Читать книгу Les grands orateurs de la Révolution - F.-A. Aulard - Страница 8

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Cependant La Marck prenait chaque jour plus d'influence sur l'idole populaire. En septembre 1789, peu après ce discours, il lui prêta cinquante louis et s'engagea à renouveler ce prêt chaque mois. Il acquit ainsi le droit de morigéner le grand orateur, et il en usa: «Dans plusieurs circonstances dit-il, lorsque je fus irrité de son langage révolutionnaire à la tribune, je m'emportai contre lui avec beaucoup d'humeur…. Eh bien! je l'ai vu alors répandre des larmes comme un enfant et exprimer sans bassesse son repentir avec une sincérité sur laquelle on ne pouvait se tromper.» Il est le mentor de Mirabeau, qui lui écrit: «Je boite sans soutien quand j'ai été vingt-quatre heures sans vous voir.» Et: «Allez, mon cher comte, et faites à votre tête, car vous en savez plus que moi, et votre jugement exquis vaut mieux que toute la verve de l'imagination ou les élans de la sensibilité toujours mobile.» Ce La Marck fut le mauvais génie de Mirabeau: il l'enfonça chaque jour davantage dans les idées de la réaction, lui faisant honte de ses tendances libérales, surveillant sévèrement son éloquence factieuse. Veut-on une preuve de cette influence? Dès que La Marck s'absente, voyage, Mirabeau s'émancipe, et La Marck écrit qu'il est affligé «de le voir rentrer de plus en plus dans les idées révolutionnaires». Mais dès que le tentateur revient, Mirabeau se modère et se calme.

Après les journées des 5 et 6 octobre (auxquelles il ne prit aucune part, puisqu'il passa ces deux jours chez La Marck), il remit à celui-ci un mémoire pour Monsieur, où il conseille au roi de se retirer en Normandie, d'y appeler l'Assemblée, et dans ses conversations avec son ami, il va jusqu'à demander et appeler de ses voeux la guerre civile «qui retrempe les âmes». Tout le mois d'octobre se passe en intrigues; on lui laisse entrevoir le ministère, et néanmoins la reine dit à La Marck: «Nous ne serons jamais assez malheureux, je pense, pour être réduits à la pénible extrémité de recourir à Mirabeau.» Cependant, il a besoin d'une grande place très lucrative. On lui propose l'ambassade de Constantinople: il refuse. La Fayette lui offre cinquante mille francs pris sur la partie de la liste civile dont il a la disposition. Mais ce qu'il veut, c'est le ministère. Enfin il va faire sauter Necker sur la question des subsistances et il espère le remplacer, quand ses espérances sont à jamais brisées par le décret de l'Assemblée du 7 novembre 1789, qui interdit l'accès du ministère aux députés. A cette occasion, il prononça un discours éloquent, ironique, désespéré. Après avoir brièvement résumé sa doctrine et montré l'utilité d'un ministère pris dans le Parlement, il déclara ces principes si évidents que la proposition devait avoir un but secret, qu'elle devait viser ou l'auteur de la motion ou lui-même: «Je dis d'abord l'auteur de la motion, parce qu'il est possible que sa modestie embarrassée ou son courage mal affermi aient redouté quelque grande marque de confiance, et qu'il ait voulu se ménager le moyen de la refuser en faisant admettre une exclusion générale. (Ironie écrasante: il s'agit d'un Blin!) …. Voici donc, Messieurs, l'amendement que je vous propose: c'est de borner l'exclusion demandée à M. de Mirabeau, député des communes de la sénéchaussée d'Aix.» Quel commentaire à ce discours que la lecture des lettres de Mirabeau de septembre à octobre, dont chaque ligne exprime son désir fiévreux d'être ministre! Le décret de l'Assemblée fut pour lui un coup terrible.

C'est en mars 1790 que la cour se décide enfin à faire demander à La Marck par l'intermédiaire de Mercy-Argenteau, de revenir en France (il était aux Pays-Bas), et d'offrir à Mirabeau, non pas le ministère, mais la fonction de conseiller secret. Menée à l'insu du cabinet, la négociation aboutit, et Mirabeau remet un plan écrit (10 mars 1790): il s'agit surtout de faire évader le roi et de traiter avec La Fayette, ou de l'écarter et de le perdre. La reine, enchantée, offre de payer les dettes de Mirabeau, 208.000 livres. Le roi remet à La Marck, pour Mirabeau, quatre bons de 250.000 livres chacun, payables à la fin de la législature. Mirabeau ne devait jamais toucher ce million, puisqu'il mourut avant cette date; mais il toucha des appointements fixes de 6.000 francs par mois, plus 300 francs pour son secrétaire et confident De Comps. Quand ces conditions furent fixées, «il laissa échapper, dit La Marck, une ivresse de bonheur, dont l'excès je l'avoue m'étonna un peu». Il prit, malgré les représentations de La Marck, un grand train de maison, chevaux, domestiques, table ouverte, et fit des achats considérables de livres rares, dont il avait la passion. Enfin, le 3 juillet 1790, il eut avec la reine, à Saint-Cloud, une entrevue secrète dont il sortit enthousiasmé pour «la fille de Marie-Thérèse … le seul homme que le roi ait près de lui». Il remit des notes secrètes pleines de conseils conformes à sa politique machiavélique, poussant le roi à renvoyer Necker, ce qu'on voulait bien, et à l'appeler lui-même au ministère, ce qu'on ne voulait à aucun prix. Il dut le comprendre, se résigna à son rôle mystérieux et resta le chef d'une camarilla obscure. Il voulait du moins que son autorité fût, sinon apparente, du moins sérieuse et durable, et il proposait en ces termes la formation d'un ministère secret:

«Puisqu'on est réduit à choisir de nouveaux ministres, on doublerait sur-le-champ leurs forces, ou plutôt on aurait un ministère secret à l'abri des orages, susceptible d'une grande durée, propre à correspondre et avec la cour et avec les conseillers du dehors, capable des combinaisons les plus habiles, et dont les ministres, sans que leur amour-propre en fût blessé, ne seraient que les organes; car l'art de s'emparer de l'esprit des chefs, l'art de les maîtriser sans qu'ils le voulussent, sans même qu'ils s'en doutassent, serait le premier trait d'habileté des hommes dont je veux parler…. De tels hommes pourraient avoir les rapports les plus étendus, sans qu'aucune de leurs liaisons éveillât la méfiance. Livrés à une longue carrière, ils conserveraient, d'un ministère à l'autre, le fil des mêmes idées, des mêmes projets, et l'on pourrait enfin établir l'art de gouverner sur des bases permanentes.»

Il n'obtint même pas ce ministère secret, il ne fut même pas un conseiller écouté; on lisait ses notes et on n'en tenait pas compte; on ne comprenait même pas à quel grand politique on avait affaire. «Eh quoi! disait-il amèrement, en nul pays du monde la balle ne viendra-t- elle donc au joueur?» Et voici comment il appréciait cette cour à laquelle il se vendait: «Du côté de la cour, oh! quelles balles de coton! quels tâtonneurs! quelle pusillanimité! quelle insouciance! quel assemblage grotesque de vieilles idées et de nouveaux projets, de petites répugnances et de désirs d'enfants, de volontés et de nolontés, d'amour et de haines avortées!… Ils voudraient bien trouver, pour s'en servir, des êtres amphibies qui, avec le talent d'un homme, eussent l'âme d'un laquais.»

Il méprise ceux qui sont aux affaires: «Jamais des animalcules plus imperceptibles n'essayèrent de jouer un plus grand drame sur un plus vaste théâtre. Ce sont des cirons qui imitent les combats des géants.» Quant à l'Assemblée, dont il ne peut obtenir l'estime, il la hait et, dans son grand mémoire de décembre 1790, qui est tout un plan de gouvernement par la corruption, il indique cyniquement les moyens de perdre l'Assemblée trop populaire: «J'indiquerai, dit-il, quelques moyens de lui tendre des pièges pour dévoiler ceux qu'elle prépare à la nation; d'embarrasser sa marche pour montrer son impuissance et sa faiblesse; d'exciter sa jalousie pour éveiller celle des corps administratifs; enfin, de lui faire usurper de plus en plus tous les pouvoirs pour faire redouter sa tyrannie.» Ici, ne craignons pas de le dire, il est un traître, et il excuse d'avance ceux qui expulseront ses cendres du Panthéon.

Ainsi, conseiller secret de la cour, mais conseiller à demi dédaigné, orateur payé, mais non vendu, en ce sens qu'il ne changeait pas d'opinion pour de l'argent, mais qu'il recevait le salaire de ses services, âprement désireux d'être ministre et désespérant de le devenir, à la fin ennemi haineux de cette assemblée dont il ne pouvait forcer la confiance, tel il fut depuis le 10 mars 1790 jusqu'à sa mort, et c'est à cette lumière qu'il faut lire ses discours. En voici trois, que nous examinerons rapidement à ce point de vue: le discours sur le droit de paix et de guerre (20 et 22 mai 1790); le discours sur l'adoption du drapeau tricolore (21 octobre 1790), et le discours sur le projet de loi relatif aux émigrés (28 février 1791).

On sait dans quelles circonstances la discussion fut ouverte sur le droit de paix et de guerre. L'Angleterre armait contre l'Espagne: le ministère français, alléguant le pacte de famille, demanda les fonds nécessaires pour armer quatorze vaisseaux. Mais à qui appartient le droit de déclarer la guerre? A la nation, d'après Lameth, Barnave et les patriotes. Au roi, d'après Mirabeau, et il prononce un discours confus, embarrassé, louche, où il met en lumière, l'inconvénient d'accorder ce droit au Corps législatif:

«Voyez les assemblées politiques; c'est toujours sous le charme de la passion qu'elles ont décrété la guerre. Vous le connaissez tous, le trait de ce matelot qui fit, en 1740, résoudre la guerre de l'Angleterre contre l'Espagne. Quand les Espagnols m'ayant mutilé, me présentèrent la mort, je recommandai mon âme à Dieu et ma vengeance a ma patrie. C'était un homme bien éloquent que ce matelot; mais la guerre qu'il alluma n'était ni juste ni politique: ni le roi d'Angleterre ni les ministres ne la voulaient; l'émotion d'une assemblée, quoique moins nombreuse et plus assouplie que la nôtre aux combinaisons de l'insidieuse politique, en décida….

«Ecartons, s'il le faut, les dangers des dissensions civiles. Eviterez- vous aussi facilement celui des lenteurs des délibérations sur une telle matière? Ne craignez-vous pas que votre force publique ne soit paralysée, comme elle l'est en Pologne, en Hollande et dans toutes les Républiques? Ne craignez-vous pas que cette lenteur n'augmente encore, soit parce que notre constitution prend insensiblement les formes d'une grande confédération, soit parce qu'il est inévitable que les départements n'acquièrent une grande influence sur le Corps législatif? Ne craignez-vous pas que le peuple, étant instruit que ses représentants déclarent la guerre en son nom, ne reçoive par cela même une impulsion dangereuse vers la démocratie, ou plutôt l'oligarchie; que le voeu de la guerre et de la paix ne parte du sein des provinces, ne soit compris bientôt dans les pétitions, et ne donne à une grande masse d'hommes toute l'agitation qu'un objet aussi important est capable d'exciter? Ne craignez-vous pas que le Corps législatif, malgré sa sagesse, ne soit porté à franchir lui-même les limites de ses pouvoirs par les suites presque inévitables qu'entraîné l'exercice du droit de la guerre et de la paix? Ne craignez-vous pas que, pour seconder le succès d'une guerre qu'il aura votée, il ne veuille influer sur sa direction, sur le choix des généraux, surtout s'il peut leur imputer des revers, et qu'il ne porte sur toutes les démarches du monarque cette surveillance inquiète qui serait par le fait un second pouvoir exécutif?

