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LIVRE PREMIER
LA COMÉDIE
IV
ОглавлениеA Saint-Michel, l’argent du tronc est comme la glu, il se colle aux doigts de l’ermite
Je respirai. Dieu merci! je n’étais pas dans l’affaire. Égoïsme des enfants! dans le contentement que j’éprouvai, Venceslas Labinowski, ce Venceslas Labinowski que j’avais tant aimé, je l’abandonnais sans regrets à la gendarmerie, je l’eusse abandonné au bourreau. Peut-être, aujourd’hui même, agrippé au fond de quelque réduit de la montagne, allait-il traverser la ville, les menottes aux poignets. Oh! je ne serais pas le dernier, quand il passerait devant notre porte, à lui crier avec tout le monde:
– Voleur, voleur, tu n’es qu’un voleur!
J’osai relever la tête, que j’avais tenue penchée tout le temps du récit de Barnabé. Il fallait voir avec quelle volupté, à la fois complaisante et sérieuse, l’ermite de Saint-Michel, après avoir par un signe invité Marion à lui remplir de café et la tasse et la soucoupe, humait le moka brûlant! Dans sa longue fréquentation des ecclésiastiques, gens qui officient à la table comme à l’autel, le Frère avait fini par prendre quelque chose de leurs manières graves, cérémonieuses, apprêtées.
– C’est bon! répétait-il à chaque gorgée, en se caressant l’estomac de sa large main étendue, c’est très-bon!
Une fois, sa langue claqua bruyamment. Mais mon oncle fit les gros yeux, et cet homme exubérant de sève et de vie, qui ne demandait qu’à se répandre en gestes, en paroles, en démonstrations de toute sorte, courba le front et demeura coi.
Pour moi, je m’ennuyais horriblement, et j’aurais voulu partir. Comment m’y prendre pour déserter cet interminable repas? Deux fois, sous la table, je pressai le genou à ma mère, essayant par ce contact de l’initier aux longues angoisses de mon martyre. Mais ma mère, occupée à faire fondre un énorme morceau de sucre dans un petit verre de carthagène, liqueur du crû que M. Anselme Benoît permettait à mon oncle, n’entendit pas mon appel ou feignit de ne pas l’entendre.
Cependant il s’en allait deux heures, et c’était à trois heures que devait avoir lieu, en plein Planol, le combat des ânes et des chiens. Comment ne point assister à cette lutte unique, si terrible, si solennelle, moi qui n’en manquais aucune, ni les jours de foire, ni les jours de marché! Les Catalans me connaissaient bien avec ma blouse trouée aux coudes, mon pantalon poussiéreux aux genoux, mes chaussures rougeâtres et fripées, mon feutre sans forme ni couleur. Tout à coup, dans mes nouvelles préoccupations, – il est bien évident que Venceslas Labinowski n’occupait plus ma pensée, – je crus ouïr de lointains roulements de tambour. Probablement, selon une habitude ancienne, on commençait à travers les rues la promenade des ânes qui devaient soutenir l’assaut de nos féroces chiens-loups cévenols. Je ressentis d’intolérables picotements le long de l’échine, et je me secouai sur ma chaise comme je l’eusse fait sur une pelote d’épingles.
– Eh bien! vas-tu rester tranquille? me dit mon père sévèrement.
Eperdu, je regardai Barnabé.
– Ah! je comprends le fillot, moi, intervint le Frère, devinant mon intime désir. Je suis sûr qu’un brin de comédie l’amuserait plus que l’histoire de Venceslas. Attends, mon garçonnet, attends que j’aie fini mon café, et je te mènerai au Planol. Parce que ton ami l’ermite de Cavimont a pris du champ, ce n’est pas une raison pour que tu passes ta foire de septembre aussi triste qu’un rat dans une ratière. D’ailleurs, je ne serais pas fâché de voir comment les ânes de la Catalogne se comportent…
– Barnabé, interrompit mon oncle, à qui la carthagène sucrée venait de restituer quelque voix, dernièrement, quand j’agonisais dans mon lit, vous me fîtes deux promesses: celle de ne plus fréquenter les spectacles et celle de ne plus rimer de chansons pour les jeunes gens à qui il prend envie, en compagnie de Braguibus, de donner des aubades aux filles. En soi, ces deux choses sont innocentes, et nos mœurs méridionales, peut-être trop tolérantes, les acceptent; mais elles peuvent devenir, pour certains, une cause de scandale, et je désire que vous vous en absteniez d’une manière absolue. Quoique laïque, l’habit dont mes mains vous revêtirent jadis, vous oblige à plus de réserve, à plus de dignité.
– Mais, monsieur le curé, tous les ermites de la contrée vont à la comédie. Tenez! à la dernière foire, M. le curé de Vasplongue assistait, à côté de moi, à la Tentation de Saint-Antoine. Que c’est joli! Il y a un cochon, un vrai cochon qui…
– M. le curé de Vasplongue et les ermites eurent tort, repartit mon oncle d’un ton bref.
Il ne put en dire davantage: la respiration lui manquait.
