Читать книгу Barnabé - Fabre Ferdinand - Страница 7
LIVRE PREMIER
LA COMÉDIE
V
ОглавлениеMon oncle prend le parti d’acheter une calotte neuve
Cependant il était écrit que mon engouement tout à fait désordonné pour les Frères libres de Saint-François, lesquels représentaient à mes yeux la vie sans contrainte, la vie en plein air, la vie rustique enfin, m’attirerait quelque méchante affaire sur les bras, et que, Venceslas Labinowski ayant commencé ma perte, Barnabé Lavérune la consommerait.
Comme l’aventure, aussi singulière que terrible, à laquelle je fus mêlé presque à mon insu, me paraît faite pour mettre de plus en plus en relief le caractère à la fois très simple et très complexe du Frère de Saint-Michel, on me permettra d’entrer dans quelques détails. Ayant à peine entrevu Venceslas, malgré l’attrait d’un type fort original, même dans le milieu de nos ermites cévenols, où l’originalité déborde, je n’ai pu m’étendre longuement sur son compte. Mais j’ai connu à fond Barnabé, mon enfance est remplie du souvenir de cet homme, et je demande à le raconter tout entier.
Six mois après la disparition de Venceslas Labinowski, qu’aucun gendarme n’était parvenu à harponner ni dans la montagne, ni dans la plaine, je me trouvais installé au presbytère des Aires, bataillant, en compagnie de mon oncle, contre les Fables de Phèdre, lesquelles ne laissaient pas de nous offrir de nombreuses difficultés. Mon oncle avait bien reçu une traduction d’un libraire de Montpellier, M. Seguin; mais il avait négligé de la demander interlinéaire, et, quand il fallait en arriver au mot à mot… Pourtant nous finissions par nous sortir d’embarras. Oh! quelle joie alors, et comme l’élève et le professeur s’embrassaient, encore tout chauds de la lutte et tout enivrés de la victoire!
Malheureusement la phthisie laryngée dont souffrait le pauvre curé des Aires s’était aggravée à la longue, et il avait dû demander un congé de vingt jours à Monseigneur pour aller prendre les eaux d’Amélie. Quelles préoccupations, bon Dieu!.. Durant tout l’hiver, au coin du feu avec sa vieille gouvernante Marianne, dans la sacristie avec les marguilliers de la paroisse, sur la place du village avec ses simples ouailles, mon oncle s’était entretenu de ce voyage, le plus gros événement de sa vie. Il est certain que, n’ayant point quitté les Aires depuis vingt-cinq ans qu’il desservait ce modeste hameau, il lui en coûtait de s’en éloigner brusquement, surtout pour un motif aussi douloureux qu’une maladie de gorge passée à l’état chronique. Songez donc, plus de cinquante lieues à faire en diligence, car la Compagnie des chemins de fer du Midi n’avait pas encore étendu son réseau jusqu’à nos chaînons cévenols!
Maintes fois, sentant la tête lui tourner à l’idée d’une pérégrination si lointaine, le saint homme avait essayé, réprimant, Dieu sait par quels efforts, un irrésistible besoin de tousser, de faire revenir son médecin, l’aimable Anselme Benoît, sur une décision qui le remplissait d’effarement. Mais le farouche officier de santé, s’appuyant sur l’opinion de M. le docteur Barascut, de Bédarieux, s’était montré inflexible.
«Laryngite: eaux d’Amélie!» avait-il répondu, lisant dans un grand livre ouvert.
Mon oncle donc avait dû se résigner. Il partirait vers Pâques, quand la neige serait fondue aux pentes du mont Caroux et que le soleil nouveau aurait un peu réchauffé la haute vallée d’Orb.
Le jour de Pâques arriva, et, avec lui, les effluves tièdes du printemps s’épandirent dans l’air, devenu plus transparent et plus doux. Après une messe basse mélancolique, – M. Anselme Benoît avait défendu au curé des Aires de chanter, – après des vêpres sans sermon, – M. Anselme Benoît avait presque interdit la parole au curé des Aires, – on rentra au presbytère pour ne songer désormais qu’au départ. La malle était préparée en un coin de la cuisine. C’était une petite malle mince et longue, consolidée aux encoignures par des lamelles de tôle épaisses, le couvercle hérissé de crins rudes comme le dos d’un porc-épic. Une grosse corde l’étreignait étroitement.
– Tout y est-il? demanda mon oncle, préoccupé.
– Voyons, répondit Marianne, comptant sur ses doigts: votre soutane neuve de drap du Nord, votre ceinture à glands de soie des grandes fêtes, deux rabats de fin mérinos, vos souliers à boucles d’acier, six paires de bas, quatre chemises, une étole, un surplis…
– Et ma calotte?
– Elle est si sale!
– N’importe, il me la faut, mettez-la.
– Que je la mette! Y pensez-vous, monsieur le curé? Tenez, regardez-la.
