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II.—LA POLITIQUE DE MIRABEAU
ОглавлениеQuelle était la politique de Mirabeau? A cette question souvent posée, aucune réponse satisfaisante n'a été faite. Ceux qui ont écrit avant la publication de la correspondance de Mirabeau et de La Marck (1851) ne connaissaient, dans Mirabeau, que l'homme extérieur, que ses desseins avoués, que sa politique officielle. Ceux qui ont écrit depuis n'ont plus vu que l'homme intérieur, que l'intrigant payé, que le conspirateur mystérieux. Là, dit-on, c'est un tribun, presque un démagogue; ici c'est un Machiavel, un professeur de tyrannie. En public, excite et lance la Révolution; en secret il la retient et semble lui préparer des pièges. Comment démêler sa véritable pensée au milieu de ces contradictions?
Écartons d'abord une hypothèse qui se présente tout de suite à l'esprit. Mirabeau, pourrait-on dire, n'eut pas à proprement parler de politique: il vécut d'expédients, au jour le jour, éloquent si le hasard lui faisait rencontrer la vérité, languissant ou obscur quand il se trompait.—Sans doute il n'est pas d'homme politique dont chaque pas soit guidé par un dessein immuable: il n'en est pas non plus qui ne rêve un certain état de choses plus heureux pour ses concitoyens et pour lui. Eh bien, Mirabeau croyait que l'état politique le plus souhaitable pour la France et pour lui-même, c'était un état mixte, moitié absolutisme et moitié liberté, où subsisterait ce qui était supportable dans l'ancien régime et ce qui était immédiatement possible dans les systèmes nouveaux. Ce qu'il veut, c'est la monarchie parlementaire telle que nous l'avons eue vingt-cinq ans plus tard. Dans une note secrète pour la cour, écrite le 14 octobre 1790, il résume en ces termes les principes de sa politique:
«Que doit-on entendre par les bases de la Constitution?
«Réponse:
«Royauté héréditaire dans la dynastie des Bourbons; corps législatif périodiquement élu et permanent, borné dans ses fonctions à la confection de la loi; unité et très grande latitude du pouvoir exécutif suprême dans tout ce qui tient à l'administration du royaume, à l'exécution des lois, à la direction de la force publique; attribution exclusive de l'impôt au corps législatif; nouvelle division du royaume, justice gratuite, liberté de la presse; responsabilité des ministres; vente des biens du domaine et du clergé; établissement d'une liste civile, et plus de distinction d'ordres; plus de privilèges ni d'exemptions pécuniaires; plus de féodalité ni de parlement: plus de corps de noblesse ni de clergé; plus de pays d'états ni de corps de province:—voilà ce que j'entends par les bases de la Constitution. Elles ne limitent le pouvoir royal que pour le rendre plus fort; elles se concilient parfaitement avec le gouvernement monarchique.»
Dans sa pensée, le défenseur naturel des droits du peuple, c'est le roi, et le soutien du roi, c'est le peuple. Appuyés l'un sur l'autre, ils triomphent du clergé et de la noblesse, et à cette alliance le roi gagne son pouvoir, le peuple sa liberté. C'est la démocratie royale de Wimpffen, c'est l'idée de la Constituante et de la France en 1789.
Mais quelle est l'autorité la plus ancienne, la plus forte, celle du roi ou celle du peuple? Le 8 octobre 1789, cette question se pose, à propos de la formule à employer pour la promulgation des lois. Doit-on continuer à dire: Louis, par la grâce de Dieu…? Oui, dit Mirabeau.— Et les droits du peuple? «Si les rois, répond-il, sont rois par la grâce de Dieu, les nations sont souveraines par la grâce de Dieu. On peut aisément tout concilier.»—Opérer cette conciliation (non aisée, mais impossible), telle est la fonction du gouvernement, du ministère.— Conciliation? non: assujettissement de l'un des deux souverains à l'autre, du corps à la tête, du peuple au roi. Il faut flatter, duper, aveugler le peuple, lui faire accepter sa servitude comme une liberté, sous prétexte qu'elle est volontaire. Gouverner, c'est capter l'opinion publique, et pour cette capture les moyens les plus cachés sont les plus efficaces. Que l'on ne recule pas devant aucune fraude pour duper le peuple; c'est pour le bonheur du peuple.
