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CE FUT UN DEUIL DANS LE PAYS

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Auvillars-sur-Saône est un petit trou assez vénérable, qui fit une certaine figure dans l’histoire de France. Il y a, il faut tout dire, cinq ou six siècles de cela. C’était le temps où les gentilshommes s’habillaient de fer, et se coupaient la gorge pour s’amuser.

S’il faut en croire la légende, Auvillars avait été le fief d’un certain comte Alaric, très-haut et très-puissant seigneur, qui avait le diable au corps, et se révolta de la belle façon contre son suzerain le roi de France, Louis-le-Gros.

Il se ligua, toujours selon la légende, avec des rebelles, et battit le roi dans un champ voisin de la ville, où le voyageur peut actuellement voir, si le cœur lui en dit, pousser des pommes de terre.

Froissart raconte même que le comte d’Auvillars combattit à Poitiers aux côtés de Jean II, et aussi qu’il était du cortège quand ce pauvre roi fit son entrée à Londres, perché sur un magnifique destrier, tandis que son vainqueur, le Prince-Noir, se contentait d’un petit bidet.

Trois siècles plus tard, un comte d’Auvillars, qui eut l’idée saugrenue de se faire janséniste, fut flanqué à la Bastille.

Enfin, en 93, le marquis Raoul-Aimé d’Auvillars et de Pourlans monta très-allègrement sur l’échafaud, où il mourut avec une suprême élégance.

Sous la République et l’Empire, les d’Auvillars furent exilés et s’ennuyèrent beaucoup en exil. Nous n’insisterons pas sur ce point, mais, si vous savez deux mots d’histoire contemporaine, vous n’êtes pas sans avoir entendu parler du marquis d’Auvillars et de Pourlans qui accompagna Louis XVIII à Hartwell, épousa en Angleterre Mary-Anne-Sophie, fille d’Ézékiel Guineaman, Esquire, et mourut sous la Restauration duc et pair et ministre d’État.

Son fils aîné fut également pair de France, mais il ne fut pas ministre. Il fit partie de cette opposition blanche et anti-dynastique qui ne cessa de taquiner cet excellent roi Louis-Philippe.

Le hasard, qui est né malin, voulut que notre gentilhomme fût à Paris en 1851, juste au moment où M. Bonaparte — il ne l’appelait jamais autrement — expédiait la représentation nationale à Mazas, et faisait tirer des coups de fusil aux personnes qui avaient l’air de ne point trouver que ce procédé fût correctement parlementaire.

Donc le duc se promenait sur le boulevard, dans l’après-midi du 4 Décembre, quand les dragons de M. de Goyon faisaient ce qu’on leur avait dit de faire.

Le duc, qui n’avait point coutume de se sauver, vit très-bien que ce n’était point facile à un d’Auvillars. D’ailleurs, on avait persuadé à ces braves dragons qu’il fallait défendre l’ordre à outrance, et ils ne tapaient point de main morte.

Il en résulta que le noble duc d’Auvillars mourut comme un simple démocrate.

Quand on releva les cadavres, on trouva le vieux légitimiste entre un marchand des quatre saisons, qui se donnait pour un socialiste enragé, et une espèce de petit bonhomme de trois pieds de haut qui tenait dans sa main crispée un drapeau rouge sur lequel étaient écrits ces mots naïfs: Vive la République démocratique et sociale!

Trois ans plus tard, c’est-à-dire en l’an 1854, époque à laquelle commence ce récit, le domaine et le château de Pourlans, situés à trois kilomètres environ d’Auvillars, n’avaient pas encore été visités par leur nouveau maître.

Cette magnifique propriété, qui pendant trente-cinq ans n’avait vu que splendeurs et fêtes, semblait maintenant un champ de mort.

Les genêts avaient envahi la majestueuse avenue, longue d’un kilomètre, qui conduisait de la maison du garde à la principale entrée du manoir; les volets du château étaient fermés; les écuries, dans lesquelles le dernier duc d’Auvillars entretenait vingt-six chevaux, étaient désertes.

