Читать книгу Contes de ma mère - Eugénie Foa - Страница 3
ОглавлениеLA TANTE LÉONARDE.
Les quatre enfants d’un riche cultivateur de Pau étaient encore plongés dans la douleur de la mort de leur père, lorsque, le lendemain de son enterrement, ils virent entrer chez eux une vieille femme qu’ils reconnurent aussitôt pour la sœur de leur père.
— Eh! bonjour, ma tante Léonarde! lui dirent-ils tous les quatre; soyez la bienvenue, mais vous arrivez trop tard.
— Hélas! mes enfants, à mon âge, soixante-dix ans bien comptés vienne la Saint-Martin, car je suis de 1700, on ne fait pas, savez-vous, vingt lieues tout d’une traite; il y a trois jours que je marche... Enfin, me voici, dit-elle en s’asseyant! et regardant tristement autour d’elle: Pauvre frère!... il est parti le premier, il m’attend là-haut, et je n’ai guère le temps de le pleurer, car je pense que je le rejoindrai bientôt.
— Chassez donc ces vilaines idées-là, dit l’aîné des garçons.
— D’autant plus que mes moments sont comptés et qu’il faut que je me hâte, ajouta Léonarde; écoutez donc... Marcel, votre père, comme vous le savez, s’était marié deux fois, mes enfants. La première de ses femmes, Marthe, mère de Victor et de Blanchette, était fort riche; la seconde, la Lignaque, mère de Louise et de Catherine, était fort pauvre; votre père ne possédait rien: donc toute la fortune, les terres, les métairies, les vaches, les troupeaux, tout appartient aux deux aînés, aux enfants de Marthe, à Victor et à Blanchette. Les enfants de la Lignaque n’ont rien; les papiers qui sont déposés chez le tabellion prouveront ce que j’avance..... Toutefois ce n’est pas précisément pour vous apprendre ceci que je suis venue, tout le monde et le tabellion n’auraient pas manqué de vous le faire savoir en temps et lieu. Voici le but de mon voyage: Victor, Blanchette, vous possédez une grande fortune, vous êtes riches! votre autre frère et votre autre sœur n’ont rien: partagez avec eux, je vous en prie; songez que ce sont les enfants de votre père..... et que si Dieu vous a donné la fortune, c’est pour en faire un bon usage..... Mais je vois que ma morale vous ennuie, dit-elle, s’apercevant que les deux aînés, préoccupés de leur nouvelle fortune, ne l’écoutaient plus, et que les deux autres, en proie à la douleur, n’écoutaient pas davantage; c’est moi qui ai tort, je me tais et vous demande seulement une chambre pour me reposer jusqu’à demain. Les quatre enfants s’empressèrent de souscrire au désir de la vieille tante; on eut bien soin d’elle, et le lendemain elle partit également charmée de tous ses neveux et nièces. C’était l’heure d’aller aux champs. Louis, armé de sa serpette, appela son frère.
— Ne viens-tu pas? lui dit-il.
— Non, répondit celui-ci; bon pour toi de travailler à gagner le pain que tu manges ici; moi, je suis riche, je me repose.
Le pauvre Louis, remué jusqu’au fond du cœur de cette réponse, ne dit mot, et partit pour les champs.
Dans le même moment Catherine cherchait sa sœur; la trouvant au lit, elle lui demanda si elle était malade.
— Non! répondit celle-ci.
— Allons, lève-toi! lui dit Catherine, la lessive est trempée, il faut...
Mais elle fut interrompue par Blanchette, qui, d’un ton aigre, répéta: — Il faut!... Il faut faire l’ouvrage toute seule, Catherine, et m’économiser une servante: c’est aux pauvres à servir les riches, et je suis riche, entendez-vous?
Étonnée de ce ton et de ce langage si nouveaux, Catherine semblait clouée à sa place, elle ne bougeait pas. Sa sœur la tira de cette espèce d’apathie en ajoutant: — Eh bien! que faites-vous là, plantée comme un poteau de grande route? Allons donc, dépêchez-vous; je veux bien vous garder chez moi, mais au moins gagnez votre dépense.
Catherine s’échappa en pleurant à chaudes larmes.