«Ne comptez-vous encore pour rien l'inconvénient d'une assemblée non permanente, obligée de se rassembler dans le temps qu'il faudrait employer à délibérer; l'incertitude, l'hésitation qui accompagneront toutes les démarches du pouvoir exécutif, qui ne saura jamais jusqu'où les ordres provisoires pourront s'étendre; les inconvénients même d'une délibération publique sur les motifs de faire la guerre ou la paix, délibérations dont tous les secrets d'un Etat (et longtemps encore nous aurons de pareils secrets) sont souvent les éléments?»

Le roi aura donc le droit de paix et de guerre, mais avec l'obligation de convoquer aussitôt le Corps législatif, qui siégera pendant toute la guerre et réunira auprès de lui la garde nationale.

Or, quel était le but de Mirabeau en prononçant ce discours? De trancher une question de «métaphysique» gouvernementale? Il la jugeait sans doute peu importante. Mais, attaché à la cour depuis le 10 mars, il cherchait à réaliser les plans secrets qu'il lui soumettait. Tous ces plans se résument en ceci: que le roi se retire dans une place forte, et qu'entouré de l'armée il commence, s'il le faut, cette guerre civile «qui retrempe les âmes». En attribuant au roi le droit de paix et de guerre, Mirabeau ne songe qu'à lui donner le commandement de la force armée. La Marck l'avoue: «L'autorité du roi, dit-il, ne pouvait être rétablie que par la force armée; il fallait donc mettre cette force à sa disposition. L'opinion de Mirabeau sur le droit de paix et de guerre, qui est sans doute, de tous ses travaux législatifs, celui qui lui a fait le plus d'honneur, n'avait pas d'autre but.»

Ce n'est pas sans hésitations que Mirabeau s'était décidé à cette démarche, exigée sans doute par la cour, et dont il sentait toute la gravité. La veille il avait sondé les dispositions de ses ennemis, les Triumvirs. «Il était venu, dit Alexandre de Lameth, s'asseoir sur le banc immédiatement au-dessus du mien, afin de pouvoir causer avec moi. —Eh bien! lui dis-je, nous allons donc être demain en dissentiment, car on assure que le décret que vous proposerez ne sera guère dans les principes….—Qui a pu vous dire cela? Je n'ai communiqué mon projet à personne.—Si l'on ne m'a pas dit la vérité, il ne tient qu'à vous de me détromper; montrez-le moi.—Si vous voulez nous coaliser, j'y consens, répond Mirabeau en se penchant vers moi.—Mais nous sommes tous coalisés, repris-je à mon tour, car si vous voulez sincèrement la liberté et le bien public, vous nous trouverez toujours à côté de vous. —Ce n'est pas ici le lieu de nous expliquer, ajouta-t-il; mais, si vous voulez aller dans le jardin des Feuillants, je vous y suivrai.» Je m'y rendis, et il vint promptement m'y rejoindre. Il me fit lire son décret; je ne le trouvais point clair, je le combattis. Il répliqua par l'exposition de ses motifs. Nous ne pûmes nous accorder et, comme il n'était pas sans inconvénient d'être aperçu en conversation suivie avec Mirabeau, je lui proposai de se rendre le soir chez Laborde, où il me trouverait avec Duport et Barnave.»

Là on chercha à séduire Mirabeau en lui offrant toute la gloire de la prochaine discussion. Il paraissait tenté, mais répétait qu'il avait des engagements, et disait qu'il avait fait le calcul des voix, qu'il était sûr de la victoire.

On sait comment, au contraire, il fut vaincu par Barnave, mais sut se ménager une retraite en faisant remettre la discussion au lendemain, et, le lendemain, obtint un succès d'éloquence qui masqua sa défaite.

Il fit plus: il trouva moyen de désavouer et d'altérer son discours pour ressaisir la popularité qui lui échappait. Impopulaire en effet, il était perdu, et la cour le repoussait dédaigneusement. Or, quand on sut au dehors dans quel sens il avait parlé, ce fut une explosion de surprise et de douleur. C'est alors qu'on cria dans les rues le fameux libelle: Grande trahison découverte du comte de Mirabeau, où on disait: «Prends garde que le peuple ne fasse distiller dans ta gueule de vipère de l'or, ce nectar brûlant, pour éteindre à jamais la soif qui te dévore; prends garde que le peuple ne promène ta tête, comme il a porté celle de Foullon, dont la bouche était remplie de foin. Le peuple est lent à s'irriter, mais il est terrible quand le jour de sa vengeance est arrivé; il est inexorable, il est cruel ce peuple, à raison de la grandeur des perfidies, à raison des espérances qu'on lui fait concevoir, à raison des hommages qu'on lui a surpris.»