La coquette petite chapelle gothique, l’une des curiosités du pays, et dans laquelle Fénelon avait autrefois prêché, et S. M. le roi Charles X entendu plusieurs fois la messe pendant la visite qu’il fit, en 1827, au premier duc d’Auvillars, cette chapelle était devenue le royaume des araignées.

La fontaine monumentale placée au milieu de la cour d’honneur, et construite sur les dessins de Pierre Puget, disparaissait sous les joncs et sous la mousse; les dauphins et les naïades avaient cessé depuis longtemps de lancer l’eau de leur bouche de marbre.

Sans les ruines d’une serre inachevée, construction légère, évidemment commencée du vivant du dernier duc et abandonnée après sa mort à la merci des vents et de la pluie, on aurait pu croire qu’un siècle déjà s’était écoulé depuis que personne ne foulait plus les avenues jonchées de feuilles mortes.

Le soir, au coucher du soleil, on voyait une vieille femme glisser dans les jardins, coupant l’herbe dans les allées et ramassant, au pied des espaliers croulants, les abricots ou les cerises.

Parfois, elle cueillait une rose qui fleurissait encore parmi ces bosquets désolés; elle tenait moins d’un être humain que d’un fantôme.

Si on l’interrogeait, elle répondait qu’elle était la gardienne du château, qu’elle ramassait les fruits et les fleurs afin que «tout ne fût pas perdu.»

Rien ne pourrait rendre l’intonation de sa voix plaintive; mais, ainsi que tous les Français des deux sexes, elle était assez disposée à bavarder.

— Je n’ai aucune idée, — disait-elle, — de l’époque à laquelle viendra le nouveau duc; je pense qu’il vit à l’étranger. Quelqu’un m’a dit que c’était un homme singulier, non pas fou, monsieur, je ne veux pas en dire tant, mais original. Personne ne l’a jamais vu à Pourlans depuis que c’était un petit garçon pas plus haut que cela; il n’est même pas venu à l’enterrement de M. le duc, ce qui a bien fait un peu jaser les gens du pays. Cependant, Dieu et les saints n’aiment pas qu’on trouve à redire à ce que fait un noble, et surtout un monsieur d’Auvillars, qui doit certainement avoir de bonnes raisons de faire ce qu’il fait. Mais voyez-vous, monsieur, je ne peux pas m’empêcher d’entendre ce que disent les gens, et quand ils causent, ils racontent que M. le nouveau duc n’a pas toujours été très-bien dans ses affaires. Certainement, il est extraordinaire qu’il ne soit pas venu à l’enterrement d’un parent dont la mort lui avait apporté de si grosses rentes. Tout le pays d’Auvillars à Pourlans, de Pourlans à Longepierre, et de Longepierre à Sermesse, et de Sermesse à Navilly, est à lui. Pour juger de l’étendue du domaine, il aurait fallu voir la réunion des métayers à l’enterrement; ils étaient deux cents à cheval, comme je les ai vus le jour où l’on célébra la majorité du feu duc, ou quand le roi Charles X vint ici avec monseigneur le duc d’Angoulême et monseigneur de Quélen, l’archevêque de Paris. Ah! c’était beau! mais, mon Dieu, ces temps-là sont loin, et les hommes ne sont plus aujourd’hui ce qu’ils étaient. J’étais jeune alors, et mon mari était premier garde-chasse. C’est lui qui chargea le fusil de Sa Majesté pour la battue dans le parc. Il est paralysé, maintenant, mon mari, mais c’était un brave; il a servi comme sergent dans l’armée du prince de Condé, à Coblentz, avec le premier duc, qui était alors marquis; il y a un peu plus de quarante ans qu’il vit dans cette maison. Pourlans n’a plus de premier garde-chasse, maintenant, et même plus de garde-chasse du tout, et le domaine est administré par un régisseur, M. Claude.

— Est-ce un homme doux, ce M. Claude?

— Oh! oui, monsieur; je ne puis dire autrement, M. Claude est très-bon; c’est un monsieur de Paris qui parle poliment, et qui n’est jamais dur avec les métayers. Mais, après tout, monsieur...

Et la voix de la vieille femme se trempait de larmes.

