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ANNO DOMINI MDCCCLIV

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Le train emporta vers Paris les trois Gérard, et chacun, à sa façon, faisait des réflexions sur ce que vaut la faveur populaire.

Maintenant, jetons si vous le voulez, un coup-d’œil sur cette année 1854, qui devait être le point de départ de l’existence des deux jeunes gens.

En 1854, il y avait déjà plus de deux ans que la France jouissait du second Empire, et les gens qui avaient juré fidélité éternelle aux dynasties vaincues et proscrites avaient eu tout le temps de les oublier.

Les journaux de Paris Étaient pleins des trois grands événements du moment: la guerre de Crimée, le drame à sensation des Cosaques, de MM. Arnault et Judicis, et le choléra.

Lord Raglan et le maréchal de Saint-Arnauld, l’amiral Hamelin et le vice-amiral Dundas, MM. Arnault et Judicis, déjà nommés, et le docteur Trousseau, à cause du choléra, étaient les sept hommes les plus populaires du moment. M. Jullien, qui avait organisé des promenades-concerts, à Londres, et composé un quadrille appelé Les Armées Alliées, dans lequel on voyait des guerriers en rouge et d’autres en bleu sortir de derrière un rideau, exécuter un mélange de Rule Britannia et de Partant pour la Syrie, était aussi un homme dont on parlait beaucoup.

Pour la première fois depuis l’invention de l’imprimerie, l’expression de «braves alliés» appliquée aux Anglais, remplaçait celle de «Milord Goddam.»

Il y avait, à la devanture des marchands d’images des deux capitales, des zouaves qui embrassaient chaleureusement des Highlanders écossais, et des cantinières de chasseurs de Vincennes qui donnaient à boire à des horseguards.

Le surnom de S. M. l’Empereur Nicolas était, à Londres: Old Nick, et à Paris: le Grand Colas. Le prince Menschikoff avait aussi son sobriquet; on l’appelait le Prince Thermomètre, sorte de plaisanterie mystérieuse qui donnait à entendre que les chances du général russe dépendaient plus de la gelée et de la neige que de son génie militaire.

Pour éveiller le patriotisme du peuple, le gouvernement impérial avait pris soin que les bonnes lectures ne lui manquassent point, et il faisait vendre sur les boulevards des chansons et des pamphlets dans lesquels on trouvait des histoires à dormir debout, mais les plus désagréables du monde sur Ivan le Terrible, qui coupait les oreilles de ses courtisans, sur Alexandre qui envoyait les prisonniers de guerre Français travailler dans les mines de l’Oural en les nourrissant de chandelles.

A l’usage du public éclairé, qui aurait pu rester sceptique à l’endroit des chandelles, les éditeurs de feu M. de Custine avaient publié une nouvelle édition de son fameux livre: La Russie; et pour les cercles et les cafés où les flâneurs abondaient, M. Gustave Doré, dont la renommée était alors naissante, avait fait paraître une histoire comique et pittoresque de la Sainte-Russie; tous les czars qui s’étaient succédé y étaient représentés mourant de la colique, autrement dit empoisonnés.

A dire vrai, cette guerre fut un bonheur pour le nouveau régime, car s’il n’y avait pas eu de Cosaques, pour faire des caricatures, les Français n’auraient peut-être pas manqué de remarquer combien la nouvelle constitution dont on venait de leur faire hommage était féconde en bienfaits.

Et qui sait s’ils n’auraient point employé leur temps à mettre cette constitution en pièces?

Mais, fort heureusement, les Français s’amusent de peu et ils ne suppriment les constitutions que lorsqu’ils n’ont pas autre chose à faire.

Or, comme en 1854, ils étaient complétement absorbés par la guerre, ils laissèrent la constitution tranquille.

D’ailleurs, la plupart des agitateurs de marque étaient à l’ombre.

MM. Blanqui et Barbès, les héros de l’insurrection du 15 mai 1848, dormaient sous les verroux.

MM. Ledru-Rollin et Louis Blanc étaient à Londres.

M. Victor Hugo, assez majestueux et très-lugubre, contemplait l’Océan du haut de son belvédère de Guernesey et envoyait sous pli, à l’Europe, que cela amusait un peu, les pages vengeresses et brûlantes de Napoléon le Petit.

MM. Thiers et Guizot, qui ne s’applaudissaient probablement qu’à moitié d’avoir réduit en copeaux le trône des d’Orléans, songeaient chacun de son côté — l’un dans sa propriété du Val-Richer, l’autre sur les bords du Rhin.