Le mot de république, Mirabeau ne le prononce qu'avec horreur ou risée. La république, c'est pour lui le retour à l'état de barbarie; c'est le chaos; c'est la destruction de l'état social. Et il montre cependant plus de sens politique que les rares républicains qui existaient alors, en ce qu'il craint l'arrivée prochaine de la république, tandis que ceux-là ne l'espèrent même pas. Il voit clair dans l'avenir, et, comme cela arrive, il se trompe sur les desseins de ses adversaires en leur attribuant la clairvoyance qu'il est seul à posséder. En voyant combien les Constituants ont affaibli le pouvoir royal, il ne peut s'imaginer qu'ils ne préparent pas secrètement les voies à la république, et il écrit à la cour le 14 octobre 1790: «Je sais que … les législateurs, consultant les craintes du moment plutôt que l'avenir, hésitant entre le pouvoir royal dont ils redoutaient l'influence, et les formes républicaines dont ils prévoyaient le danger, craignant même que le roi ne désertât sa haute magistrature, ou ne voulût reconquérir la plénitude de son autorité; je sais, dis-je, qu'au milieu de cette perplexité, les législateurs n'ont formé, en quelque sorte, l'édifice de la constitution qu'avec des pierres d'attente, n'ont mis nulle part la clef de la voûte, et ont eu pour but secret d'organiser le royaume de manière qu'ils pussent opter entre la république et la monarchie, et que la royauté fût conservée ou inutile, selon les événements, selon la réalité ou la fausseté des périls dont ils se croiraient menacés. Ce que je viens de dire est le mot d'une grande énigme.»
C'est faire beaucoup d'honneur aux Lameth et à Barnave que de leur prêter des vues aussi profondes: les événements les menaient; ils ne se doutaient pas toujours du lendemain: comment croire qu'ils songeassent à un avenir, qui, en 1790, semblait éloigné d'un siècle.
Cette aversion de Mirabeau pour la démocratie pure et pour les théories du Contrat social s'exprime, dans sa bouche, par une apologie du pouvoir royal. Fortifier ce pouvoir, c'est son but, c'est son conseil sans cesse répété, à la tribune même (10 octobre 1789): «Ne multipliez pas de vaines déclamations; ravivez le pouvoir exécutif; sachez le maintenir, étayez-le de tous les secours des bons citoyens; autrement, la société tombe en dissolution, et rien ne peut nous préserver des horreurs de l'anarchie.»
Son royalisme n'est pas seulement théorique; il se considère personnellement comme le champion nécessaire de la royauté. Ne croyons pas que le besoin d'argent l'ait rapproché de la cour; il se sent né pour la servir et pour la bien servir, et, tout de suite, il s'offre. Quand cela? En 1790, quand il succombe à la misère et que la situation politique l'effraie? Non: à son arrivée dans la vie politique, à la première heure, à la première minute, au moment même où il songe à entrer aux États généraux, cinq mois avant les élections. Il écrit, le 28 décembre 1788, à M. de Montmorin:
«Sans le concours, du moins secret, du gouvernement, je ne puis être aux États généraux…. En nous entendant, il me serait très aisé d'éluder les difficultés ou de surmonter les obstacles; et certes il n'y a pas trop de trois mois pour se préparer, lier sa partie, et se montrer digne et influent défenseur du trône et de la chose publique.»
Ce rôle de défenseur du trône, si beau qu'il pût paraître en 1788, est- il vraiment celui auquel son genre d'éloquence semblait destiner Mirabeau? Pourquoi ne voulut-il pas être en effet un tribun populaire, le conseiller, l'interprète, l'initiateur de la démocratie? Pourquoi, victime de l'ancien régime, ne rêva-t-il pas une république dirigée par sa voix puissante?
