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L’ENFANCE DE MONTAIGNE

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— Dieu! que c’est ennuyeux de travailler, et que je voudrais donc avoir existé il y a deux ou trois cents ans, quand on était réputé bien savant lorsqu’on savait lire et écrire!.. Ce n’était pas comme aujourd’hui, au moins! Ah! le bon temps que le temps d’autrefois!

Ainsi se lamentait Henri Dubreuil, jeune collégien qui était venu passer ses vacances dans une charmante campagne que possédait son père en Normandie, et qui se regardait comme bien malheureux parce que chaque matin il lui fallait traduire vingt-cinq vers de Virgile. Il ne suffisait pas au petit paresseux de courir pendant dix heures chaque jour à travers les bois et les prairies, et les deux heures qu’il consacrait à un léger travail lui semblaient bien pénibles.

Ne blâmons pas trop le petit paresseux; car, si nous sommes bien francs, nous avouerons qu’à son âge nous n’étions guère plus sensés que lui; il est bien rare que la raison vienne éclairer de son flambeau un jeune esprit de douze ans!

M. Dubreuil était assis dans un coin de sa bibliothèque, qui servait ainsi journellement de prison au jeune collégien, et, lorsqu’il entendit cette exclamation arrachée par la paresse, il suspendit la lecture du volume qu’il tenait à la main, et, s’approchant d’Henri, lui dit en lui frappant légèrement sur l’épaule:

— Tu t’imagines donc qu’on ne travaillait pas autrefois?

— Mais certainement... On est obligé de se donner beaucoup plus de peiné aujourd’hui qu’autrefois, et du temps du moyen âge, par exemple, on ne travaillait presque pas... J’ai toujours entendu dire cela.

— C’est un bruit que les paresseux font courir...

— Comment!... mais n’est-il pas vrai que des chevaliers ne savaient même pas tracer leur nom, et signaient les lettres qu’ils dictaient à leur aumônier en faisant une croix... ou en appuyant le pommeau de leur épée sur un cachet en cire?...

— Il est certain qu’à une époque de barbarie, et déjà bien éloignée de nous, quelques chevaliers avaient le mauvais goût de faire parade de leur ignorance... Mais même à cette époque, mon pauvre Henri, tu n’aurais pas eu ce droit... car je ne suis nullement baron... Et si tu avais voulu conquérir un rang ou une position quelconque dans le monde, il t’aurait fallu travailler... et beaucoup même... Dans les couvents comme dans les universités, on trouvait une foule de savants qui cultivaient toutes les connaissances humaines...

— Comment, mon père, on savait le latin, au moyen âge?...

— On le savait cent fois mieux que de nos jours, car tous les actes publics n’étaient rédigés que dans cette langue, et de plus on cultivait une foule de sciences dont le nom seul est parvenu jusqu’à nous... telles que l’alchimie, l’astrologie, la chiromancie, etc., etc., et les écoliers des universités ne quittaient jamais les bancs avant l’âge de trente ans!

— Trente ans!... et moi qui espère bien sortir du collège Louis-le-Grand à dix-huit ans!...

— Que traduis-tu là, dans ce moment, Henri?...

— La troisième églogue de Virgile... C’est joliment difficile... je suis arrêté au cinquième vers... je n’y comprends rien du tout!... et cependant ce n’est pas faute de chercher dans mon dictionnaire... Mais plus je cherche et plus je m’embrouille dans le sens de ma phrase!...

— Comment, tu as douze ans... et tu ne sais pas encore traduire quelques vers latins! Si tu avais vécu il y a trois cents ans, comme tu le désirais tout à l’heure, un petit bonhomme âgé de sept ans aurait bien ri de ton embarras.

— Un enfant de sept ans m’aurait aidé dans ma traduction de Virgile?... c’est une plaisanterie, n’est-ce pas?

— Je ne plaisante nullement... et cet enfant, qui par la suite a écrit le volume que je tiens en ce moment entre les mains, se nommait Michel de Montaigne. A six ans il commença ses études classiques; à douze ans il jouait à merveille son personnage dans les tragédies latines que l’on représentait alors dans tous les colléges... Et, dès l’âge de treize ans, ayant terminé ses études classiques, il commença ses études en droit.

— A treize ans étudiant en droit!... Et mon cousin Anatole qui était si fier d’être entré à l’École de Droit l’année dernière, parce que, disait-il, il n’avait que dix-huit ans!... Mais à ce compte-là Michel Montaigne fut donc reçu avocat à seize ans!

— Il ne plaida pas à cet âge parce que les études en droit étaient encore beaucoup plus longues en 1550 que de nos jours; mais à vingt et un ans il était conseiller au parlement de Bordeaux.

— Conseiller au parlement!.. Et moi qui m’imaginais que tous les conseillers devaient toujours être de vieux magistrats à lunettes et à perruque.

— Tu vois, Henri, que, pour arriver à occuper dignement cet emploi honorable, Michel Montaigne a su utiliser toute sa jeunesse, et il est probable que, même lors du temps des vacances, il ne se plaignait pas comme toi de n’avoir que dix heures par jour pour courir après les papillons et dénicher de petits oiseaux. Si tu veux, comme Montaigne, commencer ton droit à l’âge de douze ans, il te faudra rattraper bien du temps perdu, car il y a loin des églogues de Virgile au Code civil... et il y a bien loin surtout du devoir que tu fais en ce moment aux travaux littéraires qui occupaient déjà la plume de Montaigne à l’âge de dix-huit ans... Un jour tu liras les ouvrages de cet immortel écrivain, et tu les aimeras, tu les admireras comme moi. Aujourd’hui ils ne t’amuseraient probablement pas plus que les vers de Virgile; mais du moins tu peux regarder le portrait qui est mis en tête de l’édition de ses OEuvres; et vois comme sur ce noble visage se reflète tout le génie profond qui distingue ce grand philosophe, qui sut si bien connaître et décrire le cœur humain.