Effrayé de son impopularité naissante, il modifia son discours pour l'impression et l'envoya, ainsi modifié, aux 83 départements. Dans le texte du Moniteur, il déniait formellement au Corps législatif le droit de délibérer directement sur la paix et sur la guerre; dans le texte destiné aux départements, il déplaçait la question et se demandait seulement s'il était juste que le Corps législatif délibérât exclusivement, et se bornait à proposer que le roi concourût à la déclaration de guerre. Mirabeau, évidemment, se rétractait, mais ne voulait point paraître le faire. Alexandre de Lameth publia alors une brochure intitulée: Examen du discours du comte de Mirabeau sur la question du droit de paix et de guerre, par Alexandre Lameth, député à l'Assemblée nationale, juin 1790. Il y dévoile la mauvaise foi de Mirabeau et publie, en deux colonnes parallèles, les deux éditions de son discours, en soulignant les passages modifiés.

Voici quelques-uns de ces passages:

Dans son discours, Mirabeau avait dit que les hostilités de fait étaient la même chose que la guerre, et que le Corps législatif, ne pouvant empêcher ces hostilités, ne pouvait empêcher la guerre. Il imprime maintenant état de guerre partout où il avait mis guerre et il prend état de guerre dans le sens d'hostilité de fait, disant que si le Parlement ne peut pas empêcher l'état de guerre, il peut empêcher la guerre, mais à condition d'être d'accord avec le roi, ce qui est juste l'opposé de ce qu'il avait dit à la tribune.

Dans la première édition on lit:

«Faire délibérer directement le Corps législatif sur la paix et sur la guerre…, ce serait faire d'un roi de France un stathouder, etc.»

2e éd.: «Faire délibérer exclusivement le Corps législatif, etc.»

1re éd.: «Ce serait choisir, entre deux délégués de la nation celui qui… est cependant le moins propre sur une telle matière à prendre des délibérations utiles.»

2e éd.: «… celui qui ne peut cependant prendre seul et exclusivement de l'autre des délibérations utiles sur cette matière.»

Ces contradictions peu honorables s'expliquent d'elles-mêmes sans se justifier, si l'on connaît la politique secrète de Mirabeau, qui est de tromper le peuple pour son bien, c'est-à-dire pour le roi, puisque le roi, c'est le peuple.

C'est pour reconquérir cette popularité qui lui échappe et pour masquer sa servitude que, parfois, il retrouve des accents de tribun, et, oubliant son rôle d'homme payé, soulage sa conscience par une magnifique apologie de la Révolution. Tel il apparaît quand, le 21 octobre 1790, il glorifie avec colère le drapeau tricolore que l'on hésitait à substituer au drapeau blanc sur la flotte nationale:

«Hé bien, parce que je ne sais quel succès d'une tactique frauduleuse dans la séance d'hier a gonflé les coeurs contre-révolutionnaires, en vingt-quatre heures, en une nuit, toutes les idées sont tellement subverties, tous les principes sont tellement dénaturés, on méconnaît tellement l'esprit public, qu'on ose dire à vous-mêmes, à la face du peuple qui nous entend, qu'il est des préjugés antiques qu'il faut respecter, comme si votre gloire et la sienne n'étaient pas de les voir anéantir, ces préjugés qu'on réclame! Qu'il est indigne de l'Assemblée nationale de tenir à de telles bagatelles, comme si la langue des signes n'était pas partout le mobile le plus puissant pour les hommes, le premier ressort des patriotes et des conspirateurs, pour le succès de leur fédération ou de leurs complots! On ose, en un mot, vous tenir froidement un langage qui, bien analysé, dit précisément: Nous nous croyons assez forts pour arborer la couleur blanche, c'est-à-dire la couleur de la contre-révolution … (Murmures violents de la partie droite; les applaudissements de la gauche sont unanimes), à la place des odieuses couleurs de la liberté! Cette observation est curieuse sans doute, mais son résultat n'est pas effrayant. Certes, ils ont trop présumé…. (Au côté droit:) Croyez-moi, ne vous endormez pas dans une si périlleuse sécurité, car le réveil serait prompt et terrible!…

(Au milieu des applaudissements et des murmures, on entend ces mots: C'est le langage d'un factieux.)

«Calmez-vous, car cette imputation doit être l'objet d'une controverse régulière; nous sommes contraires en faits; vous dites que je tiens le langage d'un factieux. (Plusieurs voix de la droite: Oui! oui!)

«Monsieur le président, je demande un jugement, et je pose le fait…. (Murmures.) Je prétends, moi, qu'il est, je ne dis pas irrespectueux, je ne dis pas inconstitutionnel, je dis profondément criminel de mettre en question si une couleur destinée à nos flottes peut être différente de celle que l'Assemblée nationale a consacrée, que la nation, que le roi ont adoptée, peut être une couleur suspecte et proscrite! Je prétends que les véritables factieux, les véritables conspirateurs sont ceux qui parlent des préjugés qu'il faut ménager, en rappelant nos antiques erreurs et les malheurs de notre honteux esclavage? (Applaudissements.)

«Non, Messieurs, non! leur sotte présomption sera déçue; leurs sinistres présages, leurs hurlements blasphémateurs seront vains! Elles vogueront sur les mers, les couleurs nationales! Elles obtiendront le respect de toutes les contrées, non comme le signe des combats et de la victoire, mais comme celui de la sainte confraternité des amis de la liberté sur toute la terre, et comme la terreur des conspirateurs et des tyrans!…»

Vertement tancé par son ami La Marck pour cette sortie «démagogique», il lui répond avec orgueil: «Hier, je n'ai point été un démagogue; j'ai été un grand citoyen, et peut-être un habile orateur. Quoi! ces stupides coquins, enivrés d'un succès de pur hasard, nous offrent tout platement la contre-révolution, et l'on croit que je ne tonnerai pas! En vérité, mon ami, je n'ai nulle envie de livrer à personne mon honneur et à la cour ma tête. Si je n'étais que politique, je dirais: «J'ai besoin que ces gens-là me craignent». Si j'étais leur homme, je dirais: «Ces gens- là ont besoin de me craindre». Mais je suis un bon citoyen, qui aime la gloire, l'honneur et la liberté avant tout, et, certes, Messieurs du rétrograde me trouveront toujours prêt à les foudroyer.»