— Ce n’est pas la même chose que d’avoir M. le duc ici. Le pays est comme mort depuis trois ans.... et, si cela continue, la moitié des gens sera ruinée. Voyez-vous, monsieur, ils vivaient des maîtres, et le nouveau duc, en se tenant toujours si loin, leur ôte le pain de la bouche.

Ce récit, si piteux qu’il fût, était encore presque joyeux en comparaison de ceux qu’on entendait hors du château, dans la ville et dans tout le canton.

L’abandon de Pourlans et l’absence prolongée du nouveau duc y étaient considérés comme une calamité publique.

On se promenait par les vieilles rues tortueuses, et l’on prenait en compassion la triste figure des boutiquiers.

Visiblement, à moins que M. le duc ne fit une prompte rentrée chez lui, la prédiction de la vieille femme sur la ruine universelle allait s’accomplir.

Auvillars était un joli endroit, mais il avait eu ses jours de fortune, et rien n’y pouvait plus aller sans la présence des anciens seigneurs.

La rue principale s’y appelait la rue de Pourlans.

Les enseignes des magasins prouvaient bien qu’en dépit des révolutions et des nobles principes de l’égalité, les relations entre le bourg et le manoir étaient demeurées aussi féodales qu’au plus beau temps de la vassalité.

Au-dessus de la boutique du quincaillier, il y avait une enseigne représentant un chevalier armé de toutes pièces, distribuant des pelles et des pincettes à ses vassaux en leur disant: «Soyez toujours prêts à allumer le feu ou à remuer les cendres.» C’était la devise des d’Auvillars.

Au-dessus de la boutique du charcutier, un d’Auvillars tirait un sanglier, ma foi!

Au-dessus de la boutique du forgeron, un troisième d’Auvillars mettait le feu à une coulevrine; et ainsi de suite.

Naturellement, la principale auberge était l’Hôtel de Pourlans; la maison rivale s’appelait l’Hôtel de Monseigneur.

Au milieu de la place du marché s’élevait une statue équestre du d’Auvillars de Crécy .

Les ducs d’Auvillars avaient toujours fait de leur mieux pour entretenir dans le pays un esprit de dépendance. Ils y avaient aisément réussi.

La ville n’ayant point de manufactures, n’étant située ni sur une rivière, ni sur le passage d’un chemin de fer, et ne possédant aucun des éléments de la vie moderne, Auvillars serait devenu un village sans les dépenses qu’y faisait la grande famille de Pourlans.

C’est à cette famille que le pays devait tout: ses écoles, sa bibliothèque, sa collection d’oiseaux empaillés, la reconstruction de son église, les ornements et les vitraux, enfin la grille restaurée d’un parterre public disposé sur l’endroit même d’où le comte Alaric était sorti lorsqu’il alla battre son roi Louis VI.

Auvillars devait encore à ses ducs sa fontaine élégante et son abreuvoir près du marché aux bestiaux.

Toutes les institutions du pays avaient enfin été fondées ou régénérées avec le bel argent de Pourlans.

Le feu duc y dépensait annuellement quatre cent mille francs, pas une obole de moins.

Il avait grand soin de s’y pourvoir de toutes les choses nécessaires à la vie: meubles, nourriture, habillements même pour lui et ses gens, et bien d’autres choses qu’un gentilhomme moins politique n’aurait pas manqué d’acheter à Paris.

C’était un propriétaire sagace, et, comme il était aussi très-économe, il portait hardiment à Paris même des habits faits par le tailleur d’Auvillars, et ne permettait à aucun autre médecin, qu’à celui d’Auvillars, de le soigner quand il était malade.

Ces petites choses firent autant pour la popularité du duc que s’il avait fait élever Auvillars au rang de préfecture de première classe, et que s’il y eût installé un évêque, cet évêque, fut-il même cardinal.

Mais ce n’était pas tout encore, le domaine de Pourlans n’était pas seulement une source de profits intarissables pour les petites gens d’alentour; c’était encore la grande planète autour de laquelle gravitaient de nombreux satellites, sous la forme de petits châteaux, chalets, villas occupés par les hobereaux et les bourgeois du cru.

Les portes hospitalières du château étaient ouvertes, et cette gentry y venait en foule: réunions pour le tir à l’arc, ouvertures de chasse, bals, ventes de charité, autant de prétextes pour venir s’amuser à Pourlans.

