Читать книгу Contes de ma mère - Eugénie Foa - Страница 6
ОглавлениеLES ENFANTS DU FERMIER
— Mon garçon, disait un matin du mois d’avril 1790 le fermier Hubert en s’adressant à Gilles, son fils, âgé de douze ans, tu vois cette chaumière où tu es né, ainsi que ta sœur Gillette: à côté est l’église où j’ai épousé ta mère qui pleure là dans un coin; eh bien! demain on nous chassera ignominieusement de la chaumière et même du village, non parce que nous avons fauté, mon enfant... les cheveux blancs de ton père sont sans tache... mais parce que la grêle a détruit la récolte et que nous n’avons pas de quoi payer les arrérages. Le bailli est un homme dur et méchant, j’ai idée que le seigneur ne l’est pas autant; ce serait affreux de penser que dans un petit hameau comme Gentilly il y existât deux mauvais chrétiens. Le marquis de Gentilly est arrivé d’hier au soir, m’a-t-on dit; mets tes habits du dimanche, Gilles, prends ta sœur par la main, et allez-vous-en tous les deux au château. Avec ça, Gilles, que tu es un savant: M. le curé assure que l’année prochaine, si tu étudies toujours aussi bien, tu sauras lire, que déjà tu ne connais pas mal toutes tes lettres: ça me paraît un peu exagéré ; mais enfin je ne dis pas non, ça se peut. Va donc, Gilles, arrange en route un petit compliment que tu dégoiseras gentiment à notre seigneur: tu lui diras que nous lui devons, c’est vrai; mais que voilà deux ans la grêle a détruit nos récoltes, que nous lui demandons du temps, que nous le payerons, que nous sommes d’honnêtes gens. Ne va pas dire ça tout de go comme je te le dis là, arrange ça au mieux; enfin attendris-le, et fais qu’on ne nous chasse pas de notre pauvre chaumière. Va, mon garçon; tu as compris?
— Très-bien, papa, répondit Gilles.
— Moi aussi, papa, j’ai compris, dit Gillette, dont la mère achevait la toilette, et si Gilles manque de mémoire, je le soufflerai.
— Pourvu que Monseigneur veuille bien écouter deux enfants de payans! dit la femme du fermier en pleurant.
— Monseigneur est un homme, femme, et un homme n’est pas un tigre, fit observer Hubert.
— Il ne nous mangera pas, peut-être, dit Gilles.
— Du courage, mes enfants, dit le fermier en faisant signe à Gilles de partir, et nous, femme, en attendant, allons prier Dieu d’avoir pitié de ces deux pauvres agneaux.
Tout en marchant le long du sentier qui conduisait au château, Gilles dit à sa sœur:
— Qu’as-tu donc à la main?
— Une corbeille de poires bien conservées, répondit-elle, pour Monseigneur.
— Ça n’est pas trop bête, dit Gilles; seulement Monseigneur se souciera de nos poires comme de Colin-Tampon, voilà !
— Bast! des poires comme celles-là ! dit Gillette.
— Chut! dit Gilles montrant à sa sœur, dans le lointain, deux personnes qui venaient à eux.
— Dieu, que ces gens-là sont bien mis! dit la petite paysanne d’un ton d’admiration; le petit monsieur est-il bien poudré, a-t-il un joli habit et de jolies bottes bien luisantes!
— Et la petite demoiselle, dit Gilles à son tour, les beaux panaches qu’elle a à son chapeau! et sa robe plus longue par derrière que par devant; m’est avis, Gillette, que l’étoffe en est plus chère que la tienne.
— Qu’ils sont gentils tous les deux, qu’ils sont gentils! dit Gillette.
— Ça doit être Monseigneur et madame sa femme, dit Gilles, je crois que c’est le moment de débiter mon compliment.
— M’est avis, Gilles, que ce sont les enfants de M. le marquis de Gentilly, notre seigneur, dit Gillette, quoiqu’ils aient bien grandi depuis deux ans qu’ils ne sont venus au pays.
— Oui, ils ne sont pas venus ici l’an dernier, dit Gilles, parce que leur mère était morte, leur père à l’armée; c’est M. le curé qui m’a conté ça: et des enfants de marquis, ça ne vient pas tout seul à la campagne.