Ses sentiments aristocratiques lui venaient, non de l'éducation, mais de la naissance. C'est à son père qu'il devait cet orgueil de caste qu'il ne prit jamais la peine de cacher. On sait qu'après l'abolition des titres de noblesse, il continua à se faire appeler Monsieur le comte, à sortir en voiture armoriée. Voilà la première raison pour laquelle il était royaliste.
La seconde, c'est que, si l'absolutisme l'avait mis à Vincennes, le régime démocratique l'aurait laissé de côté, dans les rangs obscurs. Il comprenait très bien que le dérèglement de sa vie lui aurait fermé la carrière politique dans un pays libre. La monarchie qu'on appelle parlementaire, ou plutôt cette monarchie qu'il imaginait, dans laquelle le peuple et le roi ne faisaient qu'un contre les ordres privilégiés, semblait lui assurer un rôle digne de son génie. Il excellait, nous le savons, dans l'éloquence et dans l'intrigue: la tribune du parlement lui permettait d'être orateur, et la nécessité de concilier deux choses inconciliables, la souveraineté populaire et la souveraineté royale, ouvrait un champ illimité à son habileté un peu policière. Éblouir par son éloquence, séduire par son adresse, jouer un beau rôle représentatif et, en secret, préparer par de petits moyens, par des hommes secondaires, de grands effets politiques, c'était là son idéal. Et que ne le réalisa-t-il? Les d'Orléans étaient sous sa main; il pouvait leur donner la royauté. C'était même le seul moyen de réaliser son rêve de monarchie mitigée. Mais dès qu'il vit le duc d'Orléans, en 1788, chez le comte de La Marck, il le jugea et dit «que ce prince ne lui inspirait ni goût ni confiance». Plus tard il répétait qu'il n'en voudrait même pas pour son valet. C'est donc avec la branche aînée qu'il veut fonder le seul régime dont il puisse être l'orateur et le ministre.
Ses opinions, on le voit, sont fondées sur son intérêt, ou, si on aime mieux, sur l'intérêt de son génie. Il lui faut, ce sont ses propres expressions, un grand but, un grand danger, de grands moyens, une grande gloire. C'est heureux sans doute qu'il ait préparé les conditions les plus favorables à l'épanouissement de son éloquence, mais avouons que sa politique ne reposait sur aucune conviction morale. Et voilà la troisième raison pour laquelle il n'embrassa pas franchement et complètement la cause du XVIIIme siècle. Ses contemporains, philosophes et politiques, précurseurs et acteurs de la révolution, diffèrent de doctrine et de système; mais ils se rapprochent en un point, c'est qu'ils ont une foi ardente en l'humanité; ils la croient bonne, raisonnable, perfectible; ils l'aiment et la plaignent. Leur but est de lui ôter ses chaînes, de lui rendre ses droits, de l'amener à la virilité par la liberté. Ils croient fermement à la justice: c'est là l'évangile de 1789, qu'aucune erreur, qu'aucun accident n'a encore obscurci. Cette foi est étrangère à Mirabeau: ce n'est ni sur la raison ni sur le droit qu'il compte pour établir son système, mais sur le génie, sur la ruse. Sa politique, toute florentine, est plus vieille ou plus jeune que cet âge. Quand, en décembre 1790, déjà payé par la cour, il présente son plan secret de résistance, le comte de La Marck écrit finement à Mercy-Argenteau: «Ce plan est trop compliqué, ainsi que vous l'avez remarqué, monsieur le comte, on dirait qu'il est fait pour d'autres temps et pour d'autres hommes. Le cardinal de Retz, par exemple, l'aurait très bien fait exécuter; mais nous ne sommes plus au temps de la Fronde.»
Si la foi lui manquait, il la niait ou ne la voyait pas chez les autres. Il se refusait, ce trop fin politique, à croire au désintéressement de ce peuple de 1789, affamé pourtant de justice. «Tous les Français, disait-il, veulent des places ou de l'argent; on leur ferait des promesses, et vous verriez bientôt le parti du roi prédominant partout.» Il calomniait son temps, et, osons le dire, le jugeait d'après lui-même. Non, ce n'est pas pour le seul bien-être que nos pères se levèrent contre la royauté. Le sens profond de la Révolution échappait à Mirabeau.