Le château donnait le ton.

L’été et l’automne n’étaient qu’une longue fête à Pourlans, et Auvillars avait alors un air de prospérité qui faisait plaisir à voir.

Mais que ce temps était loin désormais!

L’éclipse de la grande planète avait entraîné celle des satellites; Auvillars était |tombé subitement de cette aimable aisance dans une gène imprévue.

L’Auvillars de 1854 n’était plus que l’ombre de l’Auvillars de 1851.

J’imagine Capoue ravagée par la peste, Pompéï faisant faillite, ou Herculanum abandonné par ses millionnaires avant même d’être englouti.

Plus une voiture dans cette grande rue tortueuse et toujours proprement pavée où naguère, par les après-midi d’automne, pendant le règne du feu duc, on avait souvent compté jusqu’à deux douzaines d’équipages faisant queue à la. porte de MM. Métivier et Carissan, marchands-merciers, ou de madame Cyprienne, la modiste de Paris!

MM. Métivier et Carissan et madame Cyprienne se vantaient de suivre les modes de la capitale, quand ils ne les devançaient point, et leurs mémoires étaient au niveau de leurs dires; mais, hélas! où en étaient-ils, en 1854, ces superbes marchands?

MM. Métivier et Carissan vendaient des cotonnades; un écriteau, apposé à la fenêtre de madame Cyprienne, annonçait qu’elle en était réduite à tenir des articles de lingerie.

Il est curieux de voir les conséquences d’un coup de sabre de dragon.

Le cavalier au nez bourgeonné qui, sans méchanceté, avait tué M. le duc, ne se doutait guère qu’il éventrait du même coup la bourse de tout un canton, et fauchait la prospérité de trente kilomètres carrés aussi parfaitement qu’un faucheur coupe le gazon.

Il n’est pas besoin de dire de quelle popularité jouissait, à Auvillars, le nez bourgeonné de ce cavalier!

Il y aurait passé un mauvais quart d’heure, si le conseil municipal avait eu, pendant quinze minutes, la disposition de sa brutale personne.

Mais il était quelqu’un contre qui l’opinion publique était encore plus montée que contre le dragon: c’était le nouveau propriétaire, le nouveau duc d’Auvillars.

Après tout, ce militaire n’y avait pas mis de malice, ayant obéi à sa consigne, et quant à M. Bonaparte qui lui avait fait donner cette consigne, eh bien! vous voyez, depuis, il est devenu Empereur et il a cessé de l’être, mais il l’était encore en ce temps-là et les personnes prudentes n’aimaient pas à tenir sur son compte de mauvais propos.

Au contraire, que ne devait-on point dire d’un homme qui avait hérité d’un million de rentes, de propriétés immenses, d’un titre superbe, et qui se cachait au fond d’une ville étrangère?

Je vous demande à quoi sert d’être duc si l’on se cache?

La loi devrait frapper sévèrement les ducs qui ne se font pas voir.

Respecter leur propriété alors est une sottise; c’est même immoral, et ils doivent être forcés par décrets à restituer leur argent ou à le dépenser proprement, en gentilshommes.

Il fallait entendre comment on traitait le nouveau et mystérieux propriétaire de Pourlans, le samedi soir, après un triste jour de marché, à la table d’hôte de l’hôtel du Soleil d’Or.

C’était au moment critique du repas; le bouilli venait d’être enlevé ; les convives attendaient en silence ce qui allait suivre.

Le fermier Lambert, sec et menu, précieux spécimen du fermier français, nourri de lard maigre et de petit vin blanc, prenait ordinairement le premier la parole.

— Je n’ai jamais vu un si pauvre marché,— disait-il en soupirant. — Il y a trois ans, jour pour jour, je vendais vingt bœufs, ni plus ni moins; aujourd’hui, je n’ai même pas vendu un veau.

— Ni moi! — répétait le fermier Choblet, qui avait été médaillé au concours.

— Je vous en prie, ne parlons pas du temps passé, —fit Coste, le cordonnier.