— Où allez-vous donc, la petite, avec vos belles poires? dit le petit monsieur poudré prenant d’abord le menton de Gillette et de là une poire dans laquelle il mordit à belles dents.
— Adrien, dit la jeune fille à son frère, il me semble que je les connais. N’êtes-vous pas les enfants du fermier Hubert? ajouta-t-elle en s’adressant aux petits paysans.
— Pour vous servir, Mademoiselle, répondit Gilles baissant les yeux, tout honteux, et tortillant le bout de son chapeau dans ses mains.
— Et que désirez-vous, mes enfants? dit Adrien se posant en protecteur.
— Parler à monseigneur votre père, mon beau petit Monsieur, répondit Gillette.
— Dites, dites, c’est comme si vous lui parliez, répliqua Adrien.
— Voici ce que c’est, monsieur Adrien, dit Gilles. Nous devons à Monseigneur beaucoup... beaucoup d’argent, je ne sais pas au juste combien; mais ça pourra bien aller, je crois, à vingt écus, ou bien à dix... papa ne m’a pas dit la somme.
— Et...? ajouta la jeune fille en riant aux éclats.
— Et... répéta Gilles tout décontenancé par cet éclat de rire, — et nous ne pouvons pas payer... et M. le bailli veut nous mettre à la porte de cheux nous... et ça fâche papa, ça chagrine maman; et cette chaumière, voyez-vous, mademoiselle Angélique et monsieur Adrien, c’est là où nous sommes nés ma sœur et moi, à ce que dit papa: car il y a si longtemps et j’étais si petit que je ne me le rappelle pas. C’est là aussi, c’est-à-dire dans l’église à côté, où il s’est marié avec maman... Bref, l’église, le village, la chaumière, ajouta Gilles s’embrouillant de plus en plus, car chacune de ses paroles excitait un nouvel éclat de rire chez ses petits auditeurs... bref... sauf vot’ respect... la chaumière...
— Nous ne voudrions pas la quitter, ajouta Gillette venant au secours de son frère.
— Elle est belle? sa chaumière, pour la regretter, interrompit le petit marquis en s’adressant à sa sœur.
— Dame! ça n’est pas un château, osa dire Gilles; mais on y dort, on y dîne: l’été on est à l’abri du soleil, et l’hiver de la pluie.
— Je ne comprends pas qu’on puisse vivre dans une chaumière, et encore moins qu’on pleure de la quitter, répliqua la petite fille d’un ton si dédaigneux que les larmes en vinrent aux yeux des deux pauvres enfants.
— Si vous n’aviez que ça pourtant, répliqua Gillette avec vivacité, vous vous trouveriez bien heureuse de la garder.
— Que ça! répéta Angélique en le prenant sur un ton élevé ; vous êtes une insolente, ma mie, de vous comparer à moi, et mon frère devrait vous donner quelques coups de cravache pour vous apprendre ce que vous nous devez.
Effrayée de ce ton et peut-être aussi de la menace, la petite paysanne poussa un cri de peur auquel Gilles ajouta un cri de rage.
— Ma sœur! ma sœur! battre ma sœur!... dit-il en se plaçant devant sa sœur les poings écartés, comme pour la défendre.
— Et toi avec, répliqua Adrien.
— Moi, c’est différent, Monseigneur, vous en avez le droit, répliqua Gilles; vous avez peut-être aussi le droit de battre ma sœur, mais, morguenne... voyez-vous, tant que je ne serai pas manchot, je ne le souffrirai pas.
— Bien, monsieur Adrien, bien! dit une voix qui fit frémir de la tête aux pieds les enfants du fermier Hubert, car ils reconnurent la voix du bailli, châtiez-moi ces petits vilains d’importance.
— O mon Dieu, nous sommes perdus! s’écrièrent les deux paysans en fondant en larmes.
A la vue de la douleur de ces enfants, Adrien et Angélique, honteux du mouvement de colère qui les avait animés contre deux êtres aussi inoffensifs que ces deux paysans, s’élancèrent vers eux; Angélique prit la main de Gillette, Adrien celle de Gilles.
— Ne pleurez pas, dirent-ils tous les deux, ne pleurez pas, il ne vous sera fait aucun mal, c’est moi qui vous le dis.
— Oh! non certes, il ne leur sera fait aucun mal, répliqua le bailli, on les mettra tout doucettement à la porte de leur misérable chaumière, puis tout doucettement hors du village...
— Comment, dit Adrien, vous auriez la cruauté, monsieur le bailli!...
— Monsieur le bailli, dit Angélique d’un ton sérieux, avant de chasser de chez eux des fermiers de mon père, vous attendrez son retour. Il sera ici dans huit jours, dans trois, demain peut-être.
— Je suis désolé d’avoir à refuser Mademoiselle, mais je n’attendrai pas une heure, dit le bailli se posant avec suffisance dans sa robe doctorale.
— Monsieur le bailli! dit Adrien rouge de colère.
— Ce que c’est que les enfants! dit le bailli; tout à l’heure vous vouliez rosser ces petits paysans, et maintenant vous ne voulez pas qu’on leur cause du chagrin.
— Tout à l’heure j’avais tort, monsieur le bailli, répliqua Adrien d’un accent triste et digne, et je vous prie...
— Impossible, monsieur Adrien, la loi est là : payer ou la prison...
Adrien allait peut-être s’emporter, lorsque sa sœur le prit par le bras. — Laisse, Adrien, nous ne sommes pas les plus forts ici, mais nous avons un autre moyen de consoler ces enfants.
— Oui, cinquante écus que mon grand-père m’a donnés hier en le quittant, répondit Adrien.
— J’en ai un peu plus, moi, répondit Angélique, que ma grand’mère m’avait donnés pour acheter une robe... Puis, s’adressant à Gillette, elle lui dit:
— Suis-moi au château, Gillette, et ne pleurez pas, nous nous chargeons, mon frère et moi, d’acquitter M. le bailli.
— Et vous n’irez pas bien loin, mes chers enfants, dit un homme d’un certain âge sortant tout à coup de derrière le socle d’une statue, d’où, sans être vu, il avait tout vu, tout entendu; vous êtes de petits anges que votre mère en mourant a laissés près de moi pour me consoler de tous mes chagrins... — Monsieur le bailli, ajouta-t-il en changeant subitement de ton, vous avez outrepassé vos pouvoirs. Quant à toi, Gilles, tu es un bon frère; va dire à ton père qu’en ta faveur je lui remets l’argent qu’il me doit, et que je le tiens quitte des deux années de fermage, à condition qu’il emploiera cet argent à ton éducation. Et vous, mes enfants, accompagnez-moi dans la tournée que j’ai à faire sur mes terres. Essuyons les larmes de notre prochain pour que Dieu essuie un jour les nôtres!
Cela dit, le bailli se retira honteux, le marquis s’éloigna d’un côté avec ses deux enfants, et Gilles et Gillette prirent le chemin de leur chaumière.
En y entrant ils racontèrent tout ce qui s’était passé ; la joie prit la place de la douleur, et la nuit était venue, que ces braves gens causaient encore de la bonté de leur seigneur. Tout à coup la femme dit à son mari:
— M’est avis, Hubert, que tu devrais aller remercier le seigneur avant de te coucher?
— C’est vrai, dit Hubert se levant, où avais-je donc la tête que je n’y pensais pas!
— Tu vas seul, papa? lui demanda Gilles.
— Oui, dit Hubert. Couchez-vous, vous autres, il est tard.
Et il sortit. Mais la joie bien plus que la peine tient le cœur et les yeux éveillés; lorsque Hubert revint, il trouva sa femme et ses enfants debout.
— As-tu vu le seigneur? lui demanda la première.
— Oui, dit Hubert pâle comme un mort et l’air soucieux.
— Et l’as-tu bien remercié, Hubert?
— Oui... non... Ne me fais pas de questions, femme, je ne peux rien dire, bonsoir.
Disant ces mots, le paysan prit une lumière et passa dans la pièce voisine, laissant sa femme et ses enfants ébahis de cette réponse.
EUGÉNIE FOA.