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C'EST DONC L'ALLEMAGNE SEULE QUI EST LA CAUSE DE LA SITUATION ACTUELLE!

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La triple alliance s'intitule la «gardienne de la paix,» mais elle n'est en réalité qu'une constante provocation à la guerre. L'Allemagne se sentant coupable s'est cherché des complices pour pouvoir garder le butin volé et pour le défendre, le cas échéant. La conséquence en a été que deux éléments, jadis antagonistes, se sont rapprochés. C'est l'Allemagne qui, en dernière instance, est responsable de l'alliance franco-russe.

Et quelle est l'attitude du parti démocratique-socialiste en Allemagne?

Il déclare par l'organe de plusieurs de ses mandataires qu'il reconnaît, comme de droit, la situation actuelle (Auer, séance du Reichstag, février 1891). C'est exactement la même chose que fait la société capitaliste. Après avoir volé toutes leurs richesses, les classes possédantes proclament, comme immuable, le droit à la propriété. Ils disent aux spoliés: Celui qui portera désormais une main sacrilège sur nos propriétés sera emprisonné; quant à nous, nous reconnaissons l'ordre de choses établi. Les possédants agissent toujours de même en rendant véridique le vieux dicton: Beati possidentes!

Les Allemands accusent les Français de chauvinisme, parce que ces derniers réclament la rétrocession de l'Alsace-Lorraine. Mais n'a-t-on pas le droit de taxer également de chauvinisme les Allemands qui veulent garder ces deux provinces? Le parti socialiste allemand, en parlant de cette manière et en attaquant constamment la Russie, a fait le jeu du Gouvernement. Pour celui-ci, la grande question était en effet: «Comment nous débarrasser de l'ennemi de l'intérieur, de la démocratie socialiste?» C'était la crainte même du mouvement populaire qui empêchait jusqu'ici les gouvernements de faire la guerre. Ils avaient peur des conséquences éventuelles d'une pareille entreprise.

Aujourd'hui cette crainte a disparu, car le parti a lui-même rassuré le

Gouvernement.

Nous comprenons parfaitement que l'on ait pu dire, après toutes ces excitations: «Les démocrates-socialistes allemands ne devront pas trop s'étonner lorsque, dans une guerre contre la Russie, ils seront organisés en corps d'élite pour servir de chair à canon de première qualité. Ils en ont formulé le désir. On ne leur marchandera pas un monument commémoratif, sous forme d'un gigantesque molosse en fer, par exemple».

Que la Russie soit l'ennemie de toute liberté humaine, qui le niera? Mais nous doutons fort que ce soit précisément l'Allemagne qui soit appelée à remplir le rôle de défenseur de la liberté! La liberté allemande est encore, au temps qui court, un article qui n'inspire guère confiance; à l'oreille de la plupart des mortels, ces deux mots, ce substantif et cet adjectif, sonnent faux! Et si Bebel, dans sa haine contre la Russie, va jusqu'à prêcher, comme une mission sacro-sainte à remplir, l'anéantissement de la Russie barbare et officielle, sans même faire allusion, ne fût-ce que d'un mot, au barbare couronné qui est à la tête de l'Allemagne officielle et qui proclame très autocratiquement à la face du monde entier que la «volonté du roi constitue la loi suprême»—suprema lex regis voluntas,—il oublie complètement le caractère international du socialisme. Il fait même un appel aux démocrates-socialistes, et les invite «à combattre coude à coude avec ceux qui aujourd'hui sont nos adversaires». On oublie donc la lutte des classes, pour ne voir dans le bourgeois allemand—qui est pourtant le plus mortel ennemi du prolétaire allemand,—qu'un précieux appui pour entreprendre une guerre de nationalité et exterminer la Russie!

Il est donc bien établi que pour ces messieurs, dans l'éventualité d'une guerre contre la Russie, bourgeois et prolétaire ne font plus qu'un et que la lutte des classes est provisoirement mise de côté! Mais la guerre contre la Russie, c'est, dans l'état des choses actuel, la guerre contre la France, et Engels le reconnaît lui-même lorsqu'il écrit: «Au premier coup de canon tiré sur la Vistule, les Français marcheront vers le Rhin». Voilà précisément ce que nous craignons! Des travailleurs socialistes français marcheront dans les rangs contre des travailleurs socialistes allemands, enrégimentés, à leur tour, pour égorger leurs frères français. Ceci devrait à tout pris être évité, et qu'on le trouve mauvais ou non, qu'on nous traite d'anarchiste ou de tout ce que l'on voudra, nous n'en dirons pas moins que tous ceux qui se placent sur le même terrain que Bebel ont des idées chauvines et sont bien éloignés du principe internationaliste qui caractérise le socialisme.