— Oh! comme il a l’air triste!

— C’est qu’effectivement une connaissance trop approfondie du cœur humain est plutôt faite pour donner de la tristesse que de la gaieté... à moins d’être comme Démocrite et de rire de toute espèce de choses et d’événements... Et puis une circonstance bien pénible est venue influer sur l’existence entière de Montaigne, c’est la mort de La Boétie. Cet ami si tendre, qui lui fut enlevé à l’âge de trente-deux ans, avait laissé à son cœur une plaie qui saigna éternellement...

— Ah! je veux désormais travailler comme Michel Montaigne pour devenir aussi célèbre que lui... et avoir aussi un jour mon portrait gravé en tête de mes ouvrages... les OEuvres complètes de Henri Dubreuil!...

— Je ne te promets pas le génie de Montaigne, mais du moins tu pourras acquérir une instruction qui fera de toi un citoyen utile à son pays... Quand je te conseille de travailler activement pendant ta jeunesse, crois bien que je n’ai en vue que ton bonheur futur, et Montaigne lui-même a dû à de sages conseils une grande partie de ses succès... Car le père de notre philosophe, qui habitait le château de Saint-Michel-de-Montaigne, à deux lieues de Bordeaux, entoura l’enfance de son fils de tous les soins imaginables. — Pour éveiller les idées de son enfant, et lui donner dès l’âge le plus tendre le goût des belles choses et des beaux-arts, il entourait son berceau des fleurs les plus belles, des étoffes les plus riches, et, lorsqu’on voulait réveiller ce jeune enfant, ce n’était toujours qu’aux agréables accords des instruments les plus doux et les plus harmonieux.

— Comment! on réveillait Montaigne au bruit de la musique?...

— Du moins la tradition nous le rapporte... Et, il y a deux ou trois ans, tu aurais même pu voir au salon du Louvre un charmant tableau d’un de nos peintres les plus distingués, M. Debacq, et représentant cet épisode de l’enfance de Montaigne... Du reste, à défaut du tableau original, je puis t’en montrer une charmante copie... Tiens, voici tout justement dans cet album la lithographie dont je te parle...

— J’aimerais assez être réveillé de la sorte... ce doit être plus agréable que le roulement du tambour du collége... Ah! comme cette dame tient singulièrement son violon!

— Ce n’est pas un violon, c’est une viole d’amour, instrument dont la mode s’est perdue je ne sais trop pourquoi, car les sons en étaient d’une extrême douceur... Un de ces soirs, quand je te conduirai à l’Opéra, tu pourras entendre cet instrument dans le premier acte des Huguenots..... Meyerbeer, cet illustre compositeur qui ne néglige aucun soin pour mettre en scène ses admirables opéras, a fait confectionner une viole d’amour pour accompagner la délicieuse romance que chante Duprez..... ou plutôt le jeune seigneur Raoul de Nangis:

Plus blanche que la blanche hermine!

— Et l’instrument dont joue la dame qui est derrière le berceau, n’est-ce pas une guitare?

— Pas tout à fait... c’est une mandoline... L’usage s’en est aussi perdu en France... La guitare elle-même est bien passée de mode, et n’est plus guère l’apanage que des pauvres troubadours ambulants... Car tout est de fantaisie chez nous, les instrument de musique comme les étoffes et les habits... Aujourd’hui le piano seul est enseigné aux jeunes personnes dans tous les pensionnats, et probablement que, dans deux cents ans, le piano sera aussi oublié en France que la viole d’amour... On ne connaîtra plus cet instrument que de souvenir, et on le montrera comme un objet de curiosité dans nos musées.

— Et quand pourrai-je lire les ouvrages de Montaigne... dites-moi, mon père?

— Lorsque tu seras sorti du collége... Et à mesure que tu avanceras dans la vie, tu apprécieras chaque jour davantage la lecture de ce grand moraliste...

— En ce cas, gardez-moi, je vous prie, ses ouvrages avec soin pour que je les retrouve dans votre bibliothèque dans quelques années...

— Ne crains pas de courir le risque de te procurer difficilement les ouvrages de Michel Montaigne... Grâce à Dieu, ils ont obtenu tout le succès dont ils étaient dignes, car depuis l’an 1580, époque où parut à Bordeaux la première édition de ses Essais, jusqu’en l’an 1843, on compte soixante-seize éditions différentes des Essais de Montaigne, et il ne se passe pour ainsi dire pas une seule année que ce livre ne soit réimprimé à un grand nombre d’exemplaires... Mais aussi tu sais maintenant à quel prix Montaigne est arrivé à cet honneur?... Les travaux de l’écolier ont préparé la gloire du vieillard...

— Ah! mon père, je ne me plaindrai plus du sort des collégiens en 1843, car je vois bien qu’à ma place, au lieu de traduire vingt-cinq vers de Virgile, Michel Montaigne en aurait traduit cent... Je vais tâcher de faire aujourd’hui comme aurait fait Michel Montaigne.

— Mais demain je crains bien que Michel Montaigne ne redevienne Henri Dubreuil.

***

Contes de ma mère

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