Hélas! une des causes de cette grande colère, c'était aussi qu'il avait appris que la course faisait conseiller, à son insu, par Bergasse. Blessé, indigné, il fut pour un instant l'homme que le peuple croyait voir en lui. Mais cet accès d'indépendance tomba vite; on revint à lui, et il se justifia, s'excusa: «Mon discours, écrit-il à la cour, qu'une attaque violente rendit très vif, c'est-à-dire très oratoire, fut cependant tourné tout entier vers l'éloge du monarque. Voilà ma conduite; qu'on la juge!»

Dès lors, le ministre secret resta docile et ne prononça plus de discours révolutionnaires. Il rendit à l'Assemblée mépris pour mépris, toujours soupçonné, toujours applaudi, s'enfonçant davantage dans les intrigues secrètes et se faisant l'illusion qu'on allait exécuter ses plans. Quand le Comité de constitution proposa une loi contre les émigrés, il s'éleva avec force contre cette loi qui, à ses yeux, avait surtout l'inconvénient de mettre entre les mains de l'Assemblée une prérogative du pouvoir exécutif. Il combattit la motion avec hauteur:

«La formation de la loi, dit-il, ne pouvant se concilier avec les excès, de quelque espèce qu'ils soient, l'excès du zèle est aussi peu fait pour préparer la loi que tous autres excès. Ce n'est pas l'indignation qui doit proposer la loi, c'est la réflexion, c'est la justice, c'est surtout elle qui doit la porter; vous n'avez pas voulu faire à votre comité de constitution l'honneur que les Athéniens firent à Aristide, vous n'avez pas voulu qu'il fût le propre juge de la moralité de son projet de loi; mais le frémissement qui s'est manifesté dans l'Assemblée en l'entendant a montré que vous étiez aussi bons juges de cette moralité qu'Aristide lui-même, et que vous aviez bien fait de vous en réserver la juridiction. Je ne ferai pas à l'Assemblée cette injure, de croire qu'il soit nécessaire de démontrer que les trois articles qu'il vous propose auraient pu trouver une digne place dans le code de Dracon, mais que certes ils n'entreront jamais dans les décrets de l'Assemblée nationale de France.

«Ce que j'entreprendrais de démontrer peut-être, si la discussion portait sur cet aspect de la question, c'est que la barbarie même de la loi qu'on vous propose est la plus haute preuve de l'impraticabilité de cette loi. (On crie d'une partie du côté gauche: non; et applaudissements du reste de la salle.) J'entreprendrai de démontrer et je le ferai, si l'occasion s'en présente, que nul autre mode légal, puisqu'on veut donner cette épithète de légal, puisqu'on l'a donnée jusqu'ici du moins à toutes les promulgations faites par les autorités légitimes, et qu'aucun autre mode légal qu'une commission dictatoriale n'est possible contre les émigrations. Certes je n'ignore pas qu'il est des cas urgents, qu'il est des situations critiques où des mesures de police sont indispensablement nécessaires, même contre les principes, même contre les lois reçues: c'est là la dictature de la nécessité. Comme la société ne doit être considérée alors que comme un homme tout- puissant dans l'état de nature, certes, cette mesure de police doit être prise, on n'en doute pas. Or le corps législatif formera la loi; dès lors que cette proposition aura reçu la sanction du contrôleur de la loi ou du chef suprême de la police sociale, nul doute que cette mesure de police ne soit aussi sacrée, tout aussi légitime, tout aussi obligatoire que toute autre ordonnance sociale. Mais entre une mesure de police et une loi, il est une distance immense; et vous le sentez assez, sans que j'aie besoin de m'expliquer davantage.

«Messieurs, la loi sur les émigrations est, je le répète, une chose hors de votre puissance, d'abord en ce qu'elle est impraticable, c'est-à-dire infaisable; et il est hors de votre sagesse de faire une loi que vous ne pouvez pas faire exécuter, et je déclare que moi-même, en anarchisant toutes les parties de l'empire, il m'est prouvé, par la série d'expériences de toutes les histoires, de tous les temps et de tous les gouvernements, que, malgré l'exécution la plus tyrannique, la plus concentrée dans les mains des Busiris, une loi contre les émigrants a toujours été inexécutée, parce qu'elle a toujours été inexécutable. (Applaudissements, murmures.) Une mesure de police statuée et mise à exécution par une autorité légitime est sans doute dans votre puissance.

«Il resterait à examiner s'il est dans votre devoir, c'est-à-dire s'il est utile et convenable, si vous voulez appeler et retenir en France les hommes autrement que par le bénéfice des lois, autrement que par le seul attrait de la liberté. Car, encore une fois, de ce que vous pouvez prendre une mesure, il ne s'ensuit pas que vous deviez statuer sur cette mesure de police; c'est donc une toute autre question, et si je m'étendais davantage sur ce point, je ne serais plus dans la question. La question est de savoir si le projet que propose le comité est délibérable, et je le nie. Je le nie, déclarant que, dans mon opinion personnelle (ce que je demanderais à développer, si j'en trouvais l'occasion), je serais, et j'en fais serment, délié à mes propres yeux de tout serment de fidélité envers ceux qui auraient eu l'infamie d'établir une inquisition dictatoriale. (Applaudissements; murmures du côté gauche.)

«Certes, la popularité que j'ai ambitionnée (murmures à gauche), et dont j'ai eu l'honneur de jouir comme un autre, n'est pas un faible roseau, c'est un chêne dont je veux enfoncer la racine en terre, c'est- à-dire dans l'imperturbable base des principes de la raison et de la justice.

