Читать книгу Barnabé - Fabre Ferdinand - Страница 3

LIVRE PREMIER
LA COMÉDIE
I

Оглавление

M. Brémontier, mon maître d’école, me prouve qu’il a du nerf

Dans mon enfance, la haute vallée d’Orb, à elle seule, comptait six ermitages: Notre-Dame de Nize, Saint-Pantaléon de Boubals, Saint-Sauveur de Camplong, Saint-Raphaël de la Bastide, Saint-Michel des Aires et Notre-Dame de Cavimont. Trop jeune à dix ans pour être autorisé à suivre les processions qui, à certains jours de fête, au branle-bas de toutes les cloches de la ville, escaladaient nos rudes pics cévenols vers les chapelles votives, je me souviens encore avec quel étonnement ébahi je contemplais les Frères libres de Saint-François, soit que le frère Barnabé, envoyé par mon oncle, curé des Aires, vînt nous voir à la maison, soit que par hasard j’avisasse un de ses confrères dans la rue. Tout me charmait en eux: et le miroir du bourdon, et les coquilles de la pèlerine, et la croix en laiton de l’énorme chapelet.

– Frère, une image!.. Je vous en prie, Frère, donnez-moi une image!

Lui s’arrêtait court, tirait un rouleau de papier des profondeurs de ses grandes poches, le dépliait à mes yeux éblouis, découpait prestement un saint ou une sainte avec son couteau aiguisé comme un rasoir, et me remettait son cadeau en me demandant ma demeure et mon nom.

– Voilà notre maison, répondais-je levant la main.

Souvent il me suivait, et ma mère reconnaissait sa générosité envers moi, tantôt par un long pli de saucisses, tantôt par une grosse tranche de jambon. Quelquefois, ayant feint de m’oublier, le finaud paraissait juste au moment où nous nous mettions à table, et, malgré mon père, un peu bien surpris de l’arrivée d’un pareil convive, ma mère lui indiquait un siége. Pauvre mère! pauvre mère!..

J’avais fini par faire la connaissance presque intime des six ermites de la vallée; je savais leurs noms, et les jours de foire, bien sûr de les voir arriver tous les six pour quêter dans la foule, j’allais les attendre au pont de la rivière d’Orb, à l’entrée du faubourg Saint-Louis.

– Hé! frère Barnabé!.. Hé! frère Venceslas!.. Hé! frère Barthélemy!.. Hé! frère Adon!.. Hé! frère Agricol!.. Hé! frère Gratien!.. m’écriais-je, les appelant au fur et à mesure qu’ils passaient et battant joyeusement des mains.

Combien de fois je fus admis à l’honneur de les soulager de leur besace encore vide ou à celui encore plus grand de marcher, tenant entre mes doigts la croix luisante de leur chapelet flottant! Mes camarades – des gamins ébouriffés – m’enviaient tant de préférences, et nous regardaient défiler, les yeux pleins de cette bonne grosse envie des enfants, d’où les luttes, les douleurs, les déconvenues de la vie n’ont pas encore chassé la naïveté.

– Est-il heureux! avaient-ils l’air de me crier avec une sorte de rage.

En effet, j’étais heureux. Songez donc, être devenu l’ami des ermites, qui distribuaient des images, racontaient des histoires merveilleuses, et, au besoin, si mon gousset sonnait creux, pouvaient payer ma place à la comédie.

Ah! la comédie!..

Chez nous, tout spectacle, de quelque nature qu’on le suppose, s’appelait la comédie. Une représentation de Sainte Geneviève de Brabant ou l’Innocence reconnue, dans un vaste hangar de la rue du Moulin-à-l’Huile, comédie! Les tours de passe-passe d’un escamoteur ambulant dans une maison suspecte du quartier du Château, comédie! Un combat féroce entre des ours pyrénéens et nos terribles chiens-loups des Cévennes, sous la tente, au Planol, petite place située au bout de la grande rue, comédie, toujours comédie!