— Non, ne parlons pas du passé, — s’écria Bellanger, le grainetier. — Quand je pense à ce duc qui se cache et qui est la cause que tout ici va de mal en pis, par les cinq cent mille diables, cela me fait bouillir le sang!

Bellanger était très-gros, et, quand son sang bouillait après une invocation aux cinq cent mille diables, son visage naturellement rougissait, et il était terrible à voir.

— De quel duc parlez-vous donc? — demanda le jeune Onésime, voyageur de commerce, tout en aiguisant son couteau contre sa fourchette afin d’attaquer la pièce de veau que venait d’apporter la servante Marianne.

Onésime ne venait à Auvillars que pour la seconde fois. Il avait éprouvé des difficultés prodigieuses à soutirer des ordres de cette pauvre bourgade. Aussi n’était-il point disposé à se contraindre pour ces petites gens.

— Hé bien! le duc d’Auvillars? — répondit Bellanger, — De quel autre voulez-vous que je parle?

— Ah! oui, je me souviens, — continua Onésime, essayant la lame de son couteau sur son pouce,— je ne vous ai entendu parler que de lui à mon dernier voyage. Est-ce que vous n’êtes pas plus contents de ce bonhomme-là ?

Cette légèreté dégoûta Coste, qui fit observer tout bas à son voisin, M. Leboucey, le percepteur, que ces Parisiens devenaient de plus en plus malhonnêtes.

Cette excellente remarque fut perdue pour M. Leboucey, qui était sourd, outre qu’en ce moment M. Leboucey agitait dans son esprit un délicat problème: qui allait avoir le rognon de veau?

Le fermier Briant, le compère du fermier Choblet, se chargea de répondre au commis voyageur.

— Contents! — dit-il amèrement; — non, il n’est point changé ce duc! Et pourquoi changerait-il? Ses régisseurs prélèvent pour lui ses revenus très-régulièrement, et il se soucie bien de savoir si nous autres, ici, nous nous en allons à la diable!

— Ah! je parierais bien que non, — reprit Onésime d’un air badin.

— Voulez-vous de la farce? — cria du bout de la table, Duval, l’hôtelier.

— Si j’étais à votre place, — continua Onésime, — je ne passerais pas toute l’année à faire des figures d’une aune. Si vous désirez si fort voir revenir votre duc, pourquoi... Marianne, mon ange, le pain... pourquoi ne rédigez-vous pas une pétition? Vous lui enverriez des députés.

— Quel bien cela ferait-il? — demanda Coste.

— Pas beaucoup, j’en ai peur, si les députés ont l’air trop triste. Les millionnaires n’aiment pas la tristesse. Mais si vos députés avaient une figure un peu réjouissante... Après tout, il faudrait savoir quelle sorte d’homme est votre duc. Il y a duc et duc. J’en ai connu un autrefois qui n’était pas plus grand que Marianne. Ah! par exemple, il n’était pas aussi fort qu’elle! Nous avons voyagé ensemble sur un bateau à vapeur qui descendait le Rhin. Vous ne connaissez pas le Rhin, monsieur Bellanger? C’est un fleuve splendide, couleur de café au lait, et bordé de chaque côté de châteaux qui ont l’air de pains de sucre. Le duc se tenait à l’avant fumant son cigare; et je lui dis: «Monsieur le duc, la mission des grands hommes est de patronner les arts et les manufactures. Je travaille pour trois maisons célèbres dans l’univers: l’une de draperie, une autre d’instruments de musique, et la troisième qui fait le commerce des vins. Je prends également des abonnements et des annonces pour deux journaux, l’un démocratique, l’autre conservateur. Si vous voulez m’honorer d’un ordre pour une flûte, et mettre votre nom comme abonné sur les listes d’un de ces journaux, vous encouragerez l’industrie et vous pousserez au développement du journalisme.» «Monsieur,» répliqua-t-il sèchement, «je ne suis pas un grand homme, je ne joue pas de la flûte, et je pense que le journalisme est déjà beaucoup trop développé comme cela.» Sur ce, il me tourna les talons. Ah! diable! voilà ce que j’appelle un duc malin! Si le vôtre lui ressemble, je conviens que cela ne servirait pas à grand chose de lui adresser une pétition. Mais...

