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III.—LES DISCOURS DE MIRABEAU
ОглавлениеJustifions ces remarques générales sur la politique et l'inspiration oratoire de Mirabeau par quelques exemples empruntés à ses principaux discours.
Aux États de Provence, il défend le règlement royal contre la noblesse qui voulait faire les élections selon l'antique constitution de la «nation provençale». C'est là pour lui un admirable terrain, qui lui donne confiance et lui permet de lutter contre le mépris de ses collègues: «Si la noblesse veut m'empêcher d'arriver, disait-il, il faudra qu'elle m'assassine, comme Gracchus.» Cependant les outrages dont on l'abreuva, malgré sa bonne volonté, le forcèrent à prendre une allure d'opposition qui était bien loin de ses principes. «Ces gens-là, écrivait-il alors, me feraient devenir tribun du peuple malgré moi, si je ne me tenais pas à quatre.» Il tenait néanmoins à l'estime de la noblesse et il chercha à se justifier devant elle dans un discours que la prorogation des Etats l'empêcha de prononcer, mais qu'il fit imprimer et répandre. C'est la première en date de ses justifications publiques:
«Qu'ai-je donc fait de si coupable? J'ai désiré que mon ordre fût assez habile pour donner aujourd'hui ce qui lui sera infailliblement arraché demain; j'ai désiré qu'il s'assurât le mérite et la gloire de provoquer l'assemblée des trois ordres, que toute la Provence demande à l'envi…. Voilà le crime de l'ennemi de la paix! ou plutôt j'ai cru que le peuple pouvait avoir raison…. Ah! sans doute, un patricien souillé d'une telle pensée mérite des supplices! Mais je suis bien plus coupable qu'on ne suppose, car je crois que le peuple qui se plaint a toujours raison; que son infatigable patience attend constamment les derniers excès de l'oppression pour se résoudre à la résistance; qu'il ne résiste jamais assez longtemps pour obtenir la réparation de tous ses griefs; qu'il ignore trop que, pour se rendre formidable à ses ennemis, il lui suffirait de rester immobile, et que le plus innocent comme le plus invincible de tous les pouvoirs est celui de se refuser à faire…. Je pense ainsi; punissez l'ennemi de la paix.»
S'adressant aux nobles et aux membres du clergé, il profère ces paroles menaçantes et souvent citées:
«Dans tous les pays, dans tous les âges, les aristocrates ont implacablement poursuivi les amis du peuple, et si, par je ne sais quelle combinaison de la fortune, il s'en est élevé quelqu'un de leur sein, c'est celui-là surtout qu'ils ont frappé, avides qu'ils étaient d'inspirer la terreur par le choix de la victime. Ainsi périt le dernier des Gracques de la main des patriciens; mais, atteint du coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel, en attestant les dieux vengeurs; et de cette poussière naquit Marius: Marius, moins grand pour avoir exterminé les Cambres, que pour avoir abattu dans Rome l'aristocratie de la noblesse!»
Dans une péroraison d'un caractère tout personnel, il tire de très grands effets de l'affirmation de sa sincérité, affirmation qui n'était pas inutile:
«Pour moi, qui dans ma carrière publique n'ai jamais craint que d'avoir tort; moi qui, enveloppé de ma conscience et armé de principes, braverais l'univers, soit que mes travaux et ma voix vous soutiennent dans l'assemblée nationale, soit que mes voeux vous y accompagnent, de vaines clameurs, des protestations injurieuses, des menaces ardentes, toutes les convulsions, en un mot, des préjugés expirants, ne m'en imposeront pas. Eh! comment s'arrêterait-il aujourd'hui dans sa course civique, celui qui, le premier d'entre les Français, a professé hautement ses opinions sur les affaires nationales, dans un temps où les circonstances étaient bien moins urgentes, et la tâche bien plus périlleuse? Non, les outrages ne lasseront pas ma constance; j'ai été, je suis, je serai jusqu'au tombeau l'homme de la liberté publique, l'homme de la Constitution. Malheur aux ordres privilégiés, si c'est là plutôt être l'homme du peuple que celui des nobles! Car les privilèges finiront, mais le peuple est éternel.»