A ces réunions bruyantes, les Frères libres de Saint-François n’avaient garde de manquer. Que de fois, je vis les têtes des ermites Barnabé Lavérune et Venceslas Labinowski, deux robustes gaillards, grands comme des peupliers de la rivière d’Orb, émerger au-dessus de la foule! Que de fois, j’entendis leurs éclats de rire détonner sur l’assistance pareils à des fanfares joyeuses! Que de fois je me sentis transporté par leurs applaudissements frénétiques, soit que Geneviève de Brabant eût fait faire une gentille cabriole à sa biche, soit que l’escamoteur fort habilement eût extrait sa muscade du nez d’un paysan tout ébaubi, soit que nos chiens, race obstinée et courageuse, eussent roulé sous le poteau du cirque l’ours, hurlant, ensanglanté, vaincu.

Cependant, si je voyais avec plaisir tous les ermites de la haute vallée d’Orb, j’avoue que deux seulement me tenaient au cœur: Barnabé Lavérune, frère de Saint-Michel des Aires, et Venceslas Labinowski, frère de Notre-Dame de Cavimont. Pour Barnabé, la chose allait de soi. Ermite de Saint-Michel des Aires, petit village des bords de la rivière dont mon oncle était desservant, il n’avait jamais cessé de fréquenter chez nous. Depuis des années, il était comme une sorte de trait d’union ambulant entre le presbytère des Aires et notre maison de la rue de la Digue. Mon oncle avait-il besoin que ma mère lui achetât un rabat neuf; sa gouvernante Marianne, pour fêter quelque gros doyen des environs, manquait-elle de pâtisseries: – «Barnabé!» lui criait-on. – Il partait. Du reste, il était le premier Frère libre de Saint-François que j’eusse vu. Puis il possédait un âne… oh! un âne! Il s’appelait Baptiste. Un jour, Barnabé eut la patience admirable, comme je m’entêtais à vouloir monter sur sa bête, de me faire faire le tour de la ville, tenant la bride de Baptiste à la main. Le brave homme!

Les circonstances et les considérations de famille n’entraient pour rien dans l’affection que, dès longtemps, j’avais vouée au frère Labinowski. Je m’étais attaché à lui spontanément, charmé par la douceur de sa voix, l’affabilité séduisante de ses manières. Oh! il n’avait eu besoin de me bourrer les poches ni d’images ni de médailles.

Les jours où l’ermite de Cavimont paraissait à Bédarieux, je ne le quittais point d’une semelle, et lui, brusque, hautain, sévère, qui ne savait souffrir aucun enfant auprès de sa personne, me prenait par la main et m’amenait partout, même au cabaret. Quels bons petits dîners en un coin de la Grappe-d’Or, tandis que ma famille, inquiète, me cherchait par toute la ville!

Comme il était Polonais et parlait assez mal le français, je rendais quelques menus services au frère Venceslas: il n’était pas rare, par exemple, que je l’aidasse à formuler ses demandes d’argent aux portes des riches où il osait aller frapper, car l’ermite de Cavimont n’eût accepté, lui, ni saucisse, ni boudin, ni lard, ni victuailles d’aucune sorte. Il lui fallait de l’argent, rien que de l’argent. Il se disait le dernier rejeton d’une famille noble de son pays, et certainement sa tournure fière, ses façons un peu insolentes étaient bien faites pour donner quelque vraisemblance à de pareilles prétentions.

Bien que je marchasse à peine sur mes onze ans, et qu’il y eût quelque naïveté à m’abreuver de longs récits, cet homme ne tarissait pas avec moi sur ses aventures. Il avait fait la guerre en Pologne en 1831; s’était distingué au premier rang; avait traversé la Russie sur un chariot au milieu des tourbillons de neige et des bandes hurlantes de loups affamés; avait passé trois ans en Sibérie; s’était sauvé après avoir tué deux de ses gardiens; avait pu gagner la France, et le chanoine Kostka, arrière petit-neveu de saint Stanislas Kostka, de Pologne, aujourd’hui prêtre auxiliaire de Saint-Roch, à Montpellier, lui avait obtenu de monseigneur l’évêque l’ermitage de Notre-Dame de Cavimont…

J’ai toujours pensé qu’en récitant à un enfant le long journal de sa vie, le frère Venceslas n’avait d’autre but que de s’exercer dans la pratique de notre langue, laquelle lui devenait, me disait-il, de première nécessité.

Mais Barnabé, un peu marri sans doute de l’abandon où je le laissais les jours de foire et de marché, me dénonça à mes parents comme allant mendier aux portes avec l’ermite de Cavimont et poussant les choses jusqu’à tendre la main pour lui. Le coup était de bonne guerre, il porta. Mon père, furieux, me reconduisit lui-même chez M. Brémontier, le maître d’école avec qui je labourais péniblement les premières pages de l’Epitome, et me recommanda au chapitre.

