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IV.—MIRABEAU A LA TRIBUNE
ОглавлениеParmi les discours de Mirabeau, il en est beaucoup dont nous savons qu'ils furent non seulement préparés, mais entièrement ou presque entièrement rédigés par des collaborateurs, le marquis de Cazaux, Durovenay, Pellenc, Reybaz et surtout Etienne Dumont. C'est le génie de Mirabeau qui inspirait et coordonnait les travaux. C'est le génie de Mirabeau qui, à la tribune, par l'action et la décision, leur donnait la vie [Note: J'ai longuement étudié cette part de la collaboration dans mon ouvrage sur Les Orateurs de la Constituante (2e éd., Paris, F. Rieder et Cie, 1905-07, in-8°, p. 137 à 168).].
Aujourd'hui que les contemporains ont disparu, comment se faire une idée de cette action oratoire? Est-il possible de montrer Mirabeau à la tribune? Pourrions-nous donner autre chose qu'une image de fantaisie? Bornons-nous à citer quelques souvenirs des contemporains.
Voici d'abord une impression de femme: «On remarquait surtout, dit Madame de Staël, le comte de Mirabeau, et il était difficile de ne pas le regarder longtemps, quand on l'avait une fois aperçu; son immense chevelure le distinguait entre tous. On eût dit que sa force en dépendait comme celle de Samson. Son visage empruntait de l'expression à sa laideur même; et toute sa personne donnait l'idée d'une puissance irrégulière, mais enfin d'une puissance telle qu'on se la représentait dans un tribun du peuple.» «Je vais, dit Dulaure, décrire la figure de Mirabeau. Sa stature était moyenne. Ses membres musclés, ses formes athlétiques, correspondaient à la force de son âme. Sa tête volumineuse, couverte d'une chevelure abondante; de plus son visage, dont les ravages de la petite vérole avaient déformé les traits, constituaient sa laideur. Mais la largeur de son front, l'évasement de ses temporaux, signes du génie, son oeil vif et perçant, la chaleur de son action, embellissaient sa figure, et lui composaient une physionomie éloquente qui subjuguait ses auditeurs, et les disposait d'avance à soumettre leur opinion à la sienne.»
Vergniaud, dans son Eloge funèbre de Mirabeau (p. 23), s'exprime ainsi: «D'abord sa prononciation était lente, sa poitrine semblait oppressée: on eût dit qu'il travaillait à forger la foudre. Bientôt son débit s'animait, des éclairs partaient de ses yeux, sa main menaçante balançait d'un geste terrible les honteux destins des ennemis de la patrie. Les voûtes du temple retentissaient des sons de sa voix devenue éclatante; il remplissait la tribune de sa majesté, il en était le dieu.»
Mais c'est Etienne Dumont qui nous donne les détails les plus précis:
«Il comptait parmi ses avantages son air robuste, sa grosseur, des traits fortement marqués et criblés de petite vérole. On ne connaît pas, disait-il, toute la puissance de ma laideur, et cette laideur il la croyait belle. Sa toilette était fort soignée. Il portait une énorme chevelure artistement arrangée, et qui augmentait le volume de sa tête. Quand je secoue, disait-il, ma terrible hure, il n'y a personne qui osât m'interrompre…
«A la tribune, il était immobile. Ceux qui l'ont vu savent que les flots roulaient autour de lui sans l'émouvoir, et que même il restait maître de ses passions au milieu de toutes les injures…. Dans les moments les plus impétueux, le sentiment qui lui faisait appuyer sur les mots, pour en exprimer la force, l'empêchait d'être rapide. Il avait un grand mépris pour la volubilité française… Il n'a jamais perdu la gravité d'un sénateur; et son défaut était peut-être un peu d'apprêt et de prétention à son début….