Exclu de l'assemblée de la noblesse comme non-possédant, c'est avec déchirement qu'il se sépara des hommes de sa condition, et qu'il se vit forcé de prendre un masque de tribun. Cette aristocratie provinciale fut assez aveugle pour voir en Mirabeau un séditieux; elle le traitait volontiers d'enragé. A quoi il répondait: «C'est une grande raison de m'élire, si je suis un chien enragé; car le despotisme et les privilèges mourront de ma morsure.» Mais ce n'est là qu'un accès de colère: ce prétendu démagogue, quelques jours plus tard, calme le peuple de Marseille, soulevé contre une taxe du pain, par les conseils les plus sages, les plus modérés. Et pourquoi le peuple doit-il se résigner? Pour faire plaisir au roi. C'est le grand argument par lequel il termine une proclamation où il avait mis à la portée de tous quelques vérités économiques:
«Oui, mes amis, on dira partout: les Marseillais sont de bien braves gens; le roi le saura, ce bon roi qu'il ne faut pas affliger, ce bon roi que nous invoquons sans cesse; et il vous aimera, il vous en estimera davantage. Comment pourrions-nous résister au plaisir que nous lui allons faire, quand il est précisément d'accord avec nos plus pressants intérêts? Comment pourriez-vous penser au bonheur qu'il vous devra, sans verser des larmes de joie?»
Nous avons dit que Mirabeau ne partageait ni ne comprenait l'enthousiasme de ses contemporains, et qu'il traitait de métaphysique le culte des principes. Dans un des premiers discours qu'il prononça aux États généraux, il formula en ces termes son empirisme politique:
«N'allez pas croire que le peuple s'intéresse aux discussions métaphysiques qui nous ont agités jusqu'ici. Elles ont plus d'importance qu'on ne leur en donnera sans doute; elles sont le développement et la conséquence du principe de la représentation nationale, base de toute constitution. Mais le peuple est trop loin encore de connaître le système de ses droits et la saine théorie de la liberté. Le peuple veut des soulagements, parce qu'il n'a plus de forces pour souffrir; le peuple secoue l'oppression, parce qu'il ne peut plus respirer sous l'horrible faix dont on l'écrase; mais il demande seulement de ne payer que ce qu'il peut et de porter paisiblement sa misère….
«Il est cette différence essentielle entre le métaphysicien, qui, dans la méditation du cabinet, saisit la vérité dans son énergique pureté, et l'homme d'État, qui est obligé de tenir compte des antécédents, des difficultés, des obstacles; il est, dis-je, cette différence entre l'instructeur du peuple et l'administrateur politique, que l'un ne songe qu'à ce qui est et l'autre s'occupe de ce qui peut être.
«Le métaphysicien, voyageant sur une mappemonde, franchit tout sans peine, ne s'embarrasse ni des montagnes, ni des déserts, ni des fleuves, ni des abîmes; mais quand on veut arriver au but, il faut se rappeler sans cesse qu'on marche sur la terre, et qu'on n'est plus dans le monde idéal [Note: Séance du 15 juin 1789.].»
Faut-il s'étonner que ce cours de politique appliquée n'ait pas été chaudement accueilli? Ce n'était certes pas le moment, en juin 1789, de se rappeler qu'on «marchait sur la terre», et de quitter le «monde idéal». Il fallait au contraire ne pas regarder les difficultés, les périls, les baïonnettes dont on était entouré, marcher la tête haute, les yeux fixés vers l'idéal populaire et vaincre, comme on le fit, par la foi. Que les communes, au contraire, eussent recours aux recettes d'une politique prudente, elles étaient perdues. N'est-ce pas d'ailleurs un piège que leur tend Mirabeau, quand, dans ce même discours, il propose à ses collègues de s'intituler représentants du peuple français? Comment fallait-il entendre le mot peuple? Était-ce populus ou plebs? N'y avait-il pas à craindre que la cour ne voulût comprendre plebs et que le Tiers ne se trouvât avoir consacré la distinction des ordres? L'abbé Siéyès vit le danger, retira sa formule (Assemblée des représentants connus et vérifiés) et se rallia à celle de Legrand (Assemblée nationale), qui contenait déjà la Révolution. Quant à Mirabeau, il affecta de ne pas comprendre le sens des objections et, en rhéteur, répondant à ce qu'on ne lui disait pas, il s'indigna du mépris où l'on tenait ce beau mot de peuple:
«Je persévère dans ma motion et dans la seule expression qu'on en avait attaquée, je veux dire la qualification de peuple français; je l'adopte, je la défends, je la proclame, par la raison qui la fait combattre.