«Je pense que je serais déshonoré à mes propres yeux, si, dans aucun moment de ma vie, je cessais de repousser avec indignation le droit, le prétendu droit de faire une loi de ce genre: entendons-nous; je ne dis pas de statuer sur une mesure de police, mais de faire une loi contre les émigrations et les émigrants: je jure de ne lui obéir dans aucun cas, si elle était faite. J'ai l'honneur de vous proposer le décret suivant:

«L'Assemblée nationale, ouï le rapport de son Comité de constitution, considérant qu'aucune loi sur les émigrants ne peut se concilier avec les principes de sa Constitution, passe à l'ordre du jour.» (Grands murmures du côté gauche.)

Dans cette phrase souvent répétée: Je jure de ne lui obéir en aucun cas, la lecture des notes secrètes nous montre autre chose qu'une figure oratoire. Mirabeau tendait à déconsidérer les décrets de cette Assemblée qu'il voulait perdre et ruiner, parce qu'elle répugnait à sa politique contre-révolutionnaire. Ce discours est la formule parlementaire des théories dont il entretenait le comte de La Marck et la reine.

Nous avons dit que ce n'était pas aux principes de la morale éternelle, à la conscience humaine, que Mirabeau demandait son inspiration oratoire. Met-il en lumière une seule grande vérité dans les discours que nous avons cités? La forme est véhémente, le fonds est une série d'arguments ingénieusement combinés, mais tous empruntés au sentiment de l'intérêt. Prenons maintenant le discours le plus célèbre de Mirabeau, et, dans ce discours, les passages que l'on cite comme chefs-d'oeuvre d'éloquence.

Deux emprunts successifs avaient échoué. Necker propose un plan de finances réalisant diverses économies, mais dont la mesure la plus grave était un impôt provisoire d'un quart du revenu. Mirabeau, très habilement, propose de voter ce plan auquel on n'a rien à substituer immédiatement, et d'en laisser la responsabilité au ministre (26 septembre 1789):

«…. Deux siècles de déprédation, dit Mirabeau, et de brigandages ont creusé le gouffre où le royaume est près de s'engloutir; et il faut le combler, ce gouffre effroyable. Eh bien! voici la liste des propriétaires français: choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de citoyens, mais choisissez; car ne faut-il pas qu'un petit nombre périsse pour sauver la masse du peuple? Allons, ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficit; ramenez l'ordre dans vos finances, la paix et la prospérité dans le royaume; frappez, immolez sans pitié ces tristes victimes, précipitez-les dans l'abîme; il va se refermer…. Vous reculez d'horreur … hommes inconséquents, hommes pusillanimes! Eh! ne voyez-vous donc pas qu'en décrétant la banqueroute, ou, ce qui est plus odieux encore, en la rendant inévitable sans la décréter, vous vous souillez d'un acte mille fois plus criminel; car, enfin, cet horrible sacrifice ferait du moins disparaître le déficit. Mais croyez-vous, parce que vous n'aurez pas payé, que vous ne devrez plus rien? Croyez-vous que les milliers, les millions d'hommes qui perdront en un instant, par l'explosion terrible ou par ses contre- coups, tout ce qui faisait la consolation de leur vie, et peut-être leur unique moyen de la sustenter, vous laisseront paisiblement jouir de votre crime? Contemplateurs stoïques des maux incalculables que cette catastrophe vomira sur la France; impassibles égoïstes qui pensez que les convulsions du désespoir et de la misère passeront comme tant d'autres, et d'autant plus rapidement qu'elles seront plus violentes, êtes-vous bien sûrs que tant d'hommes sans pain vous laisseront tranquillement savourer les mets dont vous n'aurez voulu diminuer ni le nombre, ni la délicatesse?… Non, vous périrez, et dans la conflagration universelle que vous ne frémissez pas d'allumer, la perte de votre honneur ne sauvera pas une seule de vos détestables jouissances….

Votez donc ce subside extraordinaire; puisse-t-il être suffisant! Votez- le, parce que, si vous avez des doutes sur les moyens, doutes vagues et non éclairés, vous n'en avez pas sur sa nécessité, et sur notre impuissance à le remplacer, immédiatement du moins. Votez-le, parce que les circonstances publiques ne souffrent aucun retard, et que nous serions comptables de tout délai. Gardez-vous de demander du temps, le malheur n'en accorde jamais…. Eh! Messieurs, à propos d'une ridicule motion du Palais-Royal, d'une risible insurrection qui n'eut jamais d'importance que dans les imaginations faibles, ou les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés: Catilina est aux portes de Rome, et l'on délibère! Et certes, il n'y avait autour de nous ni Catilina, ni périls, ni factions, ni Rome…. Mais aujourd'hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là; elle menace de consumer, vous, vos propriétés, votre honneur … et vous délibérez!»

Le succès de Mirabeau fut prodigieux. «Il parlait, dit son collègue, le marquis de Ferrières, avec cet enthousiasme qui maîtrise le jugement et les volontés. Le silence du recueillement semblait lier toutes les pensées à des vérités grandes et terribles. Le premier sentiment fit place à un sentiment plus impérieux; et comme si chaque député se fût empressé de rejeter de sur sa tête cette responsabilité redoutable dont le menaçait Mirabeau, et qu'il eût vu tout à coup devant lui l'abîme du déficit appelant ses victimes, l'Assemblée se leva tout entière, demanda d'aller aux voix et rendit à l'unanimité le décret.»