Et la gouvernante, par un geste dépité, saisissant sur un meuble un petit couvre-chef en cuir bouilli, dont l’usure et la crasse avaient à la longue effacé les côtes élégantes des premiers jours, le fit passer sous les yeux de son maître.
– Comment, vous oseriez?..
– Je la veux.
– Elle n’est plus bonne que pour Barnabé.
– Je vous répète, Marianne, que je la veux!
– Et si vous rencontrez quelque évêque dans ce pays où vous allez, vous présenterez-vous devant lui avec?..
– Un évêque! murmura mon oncle levant ses deux bras et les laissant retomber aussitôt… Miséricorde! un évêque…
– Croyez-vous que le bon Dieu épargne les évêques plus qu’il ne vous a épargné? Cela ne serait pas dans la justice, et le bon Dieu est plus juste que les hommes, heureusement. Allez, vous en verrez plus d’un Monseigneur geignant et toussant à faire pleurer comme vous… C’est décidé, vous achèterez une autre calotte dans les villes, puisque aussi bien vous devez traverser beaucoup de villes avant d’arriver à ces eaux de M. Anselme Benoît… Jésus-Maria! est-il possible? aller boire de l’eau dans des montagnes plus hautes et plus froides que nos Cévennes, quand je fais de si bonnes tisanes, moi!
– Elles ne m’ont pas guéri, vos tisanes!
– Mais elles vous guériront… Je suis bien sûre que si, au lieu d’un morceau de sucre, j’en mettais deux dans votre tasse…
– Non, non, il faut partir, articula mon oncle d’un ton stoïque.
La vieille gouvernante considéra son maître avec une sorte de stupeur.
– Eh bien! partez, puisque ma tête ne sait rien trouver qui vous retienne, dit-elle d’une voix qu’elle essayait de rendre ferme, mais au fond de laquelle on devinait des larmes contenues. Apprenez pourtant que, vous voyant aller en voyage, moi aussi je vas m’encourir à travers routes, comme vous. Vienne Notre-Dame d’août, il y aura vingt-cinq ans que je n’ai bouté pieds hors des Aires, toujours à votre service et à votre soumission. Peut-être serait-il séant, à la fin des fins, d’aller voir un peu si mon pays natal n’a pas changé de place. J’ai enterré presque tous les miens, c’est vérité, et là-haut des tombes tant seulement m’attendent. Néanmoins cela, il me reste un frère encore du côté d’Eric-sous-Caroux…
– Mais, Marianne, si vous partez pour Eric, que deviendra notre enfant, tout seul, à la cure?
Et mon oncle arrêta sur moi des yeux attendris.
– Notre enfant?.. notre enfant?..
– Songez que je ne resterai pas moins de vingt jours absent.
– Vingt jours, ciel du bon Dieu, vingt jours! Ah ça! et si vous avez besoin de quelque chose dans ce pays des grandes montagnes? demanda-t-elle avec une vive inquiétude.
– Je n’aurai besoin de rien.
– Hélas! moi, je suis sur l’âge, j’ai soixante-deux ans bien comptés, mais le jarret est bon, et si la maladie vous tourmentait plus fort, vous me le feriez dire au moins par le facteur de la poste… Il y a un facteur, je pense, dans ce pays comme chez nous… Surtout ne vous tracassez pas les idées pour le chemin. Elles sont bien loin, ces sources de la médecine, puisque M. Anselme Benoît avoue que, de là, on touche l’Espagne de la main. Malgré tout, avec mon bâton et l’aide du bon Dieu, je finirai bien par arriver…
Sa voix était devenue chevrotante.
– L’Espagne!.. Aller à la porte de l’Espagne! marmotta-t-elle en se laissant tomber sur le perron du foyer.
Mon oncle, en proie d’ailleurs à un accablement profond, sentit toute résolution l’abandonner. N’osant regarder sa gouvernante, en train de s’essuyer les yeux, il se tourna de mon côté.
– Mon enfant, me dit-il, si Marianne part pour Eric, tu iras demeurer jusqu’à son retour chez notre voisin, M. Anselme Benoît. M. Benoît t’aime, il te gâte même; tu te trouveras on ne peut mieux dans sa maison. Du reste, il va venir, et je le préviendrai.
J’étais consterné. Ce grand M. Anselme Benoît, sévère et dur, avec sa redingote longue, son large chapeau, sa barbe qui lui avait dévoré le visage jusqu’aux yeux, ses lunettes vertes et rondes comme des pièces de deux sous, en dépit de quelques caresses distribuées par-ci par-là en courant, m’avait toujours un peu effrayé. Je regardai piteusement Marianne. Mon regard était un appel, il criait: «Sauvez-moi! Sauvez-moi!»
– Mais, monsieur le curé, intervint la bonne gouvernante, flairant mes secrètes angoisses, notre pétiot va bien s’ennuyer avec un médecin qui, les trois quarts du temps, court dans la montagne après ses malades, et, durant l’autre quart, a le nez fourré dans les livres de son métier. Encore si M. Anselme Benoît était marié, s’il y avait une femme chez lui; mais on raconte…
– Marianne!
