faveur, vous me menacez, comme toujours, de divulguer le secret qui me lie à vous, n'est-ce pas?

—Hélas! vous nous y contraindriez! dit mielleusement le chevalier. Et vilaine mort que cette mort par la potence!... Mort infamante qui entraîne avec elle la dégradation de noblesse, vous ne l'ignorez pas, marquis?

—Eh bien! messieurs, voici ma réponse: Vous êtes fous tous les deux!

—Vous croyez? fit le comte d'un ton railleur.

—Oui, vous êtes fous; car vous n'avez pas réfléchi que je préférerais toujours la mort au déshonneur, mais qu'avant de me frapper je vous tuerais tous deux, vous, mes bourreaux! Non! non! je n'introduirai pas quelque ignoble rejeton d'une souche odieuse dans la noble lignée des Loc-Ronan! Non! non! je ne dépouillerai pas, moi, les héritiers de mon choix de ce que m'ont légué mes aïeux! Non! non! je ne jetterai pas entre vos mains avides une fortune que vous iriez fondre au creuset de vos passions infâmes!... Allons! comte de Fougueray! allons, chevalier de Tessy! nous devons mourir tous trois ensemble, et nous mourrons cette nuit même.

En disant ces mots, le marquis avait saisi les pistolets que Jocelyn lui avait apportés. Les armant rapidement, il s'était élancé au-devant de la porte. Le comte de Fougueray, lui aussi, avait pris ses armes. Les deux hommes, se menaçant réciproquement d'une double gueule de fer prête à vomir la mort, restèrent un moment immobiles. La porte s'ouvrit brusquement, et Jocelyn, complétant le tableau, parut sur le seuil, un mousquet à la main. Il mit en joue le chevalier.

Une catastrophe terrible était imminente. Quelques secondes encore, et ces quatre hommes forts et vigoureux allaient s'entre-tuer sans merci ni pitié. La résolution du marquis se lisait si nettement arrêtée sur son visage, que le comte de Fougueray, avec lequel il se trouvait face à face, devint pâle comme un linceul. Néanmoins il sut conserver une apparente fermeté.

—Marquis de Loc-Ronan! dit tout à coup le chevalier, souvenez-vous que, nous une fois morts, ceux qui doivent nous venger le feront sur Marcof le Malouin.

—Qu'avez-vous dit? Quel nom venez-vous de prononcer? s'écria le marquis dont les mains défaillantes laissèrent échapper les armes.

—Celui de votre frère naturel, lui répondit le chevalier à l'oreille, de manière à ce que Jocelyn ne pût entendre ces quelques mots; vous voyez que vous êtes bien et complètement entre nos mains. Renvoyez donc ce valet, plus de violence, et agissez, ainsi que nous le demandons, au mieux de nos intérêts.

Jocelyn sortit sur un signe de son maître.

—Eh bien? demanda le comte, lorsque les trois hommes se trouvèrent seuls de nouveau.

—Eh bien! répondit lentement le marquis, je vais réfléchir à ce que vous exigez de moi!... En ce moment, il me serait impossible de continuer la discussion. Nous sommes aujourd'hui au 25 juin, car voici le soleil qui se lève; revenez le 1er juillet, messieurs, et alors vous aurez ma réponse... Telle est ma résolution formelle et inébranlable.

—Nous acceptons votre parole, répondit le comte; le 1er juillet, au lever du soleil, nous serons ici.

Les deux hommes saluèrent froidement, sortirent de la salle basse et traversèrent la cour précédés par Jocelyn, lequel referma sur eux les grilles du château. Ceci fait, il accourut auprès de son maître. Le marquis, sombre et résolu, parcourait vivement la vaste pièce.

—Jocelyn! dit-il à son vieux serviteur en le voyant entrer, tu vois que je ne m'étais pas trompé, tu vois qu'il faut agir, et agir sans retard. Je puis toujours compter sur toi?

—Quoi! vous voulez? s'écria Jocelyn avec épouvante.

—Il le faut, répondit froidement le marquis. Point d'observation, Jocelyn. Les gens du château vont s'éveiller, et ils ne doivent pas nous trouver debout si matin. Je rentre dans mes appartements. Tu monteras à huit heures.

Jocelyn s'inclina et le marquis gagna la chambre où se trouvait le portrait de vieillard que Marcof avait embrassé en partant cette même nuit.


Marcof le Malouin

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