«Oui, c'est parce que le nom du peuple n'est pas assez respecté en France, parce qu'il est obscurci, couvert de la rouille du préjugé; parce qu'il nous présente une idée dont l'orgueil s'alarme et dont la vanité se révolte; parce qu'il est prononcé avec mépris dans les chambres des aristocrates; c'est pour cela même, Messieurs, que nous devons nous imposer, non seulement de le relever, mais de l'ennoblir, de le rendre désormais respectable aux ministres et cher à tous les coeurs….
«Représentants du peuple, daignez me répondre. Irez-vous dire à vos commettants que vous avez repoussé ce nom de peuple? que si vous n'avez pas rougi d'eux, vous avez pourtant cherché à éluder cette dénomination qui ne vous paraît pas assez brillante? qu'il vous faut un titre plus fastueux que celui qu'ils vous ont conféré? Eh! ne voyez-vous pas que le nom de représentants du peuple vous est nécessaire, parce qu'il vous attache le peuple, cette masse imposante sans laquelle vous ne seriez que des individus, de faibles roseaux qu'on briserait un à un! Ne voyez- vous pas qu'il vous faut le nom du peuple, parce qu'il donne à connaître au peuple que nous avons lié notre sort au sien, ce qui lui apprendra à reposer sur nous toutes ses pensées, toutes ses espérances!
«Plus habiles que nous, les héros bataves qui fondèrent la liberté de leur pays prirent le nom de gueux; ils ne voulurent que ce titre, parce que le mépris de leurs tyrans avait prétendu les en flétrir, et ce titre, en leur attachant cette classe immense que l'aristocratie et le despotisme avilissaient, fut à la fois leur force, leur gloire et le gage de leur succès. Les amis de la liberté choisissent le nom qui les sert le mieux, et non celui qui les flatte le plus; ils s'appelleront les remontrants en Amérique, les pâtres en Suisse, les gueux dans les Pays-Bas. Ils se pareront des injures de leurs ennemis; ils leur ôteront le pouvoir de les humilier avec des expressions dont ils auront su s'honorer.» (Séance du 16 juin 1789.)
Ces déclamations furent accueillies par des murmures mérités, et le rôle que Mirabeau joua en cette circonstance critique ne contribua pas peu à éloigner de lui la confiance de l'Assemblée. Que voulait-il donc? Maintenir les ordres privilégiés? Nous avons vu qu'il les considère comme un obstacle à la liberté, et qu'il les supprime dans ses programmes secrets. Il voulait seulement embarrasser la marche des communes dont l'audace l'inquiétait déjà, comme elle inquiétait la cour. Le «défenseur du trône» tremblait, dès les premiers jours de la Révolution, pour le pouvoir royal. Il voulait que les communes soumissent leurs décrets à la sanction de Louis XVI. Cette sanction, ce veto était pour lui le palladium des libertés publiques: «Je crois, avait-il dit la veille, le veto du roi tellement nécessaire, que j'aimerais mieux vivre à Constantinople qu'en France, s'il ne l'avait pas.»
A cette époque, Mirabeau n'avait encore aucune relation avec la cour; mais l'attitude qu'il venait de prendre semblait devoir le désigner à l'attention du roi. Il se posait en conciliateur entre les deux partis. Il marquait d'avance les limites de la Révolution. Voyant qu'on ne venait pas à lui, il alla, par l'entremise de Malouet, voir Necker. Il en reçut l'accueil le plus injurieux. Justement dépité, il changea d'allure, résolut de montrer sa force et sa popularité et de s'imposer en menaçant. C'est ainsi qu'il faut expliquer les discours démocratiques par lesquels il releva le courage de l'Assemblée, après la séance royale du 23 juin, et notamment l'apostrophe au marquis de Dreux-Brézé. Cette apostrophe si célèbre a donné le change sur la véritable politique de Mirabeau: l'attitude qu'il prit ce jour-là est restée fixée dans la mémoire populaire. La légende représente le prétendu tribun montrant du doigt la porte au courtisan terrifié, sortant à reculons comme devant le roi. Ce coup de théâtre fit de Mirabeau l'idole du peuple, comme s'il avait ce jour-là menacé le pouvoir absolu. La cour fut effrayée de cette infraction insolente à l'étiquette, si bien que de part et d'autre on se trompa sur les véritables intentions du grand orateur, et l'on vit une politique là où il n'y avait qu'une boutade, qu'un accès d'impatience et de colère.