— Avez-vous fini, satané farceur? — interrompit Bellanger, qui n’était pas content. — Il n’y a point ici de sujet de rire; tout un pays marche à sa ruine parce qu’un vieillard capricieux se plaît |à se cacher et à entasser son argent. Aurait-il jamais dû en hériter? Je vous dis que nous autres provinciaux, dont vous autres Parisiens avez l’habitude de vous moquer, nous valons infiniment mieux que vous. Entendez-vous cela, jeune farceur?

— Attrapez cela! — reprirent en chœur les trois premiers, qui avaient un égal mépris pour les Parisiens.

Onésime ne se troubla point.

— Monsieur le grainetier, — dit-il, — mon pays natal n’est point Paris, mais Dijon; j’ai vu le jour pour la première fois dans la vieille cité que ses moutardiers ont rendue célèbre. Pour ce qui est de votre vieux duc et de ses lubies, ce doit être vraiment un personnage très-intéressant.

— Voyons, voyons, messieurs, — fit Duval, — que M. le duc au moins ne nous empêche donc pas de dîner...

— Oui, le maudit démocrate! — grommela Bellanger.

— Démocrate? — répéta le commis voyageur en se tordant de rire, — mais ce vieillard est un phénomène! Peste! il n’y a pas beaucoup de provinces en France, possédant un duc démocrate.

— Non, et c’est une jolie affaire pour celles qui en sont favorisées! — tonna Bellanger; — ah! ce duc!... si son neveu avait eu cinq minutes, avant de mourir, pour le déshériter! Pourlans n’était pas fait pour un homme comme lui!

A cette même table d’hôte, dînait un M. Duroseau, vieil officier en demi-solde, roide comme son épée.

Il avait été trop absorbé jusqu’alors par le travail de la mastication, car ses dents n’étaient point les mêmes que lui avait jadis fournies la nature.

— Jeune homme, — dit-il, — vous devez avoir entendu parler de l’ex-député Manuel Gérard?

— Eh! sûrement, capitaine. C’était un des premiers orateurs de l’ancienne Assemblée sous la République et sous le pauvre roi la Poire. Ah! ah! ah! c’est moi qui l’avais surnommé la Poire! Eh bien! capitaine?

— Eh bien! jeune homme, c’est lui qui est maintenant duc d’Auvillars.

Onésime n’avait pas été élevé à la cour; c’est pourquoi il fit entendre un long sifflement.

M. Duroseau continua:

— A l’époque où vous avez vu M. Manuel Gérard, sous le règne du dernier roi...

Le capitaine Duroseau mit une certaine emphase à prononcer ces mots: «le dernier roi» ; il n’était point bonapartiste, il avait combattu en Afrique sous les ordres des ducs de Nemours et d’Aumale, et il eût été ravi de couper les oreilles de M. Onésime qui s’était permis d’appeler le roi Louis-Philippe la Poire.

—A l’époque où vous avez vu M. Gérard,—reprit-il—son vrai titre était celui de comte de Longepierre; mais il ne l’a jamais porté, ayant toujours été républicain. M. Gérard était l’oncle du duc qui a été tué par... Hum! hum! en 1851. Il fut emprisonné lui-même, mais relâché aussitôt parce qu’il héritait de son neveu. On ne craignait plus un homme devenu si riche. M. Gérard se rendit à Bruxelles...

— Tiens, tiens... — murmura le commis voyageur, —ce grand homme aux cheveux gris, aux yeux allumés comme deux lanternes, c’est le duc d’Auvillars! C’est là votre Jacobin, M. Bellanger! On l’appelle à Paris: Gérard, l’honnête homme.

— C’est un républicain, monsieur, — dit le capitaine.

Le vieil officier admirait fort l’honnêteté, mais il n’aurait jamais voulu convenir qu’il pût y avoir des républicains honnêtes.

— Qu’on l’appelle à Paris comme on voudra! — répliqua le grainetier avec énergie. — On n’est pas honnête quand on ne sait point dépenser son argent. Voilà ce que je dis; un homme fait ce qu’il veut tant qu’il est pauvre; mais quand il est riche et duc, il n’a qu’à jeter la démocratie au vent, et laisser tout ce tas de bêtises à ceux qui en ont besoin pour vivre.

