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LIVRE PREMIER
LA COMÉDIE
II

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Notre héros saigne du nez devant la statue de Paul Riquet, à Béziers

Je fus atterré. Qu’avait fait Venceslas, mon Venceslas? Je restai longtemps couché dans la luzerne, non que je redoutasse de me montrer, – Barnabé et mon oncle étant passés, je n’avais désormais plus rien à craindre, – mais je sentis tout à coup mes forces m’abandonner.

Que reprochait-on au Frère de Notre-Dame de Cavimont? Quel était son crime? Dieu! moi qui étais l’ami de Venceslas, ne me trouverais-je pas confondu dans l’accusation qui pesait sur lui? Certes, les jours de foire, le curé des Aires, frère Barnabé, M. Anselme Benoît, quelquefois M. Combal, le maire, avaient l’habitude de venir à Bédarieux; mais, après le méchant coup de l’ermite de Cavimont, qui sait si ce n’était pas pour me juger qu’ils y venaient aujourd’hui? Tous avaient un air indigné bien fait pour justifier mes appréhensions.

La paralysie me gagnait les membres, et je me sentais la tête lourde. Un instant, il me sembla que la haie vive qui me séparait du chemin exécutait une sarabande folle autour de moi. Tout tournait: et la grange de M. Lautrec avec son pigeonnier bariolé de pigeons, et les longues rangées de mûriers de la Bastide, et le clocher de l’ermitage de Saint-Raphaël, dont, à travers les touffes épaisses des saules blancs, j’entrevoyais la toiture rouge, de l’autre côté de l’Orb.

J’ignore combien de temps je passai dans cet état d’écrasante prostration. Oh! les peurs de l’enfance, qui les a oubliées! Mes terreurs obsédantes – il était évident qu’à mon insu j’avais dû tremper dans le forfait dont Venceslas s’était rendu coupable – finirent par avoir raison de ma pensée haletante, de mes nerfs malades, et je m’endormis, pelotonné dans ma luzernière comme un lapin que les chiens ont traqué, – quels chiens féroces que nos pensées! – et qui retrouve enfin son trou.

Quand je revins à moi, la route d’Hérépian à Bédarieux se trouvait absolument déserte. Mes regards se portèrent au ciel. Le soleil avait marché à pas de géant, et remplissait la vallée tout entière de gerbes d’or à profusion. Qui sait? peut-être était-il tard déjà. Et personne pour demander l’heure! Je me passai la main sur le front, comme tout étourdi. Je pensai à ma mère, à mon père, qui en ce moment sans doute se mettaient à table avec mon oncle, Barnabé, M. Anselme Benoît… Comment les aborder? – Si je partais pour Notre-Dame de Cavimont? – L’audace des enfants ne mesure pas les obstacles. Je me mis debout et, sans plus ample délibération, par un bond de jeune chevreau, je sautai sur le chemin.

– Et que fais-tu donc là, toi? me cria une voix féroce.

Je me retournai. O terreur! des broussailles de la haie je vis saillir le bicorne d’un gendarme.

– Je ne fais rien… je ne fais rien…

– Veux-tu bien filer chez ton père, polisson, et laisser la justice tranquille.

– La justice!.. la justice!..

Je n’attendis pas qu’on me répétât le commandement, car on avait commandé. Par le sentier de la grange de M. Lautrec, je gagnai les bords de la rivière au pas de course, traversai vivement la passerelle sur l’Orb, franchis le petit bois du Cros tout d’une haleine, et rentrai dans la ville par le faubourg Trousseau.

Comme je passais devant l’église Saint-Alexandre, les douze coups de midi sonnèrent à la grosse horloge du clocher.

Sauf mon père, que ses travaux d’architecture retenaient souvent dans une vaste chambre au troisième, où il lavait à l’encre de Chine des plans que je trouvais admirables, quand j’entrai, tout le monde était assis autour de la table: mon oncle, le Frère, le médecin. Ma mère et Marion, notre bonne, vaquaient dans la cuisine aux derniers apprêts du repas.

– Tu cours donc toujours? me dit le curé des Aires voyant mon front ruisselant.

– Vous comprenez, mon oncle, les jours de foire… balbutiai-je.

Il m’embrassa et n’ajouta plus un mot.

– Eh bien! as-tu vu ton Venceslas aujourd’hui, pétiot? me demanda Barnabé en m’allongeant une tape amicale sur la joue.

– J’étais au Planol tout à l’heure, répondis-je, esquivant la question, et comme ces hommes de la Catalogne ont perdu l’ours qui leur restait, cette après-midi on fera battre des ânes avec les chiens-loups de la montagne. Si vous voulez que j’amène faire battre Baptiste?