– Oui, on raconte qu’il court après cinquante jupons à la fois, quand il serait si honnête d’en tenir un tant seulement à la maison. Au fait, interrogez Barnabé.
– Marianne! s’écria mon oncle avec un effort pour grossir sa voix.
– Enfin, je tais ma langue. Mais mon avis est que nous ne pouvons abandonner notre enfant en de pareilles mains.
– Où voulez-vous alors, si vous persistez à aller voir votre frère, que je laisse mon neveu? Vous savez bien que ses parents habitent, en ce moment, à plus de vingt lieues des Aires, et que le temps me manque pour entreprendre un voyage à Lunel.
Il se tourna vers moi.
– Veux-tu aller demeurer chez M. Combal? me demanda-t-il.
– Chez M. le maire? répondis-je, implorant plus que jamais la vieille gouvernante de mes deux yeux suppliants.
– Préfères-tu attendre notre retour chez les Garidel? insista mon oncle. Simonnet Garidel est un ami pour toi…
– Oh! il a vingt-deux ans, et je n’en ai que douze, murmurai-je.
– Et pour quelle raison, monsieur le curé, courir chercher si loin ce que vous avez sous la main? s’écria tout à coup Marianne. Que le bon Dieu vous bénisse! Qui vous empêche de confier l’enfant à Barnabé? Tous les jeudis, après ses devoirs, ne va-t-il pas à l’ermitage de Saint-Michel, pour y faire les cent coups? Puis Baptiste a de l’esprit, sans comparaison, comme vous et moi, et cette bête distraira notre pétiot.
– Comment, il te plairait de passer plusieurs jours à l’ermitage?
– Barnabé est si complaisant pour moi! répondis-je. La semaine passée, Baptiste, que j’avais monté avec la permission du Frère, a galopé jusque par delà le hameau de Margal. Quelle partie! – «Baptiste, ici!» Il venait. – «Baptiste, halte!» Il s’arrêtait.
– Et travailleras-tu un peu à Saint-Michel?
– Je travaillerai, mon oncle, je vous le promets.
– N’oublie pas qu’à mon retour je te ferai réciter la grammaire latine jusqu’au «Que retranché.»
– Je la réciterai sans une faute!
Mon oncle m’embrassa. Des pleurs brillaient au coin de ses paupières. Etait-ce regret de me quitter, ou bien mes brusques transports lui avaient-ils fait faire un retour pénible sur lui-même? Qui sait? peut-être avais-je été bien cruel sans le savoir. Je restai tout interdit, n’osant lever mes yeux, qui, sans bien démêler pourquoi, venaient subitement de se remplir de larmes. Marianne, troublée, pour dissimuler un chagrin accablant, quitta sa place sur le granit du foyer, et vint considérer la malle, dont elle ferma à double tour la serrure et le cadenas.
Cependant mon oncle demeurait immobile, pétrifié, promenant des regards vagues à travers les diverses pièces du presbytère, bouleversé de fond en comble. Tout à coup son visage pâle se colora d’une rougeur suspecte. Il toussa. Ce fut une quinte terrible, une quinte qui, ébranlant toute la machine de la tête aux pieds, ne lui permit pas de rester debout. Suant, soufflant, rendu, il s’assit.
A ce moment si triste, parut M. Anselme Benoît.
– Vous voyez, mon ami, lui dit-il, qu’il n’y a plus à hésiter. Plût au ciel que vous eussiez suivi plus tôt mes conseils et ceux du docteur Barascut! Je ne prétends pas que les eaux des Pyrénées vous guérissent radicalement; mais, je vous le garantis, elles produiront de l’amélioration. Un peu de courage, que diable! A cinquante ans, un homme est dans toute la vigueur de l’âge, et vous avez encore de longs jours devant vous.
– Que la volonté de Dieu soit faite en toutes choses! gémit mon oncle.
– Allons, reprit l’officier de santé, la carriole des Garidel est attelée, êtes-vous prêt?
– Je suis prêt.
– La diligence part de Bédarieux pour Béziers à sept heures, et il est cinq heures et demie à présent. Nous n’avons pas de temps à perdre. Êtes-vous heureux! vous allez voir des villes superbes: Béziers, Narbonne, Perpignan…
M. Anselme Benoît se courba et passa sa main droite à l’une des poignées de la malle.
– Marianne, fit-il, désignant l’autre poignée à la gouvernante.
La malle fut enlevée.
Une minute après, la carriole, dirigée par Simonnet Garidel, disparaissait derrière le four communal des Aires, et descendait vers la grande route, dans le fond de la vallée d’Orb.
Marianne et moi, qui avions accompagné mon oncle jusque sur la place du village, nous rentrâmes à la cure en pleurant.