Il fut inquiet lui-même d'avoir révélé d'un geste et d'un mot la fragilité du pouvoir royal, et dans la séance du 27 juin il essaya visiblement de réparer son imprudence:
«Messieurs, je sais que les événements inopinés d'un jour trop mémorable ont affligé les coeurs patriotes, mais qu'ils ne les ébranleront pas. A la hauteur où la raison a placé les représentants de la nation, ils jugent sainement les objets et ne sont point trompés par les apparences qu'au travers des préjugés et des passions on aperçoit comme autant de fantômes.
«Si nos rois, instruits que la défiance est la première sagesse de ceux qui portent le sceptre, ont permis à de simples cours de judicature de leur présenter des remontrances, d'en appeler à leur volonté mieux éclairée; si nos rois, persuadés qu'il n'appartient qu'à un despote imbécile de se croire infaillible, cédèrent tant de fois aux avis de leurs Parlements,—comment le prince qui a eu le noble courage de convoquer l'Assemblée nationale n'en écouterait-il pas les membres avec autant de faveur que des cours de judicature, qui défendent aussi souvent leurs intérêts personnels que ceux des peuples? En éclairant la religion du roi, lorsque des conseils violents l'auront trompé, les députés du peuple assureront leur triomphe; ils invoqueront toujours la liberté du monarque; ce ne sera pas en vain, dès qu'il aura voulu prendre sur lui-même de ne se fier qu'à la droiture de ses intentions et de sortir du piège qu'on a su tendre à sa vertu….»
Et il proposait une adresse aux commettants aussi rassurante pour le roi que pour le peuple:
«Tels que nous nous sommes montrés depuis le moment où vous nous avez confié les plus nobles intérêts, tels nous serons toujours, affermis dans la résolution de travailler, de concert avec notre roi, non pas à des biens passagers, mais à la condition même du royaume; déterminés à voir enfin tous nos concitoyens, dans tous les ordres, jouir des innombrables avantages que la nature et la liberté nous promettent, à soulager le peuple souffrant des campagnes, à remédier au découragement de la misère, qui étouffe les vertus et l'industrie, n'estimant rien à l'égal des lois qui, semblables pour tous, seront la sauvegarde commune; non moins inaccessibles aux projets de l'ambition personnelle qu'à l'abattement de la crainte; souhaitant la concorde, mais ne voulant point l'acheter par le sacrifice des droits du peuple; désirant enfin, pour unique récompense de nos travaux, de voir tous les enfants de cette immense patrie réunis dans les mêmes sentiments, heureux du bonheur de tous, et chérissant le père commun dont le règne aura été l'époque de la régénération de la France.»
Le lendemain de la prise de la Bastille, l'Assemblée résolut de demander pour la troisième fois au roi le renvoi des troupes, et Mirabeau, s'adressant à la députation, improvisa ce discours, qui porte à un si haut degré l'empreinte de son génie, et qui fut inspiré par une colère non jouée:
«Eh bien! dites au roi que les hordes étrangères dont nous sommes investis ont reçu hier la visite des princes, des princesses, des favoris, des favorites, et leurs caresses, et leurs exhortations, et leurs présents; dites-lui que, toute la nuit, ces satellites étrangers, gorgés d'or et de vin, ont prédit dans leurs chants impies l'asservissement de la France, et que leurs voeux brutaux invoquaient la destruction de l'Assemblée nationale; dites-lui que, dans son palais même, les courtisans ont mêlé leurs danses au son de cette musique barbare, et que telle fut l'avant-scène de la Saint-Barthélemy.