Dans les questions religieuses, il montrait la même ingéniosité et le même aveuglement. Croirait-on qu'il ne s'était jamais sérieusement demandé si la liberté était compatible avec le catholicisme? Il n'a pas de solution pour ce grave problème. Dans son Essai sur les lettres de cachet, il prétend montrer qu'une société civile peut vivre sans détruire une religion hostile au principe même de cette société. Il suffit, dit-il, que les «ministres des autels soient circonscrits dans leur état», et il passe. Le même homme vote et défend la constitution civile du clergé, et ce n'est que des circonstances qu'il apprend l'hostilité irréconciliable de l'Église. En décembre 1789, il disait à sa soeur, Mme du Saillant: «La liberté nationale avait trois ennemis: le clergé, la noblesse et les parlements. Le premier n'est plus de ce siècle, et la triste situation de nos finances nous aurait suffi pour le tuer.» Telles sont les vues de Mirabeau: il croit morts des hommes qui vont faire reculer la Révolution! C'est qu'au fond il est indiffèrent en religion. Les grands problèmes qu'il appelle dédaigneusement métaphysiques n'ont jamais préoccupé ce méridional. Les pensées hautes et générales sur la destinée de l'homme lui sont inconnues et répugnent à sa nature. Dans les discussions religieuses, il apporte une dextérité et un tact infinis, mais aucune idée supérieure.
Qu'en résulte-t-il? C'est qu'en éloquence comme en politique il ne demande pas ses succès à ce qu'on appelle l'éternelle morale. On ne trouvera pas dans ses discours un seul de ces lieux communs qui sont beaux dans tous les temps; nul appel à la conscience humaine; nul élan vers une justice plus haute; nul accent d'amour ou de piété pour les hommes. Ces mots se trouvent, il le faut bien, dans ses harangues; mais les choses mêmes n'y sont pas, puisqu'elles n'étaient pas dans son âme. Il y a des cordes que les orateurs de second ordre, un Rabaut Saint- Etienne, un Thouret, savent faire vibrer, et que Mirabeau ne touche jamais. Qu'on ne s'y trompe pas: c'est là le caractère de cet orateur, d'avoir été grand sans puiser son inspiration aux sources morales; ç'a été son originalité et sa faiblesse à la fois.
Comment donc se fait-il applaudir? D'abord par son incontestable patriotisme, par les paroles vraiment nationales qu'il sait prononcer avec un accent vrai, et puis par la manière émouvante dont il parle de lui, encore de lui, toujours de lui. C'est sans cesse son moi tragique et superbe qui occupe la scène. Ses discours ne sont qu'une vaste apologie de sa personne, un plaidoyer sans cesse renouvelé, une recherche acharnée et une revendication anxieuse de l'estime des hommes, qu'il va conquérir et qui lui échappe toujours. Le sentiment qui anime cette éloquence, ce n'est pas la dignité, c'est l'orgueil. Ange déchu, il vante ses fautes et justifie sa vie devant ses contemporains, exaltant dans un style passionné ses souffrances et ses colères. Que ce soit aux États de Provence, à l'Assemblée constituante, lors de l'affaire du Châtelet, ou encore dans sa correspondance secrète avec la cour, je retrouve partout cette même poursuite de la réhabilitation. C'est peu d'être admiré: il veut être estimé, et, naïvement, il intrigue pour forcer l'estime. L'Assemblée ne se lasse pas de cette magnifique apologie; elle applaudit sans accorder ce qu'on lui demande, pas même la présidence, qu'on n'obtiendra qu'une fois, et encore en mendiant les voix de l'extrême droite. Le jour où Mirabeau touche au ministère, à un honneur qui peut refaire sa réputation, l'Assemblée le précipite en souriant. Ses idées, elle les accueille, elle les vote; mais sa personne, elle n'en veut pas. Ses oreilles sont flattées de cette éloquence incomparable; sa raison en est satisfaite: son coeur n'en est pas touché. C'est un duel qui l'intéresse et qui désespère Mirabeau: il en meurt.