– Tu auras beau prêcher, mon pauvre ami, intervint mon père s’adressant à mon oncle, tu ne changeras pas le paysan. Le paysan, revêtu du froc, n’a pas tort de rester ce qu’il est foncièrement; mais l’évêque a tort de laisser l’habit ecclésiastique à des hommes généralement ignorants, grossiers, quelquefois vicieux…
– Ohé, là-bas! s’écria Barnabé, je crois, monsieur l’architecte, que vous secouez les pruniers de mon jardin.
– Je ne veux rien dire de désobligeant pour ton Frère de Saint-Michel. Barnabé est un brave et excellent homme. Malgré sa fréquentation trop assidue de la Grappe-d’Or, ton ermite conserve plus de tenue que ses confrères; d’ailleurs il te prodigua des soins qui me touchent, et il me trouvera toujours indulgent pour ses peccadilles. Mais l’exception n’est malheureusement pas la règle, et, si j’avais l’honneur d’être prêtre, je me hâterais de réclamer de l’autorité compétente la dissolution de la Confrérie des Frères libres de Saint-François.
– Alors, que deviendraient nos ermitages? demanda mon oncle levant les bras au ciel.
– On s’en passerait.
– Tu en parles bien à ton aise, toi qui trouves toujours des plans à dresser et des maisons à bâtir. Tu ignores donc que Saint-Michel, à lui seul, fournit de messes cinq ou six desservants des environs, lesquels ne sauraient vivre avec leurs minces émoluments. La chapelle de Notre-Dame de Nize, confiée aux soins du pieux ermite Adon Laborie, rapporte, bon an mal an, quatre mille francs de messes basses, dont profitent les curés les plus pauvres de la montagne.
– Ma foi, je ne suis pas d’avis que, pour un revenu quelconque, et celui-ci me paraît misérable, il convienne d’exposer la religion à devenir un objet de risée et de mépris. La corporation des Frères libres est une source perpétuelle de scandales. Aujourd’hui, c’est Venceslas Labinowski qui disparaît après avoir dévalisé sa propre chapelle; il y a deux ans, ce fut le frère Mercadier, de Saint-Pantaléon de Boubals, qui s’en alla, ayant enlevé je ne sais quelle fille dans une ferme de Caunas. Tu te réclameras en vain de nos mœurs méridionales, un peu trop faciles, j’en conviens; il n’en est pas moins vrai que les quêtes des ermites aux portes, où ils paraissent maintes fois dans un état complet d’ivresse, est quelque chose de profondément lamentable. Et sans aller plus loin, ce matin même, avant ton arrivée, le Frère de Saint-Raphaël, Barthélemy Pigassou, s’est présenté ici chancelant déjà et la langue embarrassée.
Barnabé ne sut réprimer un éclat de rire. Mon père, presque offensé, le toisa dédaigneusement.
– Auriez-vous quelque intérêt à m’interrompre? lui dit-il. Peut-être, à l’endroit de la bouteille, vous sentez-vous la conscience un peu chargée?
– Et quel mal y a-t-il à s’oublier devant son verre, quand le vin est bon? riposta cyniquement l’ermite. Il me semble qu’en ce moment vous ne jetez pas votre café sous la table, vous… Écoutez donc, il faut passer quelque chose à ces pauvres Frères, qui nettoient les ermitages, invitent MM. les curés à dîner le jour des processions, versent dans leurs mains tout l’argent des troncs pour des messes…
– Tout? interrompit mon père avec une vivacité pleine de malice.
– Oh! quand même quelques piécettes s’arrêteraient au bout des doigts de ces pauvres Frères, interjeta M. Anselme Benoît. L’argent est si poisseux! c’est de la glu…
– Pour moi, s’écria Barnabé, dont le teint du rouge passa à l’écarlate, je jure…
Et il tendit ses deux mains jointes vers mon oncle.
– Que voulez-vous? ajouta méchamment M. Anselme Benoît, on a un fils dans les horlogeries, à Moret, département du Jura, rue des Balances, vis-à-vis M. Pincedos, bourrelier, et il faudra bien l’établir, «quand son heure sera venue…»
Mon oncle crut le moment arrivé de rompre les chiens sur un sujet qui allait s’envenimant de plus en plus. Que n’avait-il pas à redouter de la brutalité de son ermite, si on le poussait à bout! Il posa sa serviette sur la table et se leva.
– Allons-nous voir M. le docteur Barascut? demanda-t-il au médecin des Aires. Voici l’heure de sa consultation, je crois.
M. Anselme Benoît se mit debout.
Au moment où l’officier de santé sortait de la salle à manger sur les traces de mon père et de mon oncle, en train de descendre déjà l’escalier, Barnabé l’arrêta; puis, lui plantant son poing fermé sous le nez:
– Priez Dieu, lui murmura-t-il, de ne jamais sentir mes caresses sur vos os.
M. Anselme Benoît haussa les épaules et sortit.
Ma mère à son tour se retira, et nous restâmes seuls, Barnabé et moi.