Assurément, ce discours si brillant, si animé, si rapide, n'est pas exempt de rhétorique; mais la rhétorique ne déplaisait pas toujours aux Constituants, et l'air de bravoure qu'on leur chanta les souleva de leurs bancs. S'ils se laissèrent aller à l'enthousiasme, c'est que Mirabeau leur demandait tout autre chose que leur confiance, un vote de salut public où sa personne n'était pour rien. Ces artistes, ces amateurs de beau langage ne furent-ils pas heureux d'applaudir au talent de l'orateur, sans avoir à donner à l'homme la marque d'estime qu'ils lui avaient toujours refusée? Quoi qu'il en soit, notons que, dans cette belle tirade sur la banqueroute, aucun principe de haute morale ni de haute politique n'est invoqué; c'est pourquoi, tout en l'admirant, nous ne craignons pas d'y trouver des traces de déclamation. Cet abîme, ces hommes qui reculent, toute cette rhétorique pouvait être cachée par l'attitude et le geste; elle paraît aujourd'hui et nous empêche d'assimiler cette tirade aux beaux endroits des orateurs antiques.

La vraie inspiration de Mirabeau, avons-nous dit, c'est son moi. Il est surtout grand, simple, sincère, quand il parle de lui pour se défendre et se louer. Nulle déclamation, nulle recherche; rien de factice ou d'apprêté. Écoutez-le, quand il répond à Barnave vainqueur, le 22 mai 1790:

«C'est quelque chose, sans doute, pour rapprocher les oppositions, que d'avouer nettement sur quoi l'on est d'accord et sur quoi l'on diffère. Les discussions amiables valent mieux pour s'entendre que les insinuations calomnieuses, les inculpations forcenées, les haines de la rivalité, les machinations de l'intrigue et de la malveillance. On répand depuis huit jours que la section de l'Assemblée nationale qui veut le concours de la volonté royale dans l'exercice du droit de la paix et de la guerre est parricide de la liberté publique; on répand les bruits de perfidie, de corruption; on invoque les vengeances populaires pour soutenir la tyrannie des opinions. On dirait qu'on ne peut, sans crime, avoir deux avis dans une des questions les plus délicates et les plus difficiles de l'organisation sociale. C'est une étrange manie, c'est un déplorable aveuglement que celui qui anime ainsi les uns contre les autres des hommes qu'un même but, un sentiment indestructible, devraient, au milieu des débats les plus acharnés, toujours rapprocher, toujours réunir; des hommes qui substituent ainsi l'irascibilité de l'amour-propre au culte de la patrie, et se livrent les uns les autres aux préventions populaires.

«Et moi aussi, on voulait, il y a peu de jours, me porter en triomphe; et maintenant on crie dans les rues: La grande trahison du comte de Mirabeau…. Je n'avais pas besoin de cette grande leçon pour savoir qu'il est peu de distance du Capitole à la Roche Tarpéienne; mais l'homme qui combat pour la raison, pour la patrie, ne se tient pas si aisément pour vaincu. Celui qui a la conscience d'avoir bien mérité de son pays, et surtout de lui être encore utile; celui que ne rassasie pas une vaine célébrité, et qui dédaigne les succès d'un jour pour la véritable gloire; celui qui veut dire la vérité, qui veut faire le bien public, indépendamment des mobiles mouvements de l'opinion populaire, cet homme porte avec lui la récompense de ses services, le charme de ses peines et le prix de ses dangers; il ne doit attendre sa moisson, sa destinée, la seule qui l'intéresse, la destinée de son nom, que du temps, ce juge incorruptible qui tait justice à tous. Que ceux qui prophétisaient depuis huit jours mon opinion sans la connaître, qui calomnient en ce moment mon discours sans l'avoir compris, m'accusent d'encenser des idoles impuissantes au moment où elles sont renversées, ou d'être le vil stipendié des hommes que je n'ai pas cessé de combattre; qu'ils dénoncent comme un ennemi de la Révolution celui qui peut-être n'y a pas été inutile, et qui, cette révolution fût-elle étrangère à sa gloire, pourrait là seulement trouver sa sûreté; qu'ils livrent aux fureurs du peuple trompé celui qui depuis vingt ans combat toutes les oppressions, qui parlait aux Français de liberté, de constitution, de résistance, lorsque ses calomniateurs suçaient le lait des cours et vivaient de tous les préjugés dominants: que m'importe? Les coups de bas en haut ne m'arrêteront pas dans ma carrière.»

Cet exorde superbe, digne de l'antique, força l'admiration des plus implacables ennemis de Mirabeau. Là, rien n'a vieilli, tout est vivant parce que tout est vrai.

Les mêmes qualités apparaissent dans la courte apologie qu'il fit de lui-même à propos des prétendues révélations de l'agent secret, Thouard de Riolles (11 septembre 1790):

«Depuis longtemps, dit-il, mes torts et mes services, mes malheurs et mes succès, m'ont également appelé à la cause de la liberté; depuis le donjon de Vincennes et les différents forts du royaume où je n'avais pas élu domicile, mais où j'ai été arrêté pour différents motifs, il serait difficile de citer un fait, un discours de moi qui ne montrât pas un grand et énergique amour de la liberté. J'ai vu cinquante-quatre lettres de cachet dans ma famille; oui, Messieurs, cinquante-quatre, et j'en ai eu dix-sept pour ma part: ainsi vous voyez que j'ai été partagé en aîné de Normandie. Si cet amour de la liberté m'a procuré de grandes jouissances, il m'a donné aussi de grandes peines et de grands tourments. Quoi qu'il en soit, ma position est assez singulière: la semaine prochaine, à ce que le Comité me fait espérer, on fera un rapport d'une affaire où je joue le rôle d'un conspirateur factieux; aujourd'hui on m'accuse comme un conspirateur contre-révolutionnaire. Permettez que je demande la division. Conspiration pour conspiration, procédure pour procédure; s'il faut même supplice pour supplice, permettez du moins que je sois un martyr révolutionnaire.»