Et tout le monde d’applaudir, sauf l’officier en demi-solde et le commis voyageur.

Le premier fit observer sèchement qu’un changement de fortune n’autorisait point un changement de politique; le second demanda:

— Ce M. Gérard, le nouveau duc d’Auvillars, ne fait donc rien pour les pauvres du pays?

— Les pauvres, monsieur... qui se soucie des pauvres! — répliqua Bellanger. — Si M. le duc envoyait ici vingt mille francs, bon an, mal an, pour être distribués à un ramassis d’infirmes et de vieilles femmes, est-ce que je m’en trouverais mieux pour cela?

Coste ajouta:

— De nos jours le pauvre est beaucoup trop riche; il prend le pain de ses supérieurs.....

— Et ne leur laisse que le veau! — s’écria Onésime, — Monsieur Coste, vous êtes le modèle du sentiment! Mais, dites-moi... car j’ai encore à m’instruire, pourquoi votre Jacobin dépravé vit-il à Bruxelles?

Le commis voyageur en même temps se tournait vers le capitaine Duroseau.

— Je ne sais pas, monsieur, — répondit brièvement le capitaine. — Les affaires de monsieur d’Auvillars ne me regardent pas.

Au fond, le digne capitaine considérait un peu les ducs comme des officiers supérieurs; il ne prenait pas son parti de voir discuter celui-ci par ce tas de lourdauds et de courtauds de boutique.

— Quand un homme vit à Bruxelles, — s’écria Bellanger, — il y a quelque chose... Oh! je sais cela, moi!

— Vous voulez dire?... — fit Onésime d’un air insinuant.

— Je ne veux rien dire, monsieur; seulement, je suis un homme d’affaires; et, à moins d’avoir la preuve positive qu’un homme fait une chose pour un bon motif, je dois croire le contraire, naturellement. Ce monsieur le duc n’est pas exilé, il a beaucoup d’argent et une maison toute prête qui l’attend ici. Pourquoi ne vient il pas?... Pouvez-vous me le dire?

Pourquoi monsieur le duc ne voyait-il pas son frère et son neveu? — s’écria Coste. — Pourquoi n’était-il jamais invité à Pourlans? Pourquoi personne n’avait-il entendu parler de lui jusqu’au moment où, monsieur le feu duc étant mort sans testament, celui-ci hérita de ses biens? Pourquoi se cache-t-il à présent à l’étranger?

Le capitaine se leva et prit son chapeau.

Mais le commis voyageur, qui peut-être était habitué à avoir le dernier mot, ramassant son sac de voyage dans un coin de la salle, s’écria:

— Charmante ville d’Auvillars! où le bouilli est excellent et le cœur des habitants plus tendre encore... Adieu!...

— Te tairas-tu! perroquet de malheur! — interrompit Bellanger en fureur. — Le jour où je t’achèterai quelque chose, tu noteras sur ton calepin que Bellanger est fou, puis qu’il n’aura plus peur d’être volé !

— Qu’il a d’esprit! — répliqua l’indomptable Onésime. — Monsieur Duval, je vous prie de prendre soin de cet homme: il est si aiguisé, si merveilleusement aiguisé que j’ai peur qu’il ne se coupe lui-même.

Et, sur ce trait du Parthe, Onésime prit le menton de Marianne, la servante, lui mit noblement vingt sous dans la main, présenta ses respects à la société, et sortit.

— Que le diable t’emporte! — vociféra le grainetier en lui montrant le poing, — et quant à ton Gérard, l’honnête homme, je pense que toi et lui feriez bien la paire...

Ce dîner fameux et cette conversation édifiante avaient eu lieu à l’hôtel du Soleil-d’Or, vers la fin de l’année 1854.

Huit jours plus tard, l’hôtel était littéralement sens dessus dessous.

Trois voyageurs étaient arrivés par le train de midi; ils se proposaient d’y dîner et peut-être d’y passer la nuit.

L’un d’eux était un vieillard d’environ soixant-dix ans, les deux autres semblaient être ses fils.

Un député de Paris

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