Le soir de ce jour elle eut un entretien avec son frère, et tous les deux vinrent trouver les enfants riches.
— Il nous est trop pénible de servir un frère et une sœur, dit Louis en prenant la parole; nous sommes tous enfants du même père, nous vous quittons.
— Pour aller où ? demandèrent, il faut l’avouer, avec beaucoup d’intérêt Victor et Blanchette.
— Partout ailleurs que chez toi, mauvaise sœur, dit Catherine en pleurant.
— A ton aise, repartit Blanchette; seulement je vous prie l’un et l’autre de bien dire dans le village que c’est vous qui voulez nous quitter; car pour rien au monde je ne voudrais que les voisins crussent que mon frère et moi nous avons chassé de chez nous les enfants de notre père.
— Sois tranquille, Blanchette, dit Victor prenant le bras de sa sœur pour l’emmener, nous dirons la vérité, que c’est nous qui avons voulu vous quitter.
Au moment où les enfants de la Lignaque dépassaient la porte, Victor eut comme un remords, et cria à son frère:
— Louis, tu as tort de faire le fier; à ta place, moi, je te servirais. Puis, le voyant continuer son chemin sans retourner la tête, il ajouta: — Dans tous les cas, quand tu voudras de l’ouvrage, viens à la ferme, tu en trouveras.
Louis et Catherine ne retournèrent pas même la tête pour témoigner qu’ils avaient entendu. Victor revint près de sa sœur.
L’ENFANT, LE PAIN ET LE CHIEN.
En quittant la maison de leur père, Louis et Catherine se retirèrent dans une petite cabane, au bord d’une petite rivière assez poissonneuse. Louis pêchait et allait à la ville vendre son poisson; Catherine filait et s’occupait de l’intérieur. Cela alla bien jusqu’à l’hiver; alors la rivière gela, plus de poissons: le fil que Catherine filait ne pouvant plus subvenir aux besoins de ces deux pauvres enfants, la plus grande misère se mit dans ce petit ménage.
Cependant le printemps revint, puis l’été, et à l’époque de la moisson un homme se présenta chez les enfants de la Lignaque.
— J’ai eu l’entreprise des moissons du pays, leur dit-il, j’enrôle des moissonneurs; voulez-vous être de ma bande?
— Je le veux bien! dirent à la fois Louis et Catherine, enchantés de gagner un peu d’argent.
Cela dit, ils suivirent l’entrepreneur.
Mais quel fut l’étonnement de ces pauvres enfants, lorsqu’il s aperçurent que le champ qu’ils allaient faucher était celui de leur frère et sœur; toutefois ils étaient loués, ils se mirent à l’ouvrage. Victor les aperçut travaillant, il alla à eux, et, les voyant assez pauvrement vêtus, il leur dit:
— Ah! ah! la misère vous a ramenés chez moi: je pourrais vous renvoyer; mais je suis bon parent, vous pouvez travailler dans ce champ tant qu’il y aura à travailler.
Et il courut dire à sa sœur la rencontre qu’il venait de faire; celle-ci ne s’en émut pas autrement.
Le lendemain, cependant, à l’heure où les moissonneurs prenaient leur repas, Blanchette eut envie de se montrer aux enfants de la Lignaque avec les nouveaux vêtements qu’elle portait depuis la mort de son père et qu’elle avait fait faire à la ville, car elle avait quitté le costume de la campagne. Elle s’avança donc, vêtue en demoiselle, en compagnie de son frère, jusque sous un gros orme où elle pensait trouver ses parents; mais elle ne vit là qu’un enfant et un chien.
L’enfant mangeait une tartine de pain beurrée; le chien, assis devant l’enfant, avait si bien l’air de lui en demander un morceau, que R lette dit à l’enfant de lui en donner; l’enfant résista.
— Fi! le vilain gourmand, qui ne veut-point partager avec ce pauvre chien! dit Blanchette à l’enfant.
— Ah! Blanchette Blanchette! dit une voix qui partait de derrière l’orme, ce que tu dis là à l’enfant, ne pourrait-on te le dire, à toi qui gardes toute la fortune de ta mère sans vouloir, — non point partager, — mais en donner un peu aux enfants de ton père?