Est-ce que, par hasard, la Prusse serait autre chose qu'un royaume de proie? N'a-t-elle pas participé au démembrement de la Pologne pour s'emparer d'une partie du butin? (Que la Russie ait eu la part du lion, cela ne change rien à la chose et cela fut ainsi uniquement parce que la Prusse n'était pas assez forte pour l'avoir pour elle.) Et n'a-t-elle pas également arraché l'Alsace-Lorraine à la France? Au lieu de faire une Allemagne unitaire, où toutes les nuances diverses se confondraient, on a prussifié l'empire germanique et non pas germanisé la Prusse. Et un tel pays aurait la prétention de passer aux yeux de l'univers comme le rempart de la liberté!!!

Certes, si la Russie était victorieuse, cela serait un désastre pour la civilisation. Mais si la Prusse sortait triomphante de la lutte, cela vaudrait-il beaucoup mieux? Est-ce que, dans ce pays, la «militarisation» de l'administration n'imprime pas sur tout le monde son cachet insupportablement autoritaire? C'est ce qui crève les yeux de tous ceux qui visitent l'Allemagne. Engels dit bien qu'en cas de victoire, «l'Allemagne ne trouvera nulle part des prétextes d'annexion». Comme s'il n'y avait pas les Pays-Bas à l'ouest, le Danemark à l'est et l'Autriche allemande au sud! Quand on veut annexer un pays quelconque on trouve toujours un prétexte et on le crée au besoin. La Lorraine nous en fournit l'exemple frappant. Lorsque toutes les autres raisons sont épuisées, on soutient la «nécessité stratégique» comme ultima ratio. Quant à nous, nous ne sommes nullement convaincus de l'avantage qui résulterait d'une victoire allemande pour le mouvement socialiste. Nous croyons, au contraire, qu'elle aurait comme conséquence immédiate de consolider le principe monarchique au détriment du mouvement révolutionnaire.

Engels nous présente la chose ainsi: «La paix assure au parti démocrate-socialiste allemand la victoire dans dix ans. La guerre lui apportera ou la victoire dans deux ou trois ans, ou la destruction complète pour au moins quinze à vingt ans. Avec une telle perspective, ce serait folie de la part des démocrates-socialistes allemands de désirer la guerre qui mettrait tout en feu au lieu d'attendre le triomphe certain par la paix. Il y a plus. Aucun socialiste, à quelle nationalité qu'il appartienne, ne peut souhaiter la victoire, dans une guerre éventuelle, ni du gouvernement allemand, ni de la république bourgeoise française, ni surtout du czar, ce qui équivaudrait à l'oppression de l'Europe entière. Et voilà pourquoi les socialistes de tous les pays doivent être partisans de la paix. Si pourtant la guerre éclate, il y a une chose qui est certaine: cette guerre, où quinze à vingt millions d'hommes s'entr'égorgeront et dévasteront l'Europe comme jamais elle ne le fut avant, engendrera la victoire immédiate du socialisme, ou l'ancien ordre des choses sera tellement bouleversé qu'il n'en restera que des ruines dont la vieille société capitaliste ne pourra pas se relever, et la révolution sociale sera peut-être retardée de dix à quinze ans mais pour triompher plus radicalement.»

Si l'analyse d'Engels était juste, un homme d'état énergique, croyant à ces prédictions, ne manquerait certainement pas de provoquer aussitôt que possible la guerre. En effet, si le triomphe du socialisme est certain après une paix de dix ans, l'adversaire serait bien naïf d'attendre sans coup férir cette échéance. Bien sot celui qui ne préfère point une chance de réussite à la certitude de la défaite!

Quant à nous, nous croyons qu'Engels a perdu de vue que le peuple se prête encore trop souvent aux machinations du premier aventurier venu. On a encore eu, très récemment, l'exemple de l'aventure boulangiste en France. Et il est de notoriété publique qu'une partie des socialistes—voire même quelques chefs—se sont accrochés à l'habit de ce monsieur. Est-on bien sûr qu'un habile aventurier quelconque ne réussisse pas à faire avorter le mouvement démocratique-socialiste en s'affublant de quelques oripeaux socialistes, alors que Bebel manifeste déjà si peu de confiance, qu'il exprime sa crainte de voir «se laisser séduire l'élite du parti»—et l'on peut certainement bien appeler ainsi les délégués au Congrès d'Erfurt—en souvenir des belles phrases «et même des beaux yeux d'un Vollmar.» Ce témoignage n'indique pas précisément une grande dose d'indépendance chez les plus conscients, et l'on se demande quelle résistance possède la masse.