Inutile de dire que, dans cette circonstance, Mirabeau ne jouait pas la comédie. La Marck s'y trompa cependant et le félicita cyniquement de son habile mensonge. Mais Mirabeau s'indigna que son ami n'eût pas senti la sincérité de son accent. «En vérité, mon cher comte, lui écrivit-il brutalement, je suis bien catin, mais je ne le suis pas à ce point.»

Quand il se défendit, à propos de la procédure du Châtelet, d'avoir pris part aux journées du 5 et du 6 octobre 1789, son éloquence triste et véhémente produisit une grande impression qu'aujourd'hui encore on ressent en lisant ce long et admirable plaidoyer (2 octobre 1790). L'exorde est un modèle de convenance et de dignité:

«Ce n'est pas pour me défendre que je monte à cette tribune; objet d'inculpations ridicules dont aucune ne m'est prouvée et qui n'établirait rien contre moi lorsque chacune d'elles le serait, je ne me regarde point comme accusé; car si je croyais qu'un seul homme de sens (j'excepte le petit nombre d'ennemis dont je tiens à honneur les outrages) pût me croire accusable, je ne me défendrais pas dans cette assemblée. Je voudrais être jugé, et votre juridiction se bornant à décider si je dois ou ne dois pas être soumis à un jugement, il ne me resterait qu'une demande à faire à votre justice, et qu'une grâce à solliciter de votre bienveillance: ce serait un tribunal.

«Mais je ne puis pas douter de votre opinion, et si je me présente ici, c'est pour ne pas manquer une occasion solennelle d'éclaircir des faits que mon profond mépris pour les libelles et mon insouciance trop grande peut-être pour les bruits calomnieux ne m'ont jamais permis d'attaquer hors de cette assemblée; qui, cependant, accrédités par la malveillance, pourraient faire rejaillir sur ceux qui croiront devoir m'absoudre je ne sais quels soupçons de partialité. Ce que j'ai dédaigné, quand il ne s'agissait que de moi, je dois le scruter de près quand on m'attaque au sein de l'Assemblée nationale, et comme en faisant partie.

«Les éclaircissements que je vais donner, tout simples qu'ils vous paraîtront sans doute, puisque mes témoins sont dans cette assemblée, et mes arguments dans la série des combinaisons les plus communes, offrent pourtant à mon esprit, je dois le dire, une assez grande difficulté.

«Ce n'est pas de réprimer le juste ressentiment qui oppresse mon coeur depuis une année, et que l'on force enfin à s'exhaler. Dans cette affaire, le mépris est à côté de la haine, il l'émousse, il l'amortit, et quelle est l'âme assez abjecte pour que l'occasion de pardonner ne lui semble pas une jouissance!

«Ce n'est pas même la difficulté de parler des tempêtes d'une juste révolution sans rappeler que, si le trône a des torts à excuser, la clémence nationale a eu des complots à mettre en oubli; car, puisqu'au sein de l'Assemblée le roi est venu adopter notre orageuse révolution, cette volonté magnanime, en faisant disparaître à jamais les apparences déplorables que des conseillers pervers avaient données jusqu'alors au premier citoyen de l'empire, n'a-t-elle pas également effacé les apparences plus fausses que les ennemis du bien public voulaient trouver dans les mouvements populaires, et que la procédure du Châtelet semble avoir eu pour premier objet de raviver?

«Non, la véritable difficulté du sujet est tout entière dans l'histoire même de la procédure; elle est profondément odieuse, cette histoire. Les fastes du crime offrent peu d'exemples d'une scélératesse tout à la fois si déshonorée et si malhabile. Le temps le saura, mais ce secret hideux ne peut être révélé aujourd'hui sans produire de grands troubles. Ceux qui ont suscité la procédure du Châtelet ont fait cette horrible combinaison que, si le succès leur échappait, ils trouveraient dans le patriotisme même de celui qu'ils voulaient immoler le garant de leur impunité; ils ont senti que l'esprit public de l'offensé tournerait à sa ruine ou sauverait l'offenseur…. Il est bien dur de laisser ainsi aux machinateurs une partie du salaire sur lequel ils ont compté: mais la patrie commande ce sacrifice, et, certes, elle a droit encore à de plus grands.

«Je ne vous parlerai donc que des faits qui me sont purement personnels; je les isolerai de tout ce qui les environne. Je renonce à les éclairer autrement qu'en eux-mêmes et par eux-mêmes; je renonce, aujourd'hui du moins, à examiner les contradictions de la procédure et ses variantes, ses épisodes et ses obscurités, ses superfluités et ses réticences, les craintes qu'elle a données aux amis de la liberté et les espérances qu'elle a prodiguées à ses ennemis; son but secret et sa marche apparente; ses succès d'un moment et ses succès dans l'avenir; les frayeurs qu'on a voulu inspirer au trône, peut-être la reconnaissance que l'on a voulu en obtenir. Je n'examinerai la conduite, les discours, le silence, les mouvements, le repos d'aucun acteur de cette grande et tragique scène; je me contenterai de discuter les trois principales accusations qui me sont faites, et de donner le mot d'une énigme dont votre comité a cru devoir garder le secret, mais qu'il est de mon honneur de divulguer.»

Ce discours dura plusieurs heures; mais il fut écouté dans un religieux silence, et l'Assemblée décréta qu'il n'y avait pas lieu à accusation. Jamais, à notre avis, Mirabeau ne fut plus éloquent que dans ce long plaidoyer: c'est que ce jour-là il fut honnête et sincère.

Les grands orateurs de la Révolution

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