Blanchette se retourna pour voir qui lui parlait; elle vit la tante Léonarde un bâton à la main et en costume de voyage. Sans laisser à la jeune fille le temps de répondre, la vieille continua: — Je suis arrivée par la prairie, et, en voyant Louis et Catherine si pauvrement vêtus, je me suis informée, et les moissonneurs m’ont tout raconté : et la vilaine conduite de ton frère et de toi, et la noble fierté des enfants de la Lignaque, qui n’ont point voulu être serviteurs là où ils avaient été maîtres; heureusement que je suis venue faire changer les choses de face.
— Comment, ma tante? dirent à la fois Victor et Blanchette.
La vieille tante s’assit sur le banc où était déjà assise Blanchette, et, faisant signe aux enfants de la Lignaque d’approcher, elle dit:
— Apprenez un grand secret: la fortune ne venait point de Marthe, mais de la Lignaque; tout appartient donc ici aux enfants de la dernière!
— Dites-vous vrai, ma tante? s’écrièrent à la fois les jeunes gens.
— Très-vrai; c’était une épreuve que j’avais voulu faire, répondit la vieille tante; je m’étais entendue avec le tabellion pour cela, nous réservant de tout rétablir en temps et lieu. Le temps est venu... Louis, Catherine, à votre tour, mes enfants, à commander, à faire les maîtres ici. Allons, Louis, jette ta faucille à Victor, et ordonne-lui d’aller dans les champs se grillér au soleil pour agrandir tes richesses; allons, Catherine, asseois-toi ici à l’ombre, et envoie ta servante Blanchette préparer ton repas. Faites les maîtres, mes enfants, soyez fiers, insolents; chassez-les à votre tour, vous êtes riches!
Mais sans avoir l’air de comprendre les dernières paroles de la tante Léonarde, Louis et Catherine échangèrent un regard entre eux; Louis alla s’asseoir aux pieds de Blanchette, qui, honteuse, baissait les yeux, desquels de grosses larmes s’échappaient.
— Reste avec nous, chère sœur, lui dit-il, et qu’il n’y ait ici ni maître, ni valet, mais bien des sœurs et des frères unis, et qui s’aiment. Dis... le veux-tu?
Catherine, qui s’était glissée souriante sous le bras de Victor, lui dit en même temps:
— Faisons comme dans le temps où notre père vivait, Victor: d’une belle poire il en faisait quatre morceaux, et tous ses enfants étaient égaux... Dis... le veux-tu?
— Vous êtes trop bons, répondirent à la fois les deux enfants de Marthe, nous ne méritons pas que vous agissiez ainsi avec nous; nous sommes de méchants enfants... Faites comme nous avons fait, et ce sera bien fait!
— Que le ciel nous en préserve 1 crièrent à la fois les enfants de la Lignaque. Et Louis ajouta vivement: — Nous n’avons eu qu’un même père, n’ayons qu’une même fortune, qu’une même maison, qu’un même champ.
Voyant cette noble représaille, la tante se prit à fondre en larmes: — Ah! mon Dieu, dit-elle presque malgré elle, pourquoi tout ce que je viens de dire n’est-il pas vrai?
— Quoi! s’écrièrent les enfants de la Lignaque, nous sommes toujours pauvres!
— Quoi! s’écrièrent les enfants de Marthe, nous sommes toujours riches!
— Hélas! oui, répondit la vieille.
Alors la scène changea; ce fut au tour des enfants de Marthe à embrasser les enfants de la Lignaque.
— Eh bien! tant mieux, dirent-ils; cela nous donne au moins les moyens de revenir sur notre mauvaise conduite; et que les paroles de Louis soient sacrées: Nous n’avons eu qu’un même père, n’ayons qu’une même fortune, qu’une même maison, qu’un même champ.
— Viens, ma sœur, dit Blanchette allant prendre la main de Catherine.
— Viens, mon frère, dit Victor passant son bras sous celui de Louis.
— Allons, ma tante, dirent-ils tous les quatre à la fois, venez jouir du résultat de votre subterfuge.
Onc depuis dans le village on ne parlait que de la bonne harmonie et de l’accord parfait qui régnaient parmi les enfants de Marcel.
EUGÉNIE FOA.