M. Brémontier, un sous-officier du premier empire échappé de la Bérésina, – pourquoi ne s’y était-il pas noyé avec tant d’autres! – n’avait pas besoin de stimulant, quand il s’agissait de dauber ses élèves. Il me réprimanda de sa grosse voix bourrue. Puis, quand mon père fut sorti, décrochant un nerf de bœuf, jaune, desséché, noueux, qui pendait derrière la porte, il m’en asséna le long des épaules plusieurs coups qui me jetèrent à plat sur le carreau.

– Cela t’apprendra! ricanait mon bourreau, cela t’apprendra!

Cela ne m’apprit rien; car, un mois après, comme les souvenirs de cette scène s’étaient effacés, et que ma mère, indignée des brutalités du maître d’école, avait presque congédié Barnabé, première cause de mon malheur, je parvins à dépister la surveillance des miens et à me rendre bien en avant de la ville pour attendre Venceslas. Justement nous étions au 22 septembre, jour où se tient, à Bédarieux, la foire la plus belle, la plus populeuse de l’année. Evidemment, l’ermite de Cavimont ne pouvait manquer de passer bientôt sur la route d’Hérépian. Je me rasai dans un champ, au milieu d’une luzernière assez haute, derrière une haie épaisse, non loin de la grange de M. Lautrec, et j’attendis.

Des paysans, des paysannes défilaient sous mon œil attentif, les hommes juchés royalement sur leurs montures, les femmes marquant la trace de leurs pieds nus dans les ornières du chemin. Je vis passer M. Combal, maire des Aires. Il se prélassait à califourchon sur un mulet noir magnifique et avait en croupe sa fille Juliette, toute fraîche et toute contente. Sa femme, la Combale, courbée sur un bâton tout défléchi par le service, cheminait péniblement à quelques pas. Pourquoi Juliette laissait-elle sa mère se fatiguer ainsi, au lieu de lui céder sa place et de marcher? Ah! mauvais cœur!.. Sur un chariot attelé d’un gros cheval de labour, je remarquai le marguillier Simon Garidel avec son fils Simonnet. Il me parut que Simonnet faisait des signes à Juliette Combal et lui souriait, mais je n’en suis pas sûr absolument. Je reconnus encore bien des visages: entre autres celui de Jean Maniglier, dit Braguibus, le joueur de fifre, le sorcier, le chanteur… Ah! j’aperçus aussi M. Martin, curé d’Hérépian…

On jasait avec animation. Deux fois, au milieu de phrases volubiles, je saisis au vol le nom de Venceslas. Que lui voulait-on? Je tendis l’oreille. Plus rien…

Il allait sans doute arriver, le Frère que j’aimais tant! J’explorai la route d’un regard rapide. Là-bas, un groupe de jeunes gens s’avançaient en chantant. Je ne l’ai pas oublié, il était environ sept heures du matin, et le soleil, émergeant au-dessus des montagnes comme la gueule chauffée à blanc d’une fournaise, rougissait déjà les grands blocs granitiques du mont Caroux. – Mon Dieu! mon Dieu! mon Venceslas qui ne paraissait point. – Enfin le voilà! pensai-je, démêlant, dans les derniers lambeaux de la brume matinale, à quelque distance de ma luzernière, une longue silhouette couronnée d’un vaste chapeau.

On s’approchait. Ciel! c’était Barnabé. Mon oncle, maigre et pâle, se tenait sur Baptiste, que son maître, armé d’une houssine, fouaillait impitoyablement à tour de bras. Je reconnus également le personnage qui, monté sur une mule aux yeux farouches, cheminait à côté de mon oncle. C’était M. Anselme Benoît, le médecin des Aires et autres lieux.

Quand tout ce monde, parlant haut, frôla la haie qui me cachait, on devine si ma tête disparut dans les hautes herbes et si je retins ma respiration.

– Ce Venceslas est un véritable brigand de la Calabre! s’exclama frère Barnabé de sa voix de basse profonde.

– C’est un scélérat digne de la corde! ajouta M. Anselme Benoît.

– C’est pis que tout cela, conclut mon oncle, frère Labinowski est un sacrilége!

Ils s’éloignèrent.

Barnabé

Подняться наверх