«La voix de Mirabeau était pleine, mâle, sonore; elle remplissait l'oreille et la flattait [1]; toujours soutenue, mais flexible, il se faisait entendre aussi bien en la baissant qu'en l'élevant; il pouvait parcourir toutes les notes, et prononçait les finales avec tant de soin, qu'on ne perdait jamais ses derniers mots. Sa manière ordinaire était un peu traînante. Il commençait avec quelque embarras, hésitait souvent, mais de manière à exciter l'intérêt. On le voyait, pour ainsi dire, chercher l'expression la plus convenable, écarter, choisir, peser les termes, jusqu'à ce qu'il fût animé, et que les soufflets de la forge fussent en fonction.»
[Note: Arnault parle de la voix argentine de Mirabeau apostrophant Dreux-Brézé. (Souvenir d'un sexagénaire, t. I, p. 179.)—Mme Roland dit au contraire: «Mirabeau lui-même, avec la magie imposante d'un noble débit, n'avait pas un timbre flatteur ni la prononciation la plus agréable.» (Mémoires particuliers, IIIe partie.)—Voir aussi, sur Mirabeau à la tribune, le témoignage du jeune Thibaudeau (le futur conventionnel), dans son écrit posthume: Biographie et Mémoires.]
On voit combien Victor Hugo a tort de prétendre que Mirabeau se démenait à la tribune et faisait de grands gestes: «Malheur à l'interrupteur! s'écrie le poète. Mirabeau fondait sur lui, le prenait au ventre, l'enlevait en l'air, le foulait aux pieds. Il allait et venait sur lui, il le broyait, il le pilait. Il saisissait dans sa parole l'homme tout entier, quel qu'il fût, grand ou petit, méchant ou nul, boue ou poussière, avec sa vie, avec son caractère, avec son ambition, avec ses vices, avec ses ridicules; il n'omettait rien, il n'épargnait rien, il ne manquait rien; il cognait désespérément son ennemi sur les angles de la tribune; il faisait trembler, il faisait rire; tout mot portait coup, toute phrase était flèche, il avait la furie au coeur; c'était terrible et superbe, c'était une colère bonne.»
Au contraire, Mirabeau répondait très mal aux objections. C'était là son point faible. «Ce qui lui manquait, dit Etienne Dumont, comme orateur politique, c'était l'art de la discussion dans les matières qui l'exigeaient: il ne savait pas embrasser une suite de raisonnements et de preuves; il ne savait pas réfuter avec méthode; aussi, était-il réduit à abandonner des motions importantes lorsqu'il avait lu son discours, et après une entrée brillante, il disparaissait et laissait le champ à ses adversaires; ce défaut tenait en partie à ce qu'il embrassait trop et ne méditait pas assez. Il s'avançait avec un discours qu'on avait fait pour lui, et sur lequel il avait peu réfléchi: il ne s'était pas donné la peine de prévoir les objections et de discuter les détails; aussi était-il bien inférieur sous ce rapport à ces athlètes que nous voyons dans le parlement d'Angleterre.»
Les colères léonines que prête à Mirabeau la légende inventée par Victor
Hugo n'ont jamais existé que dans l'imagination du poète. Mirabeau était
toujours calme et grave. Son sang-froid était imperturbable, et Etienne
Dumont en cite un exemple étonnant:
«Ce qui est incroyable, c'est qu'on lui faisait parvenir au pied de la tribune, et à la tribune même, de petits billets au crayon; qu'il avait l'art de lire ces notes tout en parlant, et de les introduire dans le corps de son discours avec la plus grande facilité. Garat le comparait à ces charlatans qui déchirent un papier en vingt pièces, l'avalent aux yeux de tout le monde, et le font ressortir tout entier.»
On sait maintenant tout ce que les contemporains nous ont dit de précis sur le physique et l'action de Mirabeau. On sait aussi quelle était sa politique. On peut entreprendre, avec ce fil conducteur, une lecture qui autrement ennuierait et rebuterait. Nous avons donc atteint notre but, qui était de mettre le lecteur à même de goûter les oeuvres du grand orateur: d'autres les ont jugées et les jugeront mieux et avec plus de loisir que nous ne pouvons le faire dans ce livre.