– Est-il fou, cet enfant! s’écria le Frère: attacher ma bête au poteau et la laisser tranquillement dévorer!

– Baptiste ruera pour se défendre comme les autres, dis-je.

Mon père entra.

Une fois la soupe dépêchée, – à Bédarieux, on la mange à midi, – chacun respira.

– Savez-vous, demanda mon père, si l’on a mis la main sur le Frère de Cavimont? Depuis ce matin, toute la ville est en rumeur à cause de lui.

– La gendarmerie est à ses trousses, répondit mon oncle; mais elle ne l’a pas saisi.

– Le saisira-t-elle? intervint M. Anselme Benoît. Je ne le crois pas. Venceslas Labinowski, qui a passé trois années en Sibérie, y dépista la police russe. Comment n’échapperait-il pas à nos bons gendarmes? Ils sont si bêtes!..

– Oh! pour ça, j’en réponds, interrompit Barnabé, éclatant de rire. On leur en fait voir de grises tout de même, à ces pauvres gendarmes. Et tenez, moi qui vous parle, une fois, à Saint-Pons, avec M. Cœurdevache…

Il s’arrêta court.

– Une fois? interrogea mon oncle, arrêtant un regard sévère sur l’ermite de Saint-Michel… Cette aventure n’est pas à votre louange, et je vous invite à ne pas réveiller le souvenir de M. Cœurdevache, de Saint-Pons.

Barnabé, subitement terrifié, laissa tomber son nez dans son assiette, et dévora, sans oser relever la tête, le bouilli de mouton que ma mère venait de lui servir.

– Mais enfin, reprit mon père, après un silence de quelques minutes, vous qui êtes renseignés, fixez-moi sur cette aventure, car on la raconte de mille façons.

– Voici la vérité vraie, dit mon oncle.

Et, ayant déposé avec précaution sa fourchette et son couteau, s’étant essuyé les lèvres par ce geste à la fois solennel et recueilli dont les ecclésiastiques contractent l’habitude à l’autel, il allait prendre son élan, quand M. Anselme Benoît, lui faisant un signe:

– Prenez garde, monsieur le curé, vous êtes atteint d’une affection de la gorge qui, pour le moment, n’offre rien de grave, je le crois, mais qui vous condamne à de grands ménagements…

– Pourtant, mon ami… hasarda le pauvre saint homme, pris brusquement d’une légère toux.

– Vous voyez… vous voyez, s’écria le docteur, voilà une quinte! Quand je vous le disais!.. Taisez-vous, je vous en prie, et au besoin je vous l’ordonne… Barnabé parlera pour vous. Il n’a pas la langue trop mal pendue, notre Frère… Allons, Barnabé!

L’ermite leva sur l’assistance une face radieuse. Heureux de saisir la balle au bond, avant d’avaler le morceau qui lui emplissait la bouche:

– Tous, ici, vous connaissez mon fils Félibien Lavérune? barbouilla-t-il.

– Nous le connaissons, répondirent mon père et M. Anselme Benoît.

– Comme vous le savez, il est dans les horlogeries, et travaille présentement à Moret, département du Jura, un pays aussi loin des Aires que Pâques est loin de la Trinité. S’il vous faut son adresse, il demeure rue des Balances, vis-à-vis M. Pincedos, bourrelier…

– Eh! que nous fait votre fils! interrompit M. Anselme Benoît, prêt à se fâcher. Parlez-nous de Venceslas Labinowski et laissez à tous les diables Félibien Lavérune avec son bourrelier.

– Figurez-vous donc, poursuivit Barnabé, difficile à intimider, figurez-vous donc que, toutes les fois que je vais à Béziers, – ce qui m’arrive de cent en quarante, car les quêtes ne rapportent pas un fétu de ce côté-là, – je n’en reviens jamais sans être allé boire un coup chez M. Briguemal, horloger dans la rue Française. Pensez, c’est là que Félibien apprit son métier; puis ce sont des gens si bien éduqués, ces Briguemal! Madame Briguemal porte au cou une chaîne en or, en or fin, s’il vous plaît, qui pèse au moins une demi-livre… Pour lors, voici qu’avant-hier, vers les onze heures du soir, après avoir mis à sec, de compagnie avec M. Briguemal, trois bouteilles de vin blanc de Maraussan…

– Trois bouteilles! se récria mon oncle.

– Oh! des fioles de rien, aussi petites que des fioles d’apothicaire…

– Eh bien? demanda M. Anselme Benoît.