M. Eugène Sue, le socialiste en gants blancs, celui-là même qui avait découvert que, pour être vertueux, il était indispensable de porter une blouse, s’était retiré à Annecy, et le docteur Raspail, lui, qui ne mettait pas de gants blancs, mais qui avait trouvé la pierre philosophale dans le camphre, fumait des cigarettes de cet ingrédient, en affirmant au monde que c’étaient les jésuites qui avaient fait le Coup d’État à Bruxelles.

M. Pierre Leroux, la terreur des dévotes françaises, avait disparu, et personne ne pouvait dire où il était allé.

Les généraux Cavaignac, Lamoricière, et Changarnier, ces Curiaces modernes, joués et vaincus par les Horaces bonapartistes, faisaient une mine des plus longues et se consolaient en chassant le perdreau.

Quant au menu fretin révolutionnaire, on l’avait déporté par milliers à Cayenne, ou à Lambessa. Par révolutionnaire, il faut entendre ici tous ceux qui, à des titres différents, marquaient un goût trop vif pour la loi, qu’avait violée le citoyen Charles Louis-Napoléon Bonaparte; il se trouvait, parmi ces révolutionnaires, beaucoup d’ouvriers parisiens, un peu exaltés, un peu casse-cou peut-être, mais aussi de tranquilles bourgeois, des avocats, des avoués, et même des notaires de province, que les gendarmes avaient, une belle nuit, arrachés à leurs familles, à leurs occupations, par cette seule raison qu’ils passaient dans le pays pour républicains.

A vrai dire, ce n’était point là le cas de M. Frédéric Cournet, qui avait commandé la barricade du faubourg du Temple en juin 1818. Il venait d’être tué récemment dans un duel près de Windsor, par son frère en insurrection, Barthélemy, qui avait commandé la barricade du faubourg Saint-Antoine, et Barthélemy lui-même donnait des leçons d’armes à Londres, en attendant qu’il fût pendu à Newgate pour avoir assassiné son aubergiste et un policeman.

C’est ainsi que l’opposition et tout ce qui y touchait de près ou de loin avait heureusement disparu.

Les républicains qui avaient eu la chance de rester à Paris étaient muets.

Il n’y avait guère que le barreau où l’on pût de temps en temps entendre quelque chose de subversif.

Un jeune avocat de vingt-huit ans, nommé M. Émile Ollivier, se faisait alors remarquer par la véhémence de ses plaidoiries républicaines en faveur de la liberté de la presse.

Néanmoins, comme il fallait que le gouvernement eût une espèce d’apparence régulière, on avait inventé une façon du Corps Législatif composé de trois cents membres, et une autre façon de Sénat composé de cent cinquante membres, qui étaient vêtus, les députés avec des habits bleus et des broderies d’argent, et les sénateurs avec des habits bleus et des broderies d’or.

Ce qu’ils coûtaient à la nation comme traitement, rafraîchissements, etc., pouvait se chiffrer à une vingtaine de millions: ils discutaient environ soixante heures par session, les portes closes; il était interdit à tout journaliste de venir les troubler; et, comme ils étaient tous invariablement du même avis, leurs délibérations offraient une harmonie parfaite.

La presse quotidienne, en 1854, n’était plus, grâce à Dieu! la presse turbulente et indisciplinée qui florissait quelques années auparavant.

Il y avait trois journaux: la Patrie, le Constitutionnel, et le Pays, qui tous les soirs chantaient à grosse voix les louanges de la dynastie impériale.

En cherchant bien, on aurait peut-être découvert trois ou quatre feuilles se refusant à leur chorus; mais elles avaient peu de tirage et semblaient uniquement être venues au monde pour se faire administrer tous les quinze jours quelques volées de coups de trique par M. de Persigny, ministre de l’intérieur.

Quant au Charivari, et à ses confrères en gaieté, ils étaient gais du mieux qu’ils pouvaient.

Vous imaginez-vous un quadrille où chaque danseur aurait une chaîne et un boulet de dix livres rivés à la cheville de sa jambe droite?

Au point de vue de l’architecture, Paris n’était pas encore la vaste Haussmannville qu’il est devenu depuis. Le grand baron était à peine installé à l’Hôtel de ville; mais déjà la pioche, les maçons, les voitures de moellons commençaient à se mouvoir.

Tout citoyen qui n’était pas requis pour l’extermination des Cosaques, trouvait à s’employer dans la démolition des immeubles.