– A-t-on jamais vu, s’écria l’ermite, ne jugeant plus à propos de contenir sa fureur, a-t-on jamais vu, me traiter de cette façon? Ne dirait-on pas à l’entendre, ce médecin de malheur, qu’il m’a surpris comme ça faufilant la main dans le tronc de Saint-Michel? Oui, j’ai six mille francs, peut-être sept, au fond d’un sac; oui, je les ai, et ils ne doivent rien à personne, ni au bon Dieu particulièrement… Vois-tu, mon pétiot, on est jaloux, aux Aires, de savoir qu’un jour Félibien aura dans une grande ville, à Bédarieux ou à Béziers, un magasin rempli de pendules et de montres en or, à l’exemple de M. Briguemal. Raison pourquoi les méchantes langues voudraient insinuer… Quand je songe pourtant que je lui ai rendu mille et mille services, à cet Anselme Benoît, lequel a le front de se faire appeler monsieur gros comme le bras, encore que son père fût vannier et tressât des corbeilles dans les oseraies de l’Orb côte à côte avec le mien. Quelle pitié, Seigneur du ciel, quelle pitié!.. Enfin, qu’il me charge derechef, quand j’irai pour mes quêtes dans la montagne, de lui emporter des drogues à ses malades, c’est moi qui lui flanquerai ses fioles à la figure. Puisque je suis un voleur, va-t’en administrer toi-même les remèdes à tes pratiques, et ne leur vole pas leur argent, honnête homme que tu es!..
Il s’assit, épongeant son front qui ruisselait.
– J’ai tous les sens tournés, barbouilla-t-il, et il ne faudrait pas qu’en ce moment un ennemi me tombât sous le bourdon.
Abandonnant le Frère à ses déportements, j’avais ouvert la fenêtre. Il me semblait que les tambours, dont tout à l’heure j’avais perçu le premier bruit, se rapprochaient et qu’ils battaient le rappel. Je ne me trompais pas. Au bout de la rue de la Digue, une foule énorme rassemblée m’annonçait, sur ce point, la présence des comédiens. Tout à coup la multitude des curieux, qui formait un cercle compacte, s’entr’ouvrit et, dans l’écartement des groupes, apparurent les Catalans. Ils s’avancèrent vers notre maison, lentement, menant en laisse toutes espèces de bêtes muselées.
– Barnabé! Barnabé! appelai-je.
Le Frère lâcha M. Anselme Benoît, qu’il retenait entre ses dents, et sur mon invitation prit place à la fenêtre à côté de moi.
Les meneurs d’animaux marchaient toujours dans une tourbe de gamins, les uns gambadant, les autres regardant ahuris. Ces hommes allaient gravement, solennellement. Leur mine avait une expression sévère, presque terrible, contractée sans doute dans l’exercice de leur affreux métier. La bête, avec laquelle ils vivaient depuis trop longtemps, avait laissé je ne sais quel reflet féroce sur leurs traits amaigris et durs. Une large ceinture écarlate ceignait leurs reins souples, nerveux, et, jusque vers le milieu de leur dos rebondi, retombaient les pompons d’une longue bonnette de laine bleue.
– La comédie sera belle! soupira Barnabé, quand les Catalans défilèrent sous nos yeux… Est-ce possible? ajouta-t-il avec enthousiasme, un taureau de la Camargue, deux loups, trois ânes et une hyène!
– Cette bête hérissée, c’est une hyène?
– Oui, une hyène, une vraie. Ça ne vient pas dans nos pays, ce bétail.
– Et où ça vient-il?
– Dans les Afriques… Tu sais, les Afriques où les armées de la France se battent avec les Bédouins. Quand il était soldat, mon Félibien a bataillé dans ces contrées. C’est un luron, celui-là!
Les Catalans avaient disparu, gagnant le Planol par la rue du Vignal.
– Eh bien? demandai-je à l’ermite, en proie à toutes les angoisses et à toutes les sueurs.
– Chut! me fit-il portant un doigt à ses lèvres.
Puis à voix basse:
– Descends doucement l’escalier, pareillement à un chat qui va faire un mauvais coup. Une fois dans la rue, tu t’en iras en avant, n’ayant l’air de rien, surtout tu ne courras pas. Il ne faut point laisser croire que nous nous échappons. Moi, je te suivrai, mais à distance… Je m’arrêterai même à deux ou trois portes, tout comme si je pratiquais mes quêtes, à l’habitude. Tu m’attendras à l’entrée de la rue du Vignal. S’il le fallait, il y a là de grands platanes, tu pourrais te cacher derrière les troncs qui sont énormes… Je te rejoindrai…
– Et alors? interrompis-je le cœur palpitant d’espoir.
– Alors, fillot, nous irons voir si la hyène des Afriques a les dents et les griffes aussi bien établies que les chiens du pays cévenol.
– Vous me mènerez à la comédie, Barnabé?
– Je t’y mènerai, mon garçonnet, tout droit comme mon bourdon.
– Et mon oncle?
– S’il vit, c’est à moi qu’il le doit. Il fermera les yeux sur cette comédie du Planol, comme il l’a fait sur tant d’autres menues escapades. Je ne suis pas un saint, moi, à l’exemple de Laborie… Allons, pars!
Ce qui fut dit fut fait.