– Eh bien, je descendais pour me coucher vers l’Auberge des Deux-Mulets, où m’attendait Baptiste, quand, traversant la Place de la Citadelle, devinez qui j’aperçus sous les arbres de la promenade?.. Pardi! Venceslas… Ah! j’en jure Dieu, il me fallut plus d’un coup d’œil pour le reconnaître. Ni froc, ni capuchon, ni pèlerine, ni chapelet, ni chapeau de Frère; un monsieur, je vous prie, un monsieur, le cigare à la bouche et la canne à la main. Etait-ce possible, paradis du Seigneur? Le maraussan – un coquin de vin tout de même qui fait des siennes sans en avoir l’air – ne m’avait-il pas brouillé les vitres? Comptez que ce n’était pas tout: notre homme se pavanait comme un roi, tenant à son bras gauche une femme qui laissait flotter une écharpe de soie à sa taille et sur sa tête un bonnet à rubans… Peut-être ne le savez-vous pas, mais moi qui ai voyagé, une fois jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle et deux fois jusqu’à Rome, je vous apprendrai qu’il y a comme ça, dans les grandes villes, des créatures sans conduite ni religion qui…

– Barnabé! interrompit mon oncle avec un clignement d’yeux qui me désignait.

L’ermite, trop prompt à battre l’amble sur un sujet scabreux, demeura tout interdit.

– Continuez, voyons, c’est très amusant, lui dit M. Anselme Benoît.

Les rênes lui étant rendues, le Frère reprit carrière.

– Il y a au bout de la promenade de Béziers le piédestal de la statue de Paul Riquet, un homme tout en bronze, à ce que l’on dit, de pied en cap… Vous allez voir… Semblablement au renard qui cherche son terrier, je me faufilai derrière ce piédestal de marbre, et, n’osant aborder mon couple sans être bien sûr du fait, je l’observai attentivement… Monsieur le curé, fâchez-vous si vous ne pouvez retenir votre colère: tout d’un coup, comme il n’y avait pas grand monde rôdant par là, Venceslas prit cette femme dans ses bras et l’embrassa, en répétant: «Catherine! Catherine!..»

– Barnabé, c’est inconvenant, à la fin! s’écria mon oncle.

– Je le sais, monsieur le curé. Aussi je ne fis ni une ni deux; je sautai de ma cachette et posai cinq doigts au collet du Frère de Cavimont.

« – Ah! rufian! ah! homme sans foi ni loi! lui criai-je.

« – Eh bien! qu’est-ce que je fais? eut-il le front de me répondre.

« – Comment, misérable, tu ne vois pas que tu déshonores le métier?

« – Alors, parce qu’on est Frère libre de Saint-François, on n’a pas le droit de se promener avec sa sœur?

« – Ta sœur!.. Est-ce que les sœurs ont des écharpes de soie et des bonnets à rubans? Tu crois donc parler à un conscrit? Tu crois donc que je ne connais pas les femmes, moi? J’ai été marié; la preuve, c’est que j’ai un enfant dans les horlogeries, à Moret, département du Jura; et je saisies femmes par cœur, les honnêtes aussi bien que…»

– Les autres, interjeta vivement mon oncle, toujours à l’affût de quelque énormité.

« – Les honnêtes et les autres…» Mais comme je ne le lâchais mie, et que mon poignet commençait à lui peser lourd sur la poitrine, sans que j’y prisse méfiance, Venceslas passa une de ses jambes à travers les miennes, fit un mouvement brusque de tout le corps, pareillement à Baptiste quand je l’étrille à rebrousse-poil, et nous nous trouvâmes séparés. Seulement lui disparaissait dans une ruelle obscure avec sa Catherine, tandis que moi, étendu comme une bête morte sur le gravier de la promenade, je ramassais un à un mes quatre membres endoloris et essayais de les faire jouer. Quel coup! Je ne vis pas le fil de la chose. C’est un coup de la Pologne sans doute… Je pus enfin me relever, rattraper mon chapeau que la bise emportait, secouer la pauvre soutane que me donna M. le curé, tout endommagée par la chute, et me traîner jusqu’à un banc de pierre qui se trouvait là. Lorsque je fus assis, je m’aperçus que le sang coulait de mon nez comme coule l’eau claire de ma fontaine de Saint-Michel… Ah! scélérat de Venceslas! si nous nous rencontrons jamais à la fourche de deux chemins!..

Mon oncle resta grave. Mon père réprima une furieuse envie de rire. Quant à M. Anselme Benoît, moins discret, il éclata bruyamment.