«Dites-lui que ce Henri dont l'univers bénit la mémoire, celui de ses aïeux qu'il voulait prendre pour modèle, faisait passer des vivres dans Paris révolté, qu'il assiégeait en personne, et que ses conseillers féroces font rebrousser les farines que le commerce apporte dans Paris fidèle et affamé.»
Sur ces entrefaites, on annonce la visite du roi, et quelques historiens prétendent que ce fut Mirabeau qui conseilla de ne pas applaudir et ajouta: «Le silence des peuples est la leçon des rois.» Quand même il aurait prononcé ces paroles qui, avec l'apostrophe à la députation, sont les plus fortes qu'il se soit permises publiquement contre le roi, on ne peut pas dire qu'il ait manqué un instant à son rôle de «défenseur du trône». L'indignation et l'écoeurement que lui faisait éprouver la politique de la cour expliquent aisément ces sorties. Et puis, ne voulait-il pas faire peur à l'entourage de Louis XVI, affirmer une fois de plus son influence populaire, et, en se mettant au premier rang des révolutionnaires, se désigner plus nettement comme l'homme indispensable?
Cette intention s'accuse plus clairement, le 16 juillet, quand il présente un projet d'adresse au roi pour le renvoi des ministres. Mounier proteste, au nom de la séparation des pouvoirs, et s'attire cette réplique, où se trouvent les idées les plus sages, les plus vraies de Mirabeau, celles aussi qu'il a le plus à coeur:
«Vous oubliez que nous ne prétendons point à placer ni déplacer les ministres en vertu de nos décrets, mais seulement à manifester l'opinion de nos commettants sur tel ou tel ministre. Eh! comment nous refuseriez- vous ce simple droit de déclaration, vous qui nous accordez celui de les accuser, de les poursuivre, et de créer le tribunal qui devra punir ces artisans d'iniquités dont, par une contradiction palpable, vous nous proposez de contempler les oeuvres dans un respectueux silence? Ne voyez-vous donc pas combien je fais aux gouverneurs un meilleur sort que vous, combien je suis plus modéré? Vous n'admettez aucun intervalle entre un morne silence et une dénonciation sanguinaire. Se taire ou punir, obéir ou frapper, voilà votre système. Et moi, j'avertis avant de dénoncer, je récuse avant de flétrir, j'offre une retraite à l'inconsidération ou à l'incapacité avant de les traiter de crimes. Qui de nous a plus de mesure et d'équité?
«Mais voyez la Grande-Bretagne: que d'agitation populaire n'y occasionne pas ce droit que vous réclamez! C'est lui qui a perdu l'Angleterre…. L'Angleterre est perdue! Ah! grand Dieu! quelle sinistre nouvelle! Eh! par quelle latitude s'est-elle donc perdue, ou quel tremblement de terre, quelle convulsion de la nature a englouti cette île fameuse, cet inépuisable foyer de si grands exemples, cette terre classique des amis de la liberté? Mais vous me rassurez…. L'Angleterre fleurit encore pour l'éternelle instruction du monde: l'Angleterre développe tous les germes d'industrie, exploite tous les filons de la prospérité humaine, et tout à l'heure encore elle vient de remplir une grande lacune de sa constitution avec toute la vigueur de la plus énergique jeunesse, et l'imposante maturité d'un peuple vieilli dans les affaires publiques…. Vous ne pensiez donc qu'à quelques discussions parlementaires (là, comme ailleurs, ce n'est souvent que du partage, qui n'a guère d'autre importance que l'intérêt de la loquacité); ou plutôt c'est apparemment la dernière dissolution du parlement qui vous effraie.»
Nous avons dit que Mirabeau faisait peu de cas des «principes métaphysiques», et il le prouva en s'abstenant de paraître à la nuit du 4 août et en blâmant autant qu'il le pouvait sans se dépopulariser, non l'insuffisance des sacrifices consentis, mais l'enthousiasme avec lequel on avait procédé. Il n'en parle jamais qu'avec mauvaise humeur, comme d'une puérilité. Il fut cependant rapporteur du Comité chargé d'élaborer la Déclaration des droits, mais rapporteur plus docile que convaincu. Tantôt il demande l'ajournement, tantôt que la déclaration ne figure pas en tête, mais à la fin de la Constitution. Il faut lire dans Etienne Dumont combien Mirabeau et ses collaborateurs se moquaient du rapport qu'il déposa. Cette «métaphysique» leur semble un jouet d'enfant.