La certitude du triomphe du socialisme par la paix est loin d'être universellement partagée. Beaucoup de personnes attendent même avec anxiété—depuis les derniers événements qui se sont produits dans les rangs du parti socialiste-démocrate allemand—l'avénement de cette espèce de socialisme qui, à présent, paraît tenir le haut du pavé en Allemagne, justement parce que cette doctrine ne ressemble plus du tout à l'idée que l'on s'en était formée.

Nous sommes d'avis que les choses prendraient une tout autre allure si la guerre prochaine pouvait avoir comme conséquence la destruction du militarisme. Supposons l'Allemagne battue, soit par la Russie seule, soit par la France et la Russie réunies. Si alors l'autocrate allemand (qui, à l'instar de Louis XIV, se proclame l'unique autorité du pays), est culbuté par un mouvement populaire, et qu'ensuite le peuple, sachant que la victoire définitive de la Russie équivaudrait au retour du despotisme, se lève plein d'enthousiasme pour refouler l'invasion, ces armées populaires seront certainement victorieuses comme l'ont été les Français de 1793 contre les armées des tyrans coalisés.

Les Russes sont battus à plate couture. On fraternise avec les Français, car la cause de l'animosité entre les deux peuples, l'annexion de l'Alsace-Lorraine, disparaît aussitôt.

Et qui sait si le prolétariat français, dégoûté de la république de bourgeois tripoteurs, ne mettra pas un terme à un régime capable de détourner de lui le plus fougueux républicain.

Est-ce qu'une pareille solution ne serait pas préférable?

Mais, même en laissant de côté toute philosophie et toute prophétie, nous n'avons pas, comme socialistes, à encourager l'esprit guerrier contre qui que ce soit. Nous devons, au contraire, faire tout ce qui est en notre pouvoir afin de rendre la guerre impossible. Si les gouvernants, par crainte du socialisme, n'osent pas faire la guerre, nous avons déjà beaucoup gagné, et si la paix armée, qui est encore pire que la guerre parce qu'elle dure plus longtemps, pousse les puissances militaires vers la banqueroute, nous n'avons qu'à nous en féliciter, car, même de cette façon, le capitalisme devient son propre fossoyeur.

Si nous étions d'accord avec Bebel et Liebknecht, nous nous verrions obligés d'approuver et de voter toutes les dépenses militaires, car en refusant, nous empêcherions le gouvernement de se procurer les moyens dont il croit avoir besoin pour mener à bonne fin la tâche qui, suivant les socialistes-démocrates de cette espèce, lui incombe.

Une fois sur cette pente, on glisse de plus en plus rapidement. Au lieu du hautain: Pas un homme et pas un centime! il faudrait dire: Autant d'hommes et autant d'argent que vous voudrez! Liebknecht a beau protester contre cette conclusion, elle ne se dégage pas moins de ses paroles et de ses actes.

La logique est inexorable et ne tolère pas la moindre infraction! Si Liebknecht veut nous sauver du dangereux entraînement du chauvinisme, il doit donner l'exemple et ne pas s'y abandonner lui-même, comme il l'a indéniablement fait en compagnie de quelques autres.

Nous devons au contraire nous placer sur le même terrain que les maîtres de la littérature allemande: d'un Lessing, qui a dit: «Je ne comprends pas le patriotisme et ce sentiment me paraît tout au plus une faiblesse héroïque que j'abandonne très volontiers»; d'un Schiller, lorsqu'il écrit: «Physiquement, nous voulons être des citoyens de notre époque, parce qu'il ne peut pas en être autrement; mais pour le reste, et mentalement c'est le privilège et le devoir du philosophe comme du poète, de n'appartenir à aucun peuple et à aucune époque en particulier, mais d'être en réalité le contemporain de tous les temps».

Nous laissons à présent au lecteur le soin de juger si, après les débats du Congrès d'Erfurt, la démocratie socialiste allemande a fait un pas en avant ou en arrière. Pour éviter toute accusation de partialité, nous avons cité scrupuleusement les paroles de ses chefs.

Notre impression est que, pour des raisons d'opportunité, la direction du parti a préféré aller vers la droite (pour ne pas perdre l'appui de Vollmar et les siens, dont le nombre était plus considérable qu'on ne l'avait pensé à gauche), et qu'elle a sacrifié l'opposition dans un but de salut personnel.

Robespierre a agi de la même façon. Il a anéanti d'abord l'extrême-gauche, les hébertistes, avec l'appui de Danton et de Desmoulins, pour détruire ensuite la droite, représentée entre autres par ces deux derniers, et pour sortir seul victorieux de la lutte.

Mais lorsque la réaction leva la tête, il s'aperçut qu'il avait lui-même tué ses protecteurs naturels et qu'il avait creusé son propre tombeau.

Le socialisme en danger

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