Les transports exhilarants du docteur blessèrent l’ermite. Le paysan, que l’ignorance où il se débat rend ombrageux, a comme nous la peur terrible du ridicule. De ses deux petits yeux noirs, où la malice et la colère pétillaient ensemble, il dévisagea d’abord M. Anselme Benoît, placé en face de lui; puis, lestement, projetant son bras par-dessus la table, il le saisit à l’épaule et le secoua.

Cette familiarité, qui dépassait toutes les bornes, ne parut offusquer en aucune façon le médecin des Aires, un rustre qu’on avait arraché à la charrue pour aller appliquer des cataplasmes à l’hôpital Saint-Eloi, à Montpellier, et qui en était revenu trois ans après avec un diplôme d’officier de santé; mais elle agréa médiocrement à mon père.

– Barnabé, dit-il au Frère, je crains un peu que vous ne confondiez ma maison avec le cabaret de la Grappe-d’Or. Une autre fois, je vous prierai de prendre votre repas à la cuisine, en compagnie de Marion.

– Et j’y serai mieux qu’avec vous, car Marion au moins ne se gaussera pas de moi, riposta-t-il.

– Personne, ici, ne songe à se moquer de vous. On vous permet donc de continuer l’histoire de Venceslas, à une condition pourtant, c’est que vous surveillerez vos expressions.

– Mes expressions! mes expressions!.. Ah ça! croyez-vous que moi, j’ai, durant des années, poli comme vous le banc des écoles avec le fond de mes chausses! J’étais vannier quand ce bon M. le curé, qui avait dit un mot de la chose à Monseigneur, me fit présent d’une soutane et du même coup m’accorda l’ermitage de Saint-Michel. Voilà. Je parle donc avec les mots de chez nous, et, lorsque la langue se trouve à court, les bras l’aident à finir la besogne… Je vous baille présentement l’histoire amoureuse de Venceslas, et M. le médecin me rit au nez. Qui sait s’il rirait d’aussi bon appétit, si je vous racontais la sienne. Tout le monde connaît, aux Aires et dans les environs, que les jupons ne lui font pas peur, à M. Anselme Benoît.

Mon oncle leva la tête et fut au moment de lancer quelques paroles vives à Barnabé, peut-être à le sommer d’avoir à quitter la table; mais un chatouillement qu’il éprouva soudain à la gorge lui ravit toute haleine, et il recommença à tousser.

– Voilà ce dont vous êtes cause, vous! dit le docteur à l’ermite d’un ton irrité.

Ce reproche atteignit profondément le Frère de Saint-Michel. Sa face se crispa, et ses vitres, comme il appelait ses yeux, se troublèrent. Obéissant à son cœur, resté bon dans la perversion native du sens moral, il se leva et alla tomber à genoux aux pieds de mon oncle.

– Monsieur le curé, mon excellent monsieur le curé, je vous jure, foi d’honnête homme, que je ne vous occasionnerai plus le moindre déplaisir.

Et, pour donner une idée des regrets qui lui bouleversaient l’âme, de son poing fermé il s’asséna un coup terrible sur la poitrine.

Mon oncle, touché, se pencha. A l’étonnement général, il embrassa le Frère.

– Pardonnez-lui tous, balbutia d’une voix éteinte le curé des Aires. Si vous saviez avec quel dévouement Marianne et lui me soignèrent, pendant la longue pneumonie qui m’a laissé cette affreuse toux… Ce pauvre ermite!.. Tout le temps que dura la crise, le jour, la nuit, Barnabé ne déserta pas mon chevet, me souriant, m’encourageant, m’administrant tisanes et potions, ses deux yeux inquiets fixés sur moi. Et comme il était docile à la moindre parole de Marianne, comme il volait au moindre geste, ici, là, partout où on avait besoin de l’envoyer! Ah! il ne ressemble guère à Barthélemy Pigassou, ermite de Saint-Raphaël! Barnabé seul, je m’en souviens, parvenait, sans me faire souffrir, à me retourner dans mon lit, tantôt sur le côté gauche, tantôt sur le côté droit, tantôt sur le dos. Un malade est toujours exigeant. Eh bien! tous mes caprices ne purent lasser sa bonne volonté. Jusqu’au moment où il me fut permis de me lever, le Frère se montra aussi serviable, aussi empressé, aussi généreux. Et quelle joie quand il me vit debout! Je ne puis y songer encore sans me sentir ému et sans lui redire ces mots que je lui ai répétés si souvent: «Merci, mon Barnabé, merci!»

Il fut contraint de s’arrêter.

Il y eut un long moment de silence. Ma mère pleurait presque. Quant à moi, il s’en fallait que je fusse à mon aise. Je n’avais plus faim.

Barnabé

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