Il était encouragé dans son mépris pour l'idée révolutionnaire par Etienne Dumont et les Genevois pédants qui l'entouraient, mais surtout par son intime, le comte de La Marck, prince d'Arenberg, étranger député au parlement français par suite d'un vieux droit féodal, ancien serviteur de l'Autriche, conseiller de la reine, ami de Mercy-Argenteau et âme de ce que le peuple appelait justement le comité autrichien. «Le comte Auguste de La Marck, dit Madame Campan, se dévoua à des négociations utiles au roi auprès des chefs des factieux.» Ce fin diplomate, cet intrigant émérite capta bientôt la confiance de Mirabeau, quoiqu'il siégeât à l'extrême droite: «Avec un aristocrate comme vous, lui disait Mirabeau, je m'entendrai toujours facilement.» La Marck fut charmé de trouver si monarchique celui qu'il prenait pour un démagogue. Il caressa son rêve d'être ministre et lui reprocha son opposition: «Mais, répondait Mirabeau, quelle position m'est-il donc possible de prendre? Le gouvernement me repousse, et je ne puis que me placer dans le parti de l'opposition, qui est révolutionnaire, ou risquer de perdre ma popularité qui est ma force.»
C'est à ce moment, encore pur d'argent, qu'il prononce son discours sur le veto (1er septembre), qui reflète fidèlement ses hésitations et ses contradictions intimes.
Son raisonnement est celui-ci:
Le roi a les mêmes intérêts que le peuple: ce qu'il fait pour lui-même, il le fait pour le peuple. Or les représentants peuvent former une aristocratie dangereuse pour la liberté. C'est contre cette aristocratie que le veto est nécessaire. Les représentants auront aussi leur veto, le refus de l'impôt.
C'est la théorie de la démocratie royale que nous connaissons déjà.— Voici l'objection telle que Mirabeau la présente:
«Quand le roi refuse de sanctionner la loi que l'Assemblée nationale lui propose, il est à supposer qu'il juge que cette loi est contraire aux intérêts nationaux, ou qu'elle usurpe sur le pouvoir exécutif qui réside en lui et qu'il doit défendre; dans ce cas, il en appelle à la nation, elle nomme une nouvelle législature, elle confie son voeu à ses nouveaux représentants, par conséquent elle prononce; il faut que le Roi se soumette ou qu'il dénie l'autorité du tribunal suprême auquel lui-même en avait appelé.»
Et il avoue la toute-puissance de cette objection en termes curieux, qui montrent combien peu il se laissait prendre à ses propres sophismes:
«Cette objection est très spécieuse, et je ne suis parvenu à en sentir la faiblesse qu'en examinant la question sous tous ses aspects; mais on a pu déjà voir et l'on remarquera davantage encore:
«1° Qu'elle suppose faussement qu'il est impossible qu'une seconde législature n'apporte pas le voeu du peuple;
«2° Elle suppose faussement que le roi sera tenté de prolonger son veto contre le voeu connu de la nation;
«3° Elle suppose que le veto suspensif n'a point d'inconvénient, tandis qu'à plusieurs égards il a les mêmes inconvénients que si l'on n'accordait au roi aucun veto.»
Si le roi n'a pas le droit de s'opposer à certaines lois, il les exécutera à contre-coeur; peut-être même usera-t-il de violence ou de corruption envers l'Assemblée. Si, au contraire, il a sanctionné des lois, il s'est engagé par cela même à les faire exécuter fidèlement. C'est ainsi que le veto devient le Palladium des libertés publiques, d'après Mirabeau.
Il reprend donc l'attitude qu'il avait prise lors de la discussion sur la dénomination de l'Assemblée. Ce n'est plus l'homme qui apostropha Dreux-Brézé, c'est un candidat à la faveur royale.
Le peuple de Paris, qui n'était pas dans le secret, ne voulut pas en croire ses oreilles: le soir même on répétait au Palais-Royal que Mirabeau avait parlé contre l'infâme veto.