Les contribuables savaient déjà que la rue de Rivoli devait être prolongée de façon à faire une ligne droite de la place de la Concorde à celle de la Bastille; — qu’un nouveau Tribunal de Commerce allait être bâti au beau milieu de ce qui fut autrefois la Cité, où les sergents de ville des anciens temps ne s’étaient jamais aventurés sans rechigner, — que les anciens théâtres Lyrique et du Cirque allaient être abattus et qu’a leur place s’élèveraient bientôt de nouveaux théâtres réunissant toutes les conditions du luxe moderne, et ayant des fauteuils assez vastes pour permettre au spectateur le plus épais de s’y asseoir; —que M. Alphand, l’ingénieur en chef du nouveau préfet, son fidus Achates, avait entrepris de transformer le Bois de Boulogne en un jardin féerique, qui demanderait à peine un malheureux million d’entretien; — les plans de cinq nouvelles casernes, de trois nouveaux boulevards, de sept nouvelles mairies, de quatre nouveaux squares, et de dix-sept nouvelles églises étaient arrêtés, sans souci de la dépense; — on savait encore que, pour payer tout cela, il y aurait probablement un peu plus d’impôts l’année suivante.

Néanmoins, l’effet des coups de trique est si admirable pour assouplir l’esprit humain que personne ne protesta.

Et pourtant, lorsque M. de Rambuteau, qui avait été préfet de la Seine sous Louis Philippe, avait voulu percer cette pauvre rue qui porte son nom, tout Paris avait jeté les hauts cris, et prédit la ruine nationale.

Il est vrai qu’un grand changement s’était opéré dans les esprits dans l’espace de ces trois années, et vous ne faitez point un pas sans vous en apercevoir.

Si vous entriez dans un café, en l’année 1854, vous n’étiez plus assourdis comme en 1848, en 1849, et en 1850 par les éclats de voix bruyants des citoyens qui discutaient d’une table à l’autre pour savoir si Cavaignac était un plus grand homme que Lamartine, ou Lamartine un plus grand homme que Cavaignac, ou M. Odilon Barrot un plus grand homme que les deux premiers.

Par des motifs de prudence, la recherche de ces intéressants problèmes avait été momentanément suspendue.

On pouvait voir dans ces mêmes cafés des gens marchant la tête haute, avec des petits yeux sournois et perçants, qui se montraient particulièrement désireux d’entrer en conversation.

Malheureusement il avait été remarqué que ceux qui confiaient trop facilement leurs impressions politiques à ces aimables étrangers étaient bientôt appelés à les expliquer plus au long à M. le juge d’instruction, et il est probable que ceci était pour quelque chose dans l’attitude extrêmement réservée qu’observaient ceux qui allaient, en l’an 1854, passer leur soirée au café.

On courait les mêmes dangers dans les cercles. Il n’était point agréable du tout d’être subitement interrompu dans une conversation intime par un monsieur à moustaches cirées, avec un grand nez en bec d’épervier, une rosette rouge à sa boutonnière, qui se levait précipitamment du bout opposé de la salle pour vous dire avec une courtoisie maussade, le chapeau à la main:

— Je crois vous avoir entendu, monsieur, exprimer un jugement désagréable pour le Coup d’État auquel j’ai eu l’honneur de participer; monsieur voudrait-il avoir l’obligeance de me donner le nom d’un de ses amis?

Neuf fois sur dix votre adversaire était un ex-camarade et complice de S. M. reconnaissant des faveurs passées et qui espérait par son zèle mériter des faveurs nouvelles.

Il vous conduisait, à six heures, au Bois de Vincennes, et là, vous traversait de part en part, avec une adresse à laquelle il faut rendre hommage, et une satisfaction qu’il dissimulait peu.

Dans ces conditions, il valait donc tout autant éviter de parler politique, et s’en tenir aux nouvelles de la guerre ou aux ravages du choléra, en ayant soin d’ajouter, toutefois, si l’on choisissait ce dernier sujet, que le choléra était beaucoup moins terrible sous le régime actuel que sous les précédents; ce qui se prouvait d’une façon triomphante.

M. Casimir Perier, premier ministre de Louis-Philippe, était mort du choléra, tandis qu’aucune catastrophe de ce genre n’était arrivé à un ministre de Napoléon III, ni ne devait arriver.

Mais ne soyons pas injustes envers le gouvernement impérial.

Comme conversation, on n’était pas exclusivement voué à la guerre et au choléra: il y avait d’autres terrains sur lesquels on pouvait s’aventurer avec plus ou moins de sécurité.

Par exemple, il était permis de parler du gigantesque Hôtel- du-Louvre, qui allait être terminé, au grand désespoir des hôtels voisins; — de l’édifice des Champs-Élysées, ressemblant à une grange et destiné à l’Exposition internationale de 1855, et qui (ceci soit dit à voix basse) contrastait défavorablement avec l’édifice de Sir Joseph Paxton, qui ornait Hyde Park, en 1851; — de la beauté de la nouvelle impératrice, mademoiselle Eugénie de Montijo, et de l’intention qu’on lui attribuait d’importer la mantille à la cour; — des modes de l’année, des sciences, des habits à queue de morue, des pantalons à baguettes, des chapeaux à bords retroussés, des robes à trois volants, des cheveux à l’impératrice, de la maigreur de M. Magne, ministre des finances, de la large figure de M. Baroche, ministre de la justice, — de la fureur de porter toute la barbe qui régnait en Angleterre comme une épidémie (ce qui avait tout naturellement porté atteinte au commerce des rasoirs); — de mademoiselle Anna Thillon, de l’Opéra-Comique, de qui les critiques disaient à l’unanimité qu’elle était belle comme un ange et chantait comme un paon, — du docteur Véron, député de Paris et directeur du Constitutionnel, de Sophie, son fameux cordon bleu, de ses faux-cols légendaires, plus empesés et plus larges que ceux d’aucun citoyen français, de Dunkerque à Bayonne; — de M. de Tocqueville, le spirituel et le profond auteur du livre l’Ancien régime et la Révolution; — de M. Augustin Thierry, l’érudit occupé à son histoire du Tiers-État; — de l’Académie française, cette assemblée qui faisait profession de méconnaître Béranger, et qui, dans le cours de cette année, pleura cinq de ses membres: le savant Tissot; Jay, le fondateur du Constitutionnel; Ancelot, l’auteur de la Jeunesse de Richelieu; Baour-Lormian, le traducteur du Tasse; et l’élégant marquis de Saint-Aulaire, l’historien de la Fronde; — du prix des huîtres, qui coûtaient dix centimes de plus la douzaine qu’en 1853 et de la rareté des trufles sur les marchés du Périgord; — de M. Scribe, l’auteur dramatique, dont les éternelles jeunes veuves et les simpiternels colonels commençaient à être trouvés rassis, et des nouvelles comédies de madame Émile de Girardin, la Joie fait peur et le Chapeau d’un horloger, les deux dernières qu’elle ait écrites et que tout Paris courait voir; — d’Alfred de Musset, dont le génie ne faisait plus rien de bon; —d’Alexandre Dumas, qui était aussi fécond que jamais; —de Dumas fils, dont le succès récent de la Dame aux Camélias était encore dans toute les bouches, et de madame Doche, qui jouait le rôle de la courtisane Marguerite Gautier d’une façon si touchante, qu’elle faisait pleurer toutes les bourgeoises des premières galeries; — des répétitions du nouveau chef-d’œuvre de Meyerbeer, l’Étoile du Nord, avec Battaille et mademoiselle Duprez, la fille du grand ténor; — de l’Italie et des Italiens, principalement de Silvio Pellico, qui se mourait à Turin, épuisé par son emprisonnement au Spielberg et de Daniel Manin, l’ex-dictateur de Venise, qui donnait des leçons de musique à Paris; — d’un nouveau genre de gants récemment importés d’Angleterre, appelés gants de peau de chien, généralement trouvés hideux, mais portés néanmoins avec enthousiasme, parce qu’ils étaient anglais, et du prix exorbitant des objets en cuir de Russie, à cause de l’interception des relations commerciales; — de M. de Villèle, le célèbre ministre de Louis XVIII, qui mourut pendant cette année, oublié et presque inconnu, pour avoir passé le quart d’un siècle dans la retraite: sic transit gloria mundi; — de M. le Comte d’Aberdeen, premier ministre en Angleterre; — de M. Francklin Pierce, l’orateur, qui était Président des États-Unis; — de certains mots anglais qui faisaient bravement leur chemin à travers le langage français, comme steeple-chase, lunch, punch, et high life, ce dernier, comme s’il rimait avec fig leafe; —des vendanges de l’année, qui étaient bonnes et de la moisson qui était moins bonne; — de l’Alma et de Balaclava, d’Inkermann et de Sébastopol, avec des discussions à savoir si l’on devait dire Sévas ou Sébastopol; —des dîners de M. de Morny, et des soupers d’Anna Deslions; — de Ravel et de Grassot; de Bressant et de Rachel; — de la fin du monde, que certain docteur Cumming avait annoncée comme étant irrévocablement fixée au 13 juin 1857; — et d’un établissement de bains turcs qui avait été inauguré comme une nouveauté sur le boulevard du Temple, et qu’un journaliste célèbre par son esprit, Nestor Roqueplan, recommandait aux neveux comme remède souverain quand ils voulaient se débarrasser de leurs oncles.

Tels étaient les sujets de la conversation courante des Parisiens, en l’année 1854, époque à laquelle Horace et Émile Gérard arrivèrent à Paris.